Cachée dans des abris pendant la guerre du Liban (1975 – 1990), Hanane Hajj Ali commence le théâtre pour aider les autres à vaincre leur peur. Depuis, cette comédienne, autrice et chercheuse, l’un des grands noms du théâtre libanais, pratique un théâtre politique pensé pour ceux dont on n’entend jamais la voix. Créé en 2013, emblême de son parcours, Jogging1 est une réécriture contemporaine de Médée. Véritable plongée dans la vie de trois mères confrontées à l’infanticide au Liban, ce monologue a été joué par Hanane Hajj Ali dans le monde entier.
Comment est né Jogging ?

Je faisais du jogging dans Beyrouth tous les matins depuis des années. Mes rêveries étaient très diverses et, quand je rentrais chez moi, je les écrivais. Ces notes ont d’abord donné une première version du spectacle, qui a été joué en ville, et sur un tapis de course. C’était à l’initiative du collectif Khahraba, pour un très beau festival d’art de rue, « Les Voisins et la Lune » (d’après le titre d’une chanson de Fayrouz, ndlr), qui implique toute la communauté artistique de Beyrouth. Suite à cela, j’ai été invitée en Belgique afin de travailler cette première version, pour laquelle j’avais collaboré avec Abdallah el-Kafrieh à la dramaturgie et Éric Deniaud comme regard extérieur. Je voulais écrire cette pièce à la fois en tant que mère-citoyenne et comédienne. Je tenais également à la jouer dans des camps de réfugiés, dans les campagnes et dans tous les lieux où il y a rarement du spectacle. J’ai toujours revendiqué l’abolition de la censure, la décentralisation théâtrale et la démocratisation de la culture. Cela nécessitait donc un dispositif léger. Je me suis débarrassée de la machine à courir, qui était trop encombrante, et j’ai choisi le dénuement, l’espace vide dont parle Peter Brook. La scénographie est évocatrice et sculptée par la lumière. Je voulais aussi ce spectacle comme une agora où le comédien, avec son discours et son imaginaire, puisse être en rapport organique avec l’audience. Mais aussi l’abolition de la censure, avec un spectacle où il faudrait avoir le courage de toucher aux tabous majeurs du Liban : la politique, le sexe et la religion.
Une mère libanaise y envisage d’étouffer son fils, ravagé par la douleur causée par son cancer. Une autre empoisonne ses filles en leur faisant manger un gâteau cuisiné avec de la mort-aux-rats. Comment ces figures de Médée sont-elles nées ?

Elles sont arrivées pendant mes joggings et plus tard, durant mes recherches. La première Médée, c’est mon histoire : elle est née pendant la maladie de mon fils. Il avait 7 ans, il était atteint d’un cancer dont le pourcentage de guérison était très minime, et qui lui causait des douleurs épouvantables. Nous sommes entrés un jour à l’hôpital pour ne plus en sortir… Mes amis me poussaient à reprendre le théâtre et à courir pour trouver la force de résister… Une fois, il souffrait tellement qu’il m’a demandé de lui couper la main… Un jour, tandis que je courais, j’ai rêvé que je l’étouffais pour qu’il cesse de souffrir. Cette pensée m’a tétanisée, je suis restée clouée au sol. Tuer mon propre fils ? Oui, mais par amour. Devenue Médée en rêve, je me suis demandé combien il pouvait y avoir de Médée autour de moi. J’ai fait des recherches et j’ai vu toutes les adaptations de Médée possibles. J’ai notamment été très marquée par celles de Lars Von Trier et de Pasolini, même si je pense que, si Euripide avait vécu à l’époque de Pasolini, il l’aurait tué pour avoir écrit un scénario aussi « merdique » ! Bien sûr, j’ai aussi été très marquée par le texte d’Euripide, et par l’interprétation de Valérie Dréville dans Médée-matériau de Heiner Müller, ça, c’est indépassable. Je le raconte d’ailleurs aux spectateurs au début du spectacle : je n’oserai jamais imaginer la dépasser. Mais « mes » Médée sont de vraies Médée, à partir desquelles j’ai écrit et imaginé cette pièce, dont mon histoire avec mon fils. J’y ai inséré des choses irréelles.
- Jogging est un spectacle nomade : la première de ce monologue a eu lieu dans la salle d’exposition Saleh Barakat à Beyrouth, suivie d’une série de performances à l’espace STATION, puis dans plusieurs espaces, théâtres, villes, villages et camps du Liban ↩︎






