Un enfant dans le théâtre de Romeo Castellucci
Théâtre
Réflexion

Un enfant dans le théâtre de Romeo Castellucci

Le 8 Déc 2025
Répétitions Sul concetto... que j'ai reçu de Romeo (il l'avait pris lors de répétitions, c'est gratuit). Crédit Roméo Castellucci
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Dans le théâtre de Romeo Castel­luc­ci, des enfants appa­rais­sent dans des spec­ta­cles1 tels que Gen­e­si : From the Muse­um of Sleep2, Trage­dia Endo­go­ni­dia : BR.#04 Brux­elles3, Sul con­cet­to del volto di Dio4 ou Requiem5. Leur présence n’est pas seule­ment une stratégie dra­maturgique appliquée à un spec­ta­cle par­mi d’autres : elle fait par­tie d’une vision philosophique du théâtre.

Ses orig­ines remon­tent aux pro­duc­tions et aux textes dévelop­pés par la Socìe­tas Raf­fael­lo Sanzio (SRS) à la fin des années 1980 et au début des années 1990, lorsque les fon­da­tions de la com­pag­nie théâ­trale du met­teur en scène ital­ien étaient en cours de con­struc­tion. À l’époque, la SRS s’est con­cen­trée sur le con­cept de « l’en­fance, enten­due comme in-fans avec sa con­di­tion hors du lan­gage6 ». Leur réflex­ion sur l’avènement de l’ex­péri­ence lin­guis­tique chez l’en­fant ren­con­trait le con­cept antérieur d’un théâtre pré-trag­ique, c’est-à-dire un théâtre non textuel, con­cen­tré sur la matéri­al­ité de la scène et une expéri­ence proche des mys­tères antiques. Ce change­ment de référence intel­lectuelle est lié à la nais­sance des pre­miers enfants de Romeo Castel­luc­ci et Chiara Gui­di et l’ou­ver­ture d’une école de théâtre pour enfants (Scuo­la Teatri­ca Del­la Disce­sa) par Clau­dia Castel­luc­ci en 1988. En out­re, au cours des années suiv­antes, Chiara Gui­di et Romeo Castel­luc­ci ont créé des spec­ta­cles pour enfants, avec la par­tic­i­pa­tion des leurs, qui per­me­t­taient au pub­lic de se remé­mor­er l’en­fance7. Le con­cept de l’enfance a été donc dévelop­pé sur la base d’ob­ser­va­tions pra­tiques. Néan­moins, il s’ap­puie égale­ment sur un solide bagage théorique, car la com­pag­nie s’est forte­ment rap­prochée de la pen­sée de Gior­gio Agam­ben, qui a tra­vail­lé sur ce con­cept dans son livre Enfance et his­toire8.  

 Genesi: From the Museum of Sleep, Socìetas Raffaelo Sanzio, Amsterdam, Holland Festival, TTA Theatre Westergas Fabriek, 1999 © Luca del Pia
Gen­e­si : From the Muse­um of Sleep, Socìe­tas Raf­fae­lo Sanzio, Ams­ter­dam, Hol­land Fes­ti­val, TTA The­atre West­er­gas Fab­riek, 1999 © Luca del Pia

À ce stade, il est per­ti­nent d’ex­am­in­er ce que le con­cept d’en­fance sig­ni­fie pré­cisé­ment dans le théâtre de Romeo Castel­luc­ci, com­ment il est lié à la présence réelle d’en­fants sur scène, et ce que sig­ni­fie la con­di­tion d’être hors du lan­gage pour un spec­ta­teur. 

Dans Enfance et his­toire d’Agam­ben, un enfant, c’est-à-dire une per­son­ne qui « ne par­le pas », se réfère à un état dans lequel un indi­vidu existe déjà, mais où son lan­gage n’est pas encore com­plète­ment for­mé. L’en­fance ne désigne donc pas l’ex­péri­ence d’être dans une langue au sens tem­porel, chronologique ou développe­men­tal, ni l’en­trée dans le lan­gage dans l’en­fance, ce qui impli­querait l’ex­is­tence d’un stade où l’en­fant fonc­tionne en dehors du lan­gage9. Pour le philosophe, l’en­fance reste étroite­ment liée au lan­gage ; l’enfant se situe dans les struc­tures de la langue et de la parole qui con­stituent le lan­gage10, mais pas encore com­plète­ment, car la struc­ture de la parole est per­tur­bée et pas encore totale­ment maîtrisée. L’en­fant ne devien­dra sujet que lorsqu’il entr­era com­plète­ment dans la parole. C’est dans ce pas­sage de la langue à la parole que naît le lan­gage humain, et donc le sujet par­lant et l’his­toire. L’en­fance est donc le signe même de l’op­po­si­tion entre physis et logos, diachronie et syn­chronie, nature et cul­ture11. Selon Agam­ben, la langue reste une sorte de silence à l’in­térieur de tout acte de parole (c’est une hypothèse sur l’ex­is­tence du lan­gage, la sim­ple inten­tion de par­ler, ce qui est dépourvu de sens et qui précède la parole). Ce n’est que dans l’enfance, lorsque la parole en tant que dis­cours sig­ni­fi­catif est défectueuse, que cette con­di­tion, cachée dans des cir­con­stances nor­males, trou­ve son expres­sion. Le sens et le con­tenu devi­en­nent alors impos­si­bles à saisir. L’essence du lan­gage ne peut être représen­tée que par la défor­ma­tion du lan­gage, par l’in­ca­pac­ité de par­ler, comme dans le cas d’un homme qui mar­monne. Comme l’écrit Agam­ben : « L’en­fance est un exper­i­men­tum lin­guae de ce genre : en l’éprouvant, on ne cherche pas hors lan­gage les lim­ites du lan­gage, en direc­tion de son référent, on les cherche dans une expéri­ence du lan­gage comme tel, dans sa pure auto-référence12. »

Dans ses pre­mières pro­duc­tions, telles que San­ta Sofia. Teatro Khmer13 (1986) et La Disce­sa di Inan­na14 (1989), la Socìe­tas Raf­fael­lo Sanzio a mon­tré les mots comme une matière (à mod­el­er) qui pou­vait être manip­ulée en dehors du sens, en se trans­for­mant en un pur son. C’était la pre­mière ten­ta­tive de sor­tir du langage,par le biais du lan­gage même.  L’ob­jec­tif étant de déformer le lan­gage et d’en expos­er l’ex­is­tence. 

Genesi: From the Museum of Sleep, Socìetas Raffaelo Sanzio, Amsterdam, Holland Festival, TTA Theatre Westergas Fabriek, 1999© Luca del Pia
Gen­e­si : From the Muse­um of Sleep, Socìe­tas Raf­fae­lo Sanzio, Ams­ter­dam, Hol­land Fes­ti­val, TTA The­atre West­er­gas Fab­riek, 1999© Luca del Pia

Cepen­dant, l’opéra­tion sur le mot n’é­tait qu’un point de départ pour le con­cept de l’en­fance dans le théâtre de Castel­luc­ci. Dans les pro­duc­tions suiv­antes, l’en­fance devient avant tout une sorte de présence sur scène, physique et matérielle, qui fausse le fonc­tion­nement des sig­ni­fi­ca­tions de la fic­tion théâ­trale. Castel­luc­ci souligne que c’est lorsque l’en­fant apprend à par­ler que le lan­gage a le plus grand pou­voir explosif – l’en­fant est alors capa­ble de créer son pro­pre lan­gage, il n’u­tilise pas de mots, mais des syl­labes ou son corps et ses expéri­ences. Lorsqu’il par­le, ses mots sont organiques et l’en­fant reste donc dans une unité organique15 avec son corps. Cepen­dant, il devra devenir, en tant qu’hu­main, le sujet du lan­gage. Comme le souligne Agam­ben, seuls les ani­maux n’en­trent pas dans le lan­gage. Ils sont dedans dès le départ, car leur voix est l’u­nité de la langue et de la parole. Selon le philosophe, le seul moment où nous nous appro­chons d’une telle unité ani­male est décrit dans la tragédie grecque, qui repose sur le silence du pro­tag­o­niste. Le lan­gage y passe par la mort de la parole. Cela mon­tre la nature trag­ique de l’ex­is­tence humaine : seul le silence rend la voix humaine sem­blable à la voix d’un ani­mal. On pour­rait dire que l’homme qui souf­fre vrai­ment devient un ani­mal qui ne peut partager sa douleur avec per­son­ne. L’u­nité de la langue et de la parole n’est acces­si­ble aux hommes que dans le silence et la souf­france soli­taire16. Autrement, cette unité lin­guis­tique n’est pas acces­si­ble aux hommes, selon Agam­ben :

Qu’on imag­ine un homme qui viendrait au monde déjà doté du lan­gage, un homme tou­jours déjà par­lant : pour un tel homme sans enfance, le lan­gage ne serait pas quelque chose de préex­is­tant qu’il devrait s’approprier, et il n’y aurait pour lui ni frac­ture entre langue et parole, ni devenir his­torique de la langue. Mais pour cette rai­son même, un tel homme serait immé­di­ate­ment uni à sa nature, il serait tou­jours déjà nature, il ne trou­verait nulle part en elle de dis­con­ti­nu­ité ni de dif­férence per­me­t­tant l’avènement de quelque chose comme une his­toire. Telle la bête, dont Marx dit qu’elle ne fait qu’un avec son activ­ité vitale, il se con­fondrait avec cette dernière et ne pour­rait jamais se l’opposer comme objet17.

C’est pour­tant ce type d’u­nité que recherche Castel­luc­ci lorsqu’il dit : « Le mythe émerge de la tragédie, et la pen­sée mythique du mythe, la pen­sée qui est con­tin­ue et indif­férente aux rup­tures lin­guis­tiques et à la dialec­tique18 », et lorsqu’il fait mon­ter sur scène des enfants, mais aus­si des acteurs ama­teurs et des ani­maux dans cette péri­ode de son œuvre. Il s’ag­it de par­venir à l’u­nité de l’être et de la nature. Si, selon le met­teur en scène, les ama­teurs occu­pent l’e­space comme le fait un ani­mal, c’est parce que, comme il le notait en 1990 dans le texte de Gil­gamesh, « un ani­mal m’ac­cueille avec son aboiement qui ‘‘inclut’’ le non-dit et le mon­tre sans le dire19 ». Un an aupar­a­vant, à pro­pos de La Disce­sa di Inan­na, Castel­luc­ci avait écrit : « Un ani­mal, en tant que por­teur de l’âme, est une hypostase, une icône de l’ac­teur, son ombre, ses entrailles, son rêve, son désir, son lan­gage, son corps, son pathos, ethos, rhuth­mos20. » Les ama­teurs, les enfants, les ani­maux appor­tent au théâtre la vérité du « jeu » que les acteurs pro­fes­sion­nels ne peu­vent attein­dre ; ils ne trans­met­tent pas d’in­for­ma­tions, ils sont sim­ple­ment, appor­tant « une présence, sou­vent un fan­tôme, qui imprègne la matière et m’emporte avec elle. La matière est la réal­ité ultime. Elle est com­prise comme con­tenant le moins de com­mu­ni­ca­tion pos­si­ble. C’est ce qui m’in­téresse : com­mu­ni­quer le moins pos­si­ble21 ».

Orestea (commedia organica?), Act II, Agamemnon.,1995. © by Socìetas Raffaello Sanzio.
Orestea (com­me­dia organ­i­ca?), Act II, Agamemnon.,1995. © by Socìe­tas Raf­fael­lo Sanzio.

Ain­si, l’en­fance exprime le désir d’une présence et d’une fran­chise, d’un lan­gage qui ne néces­site pas de tra­duc­tion. Bien sûr, ces présences peu­vent avoir des sig­ni­fi­ca­tions assignées, comme dans Sul con­cet­to, où les enfants sym­bol­isent les inno­cents qui ten­tent de faire réa­gir Jésus, de répon­dre à la ques­tion sur la souf­france humaine, ou comme dans Trage­dia Endo­go­ni­dia : BR.#04 Brux­elles, qui mon­tre une tête mécanique enseignant les pre­mières let­tres de l’al­pha­bet à un bébé de sept mois. Le nour­ris­son soli­taire, lais­sé (dans la per­cep­tion du pub­lic) sans sur­veil­lance dans un espace froid et vide, devient le sym­bole de notre espèce. La machine, à son tour, présente le lan­gage comme un mécan­isme qui sub­jugue les gens.

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