Lettre de Romeo Castellucci au Festival d’Avignon

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Lettre de Romeo Castellucci au Festival d’Avignon

Le 26 Fév 2016
"Giulio Cesare" de Romeo Castellucci, d'après Shakespeare. Photo © Festival d'Avignon.
"Giulio Cesare" de Romeo Castellucci, d'après Shakespeare. Photo © Festival d'Avignon.
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Fes­ti­val,

Je suis venu chez toi avec qua­tre représen­ta­tions théâ­trales. Avec des hommes, des femmes, des enfants, des ani­maux et des camions d’ob­jets. J’ai vécu un moment dans ton vil­lage. J’y ai occupé trois maisons et un hôtel. Et chaque fois, j’y ai vu la mul­ti­tude des gens.
Quelle chose étrange que cette mul­ti­tude. Que fai­sait-elle là, à chaque nou­veau ren­dez-vous ?

Tous en rang, assis devant une image (lorsqu’il y en avait une). Que voulaient-ils tous ? Manger ?

Mes­sage numéro un : GIULIO CESARE

Mes­sage numéro deux : VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT

Mes­sage numéro trois : GENESI, FROM THE MUSEUM OF SLEEP

Mes­sage numéro qua­tre : TRAGEDIA ENDOGONIDIA A. # O2 — AVIGNON — II EPISODIO

Fes­ti­val, toi et moi, me sem­ble-t-il, avons fait oeu­vre d’ex­pan­sion. Pour d’au­cuns, le résul­tat aura peut-être été odieux ou raté. Mais le sale boulot, il faut bien que quelqu’un le fasse. Pur dans l’impureté et impur dans la pureté, c’est — si je ne m’abuse — ce que je t’ai dit.

D’une cer­taine manière, je t’ai pro­posé sur des reg­istres divers une forme de vision qui englobe tout. Et toi, tu as tout accep­té. Tu as accep­té que quelqu’un détourne, pour toi, la pléni­tude nom­i­nale, et par­tant récon­for­t­ante, de la tra­di­tion.

Tu as accep­té que quelqu’un, lui-même en posi­tion indé­ni­able de cor­rup­tion, par­le de pureté. J’ai voulu, me sem­ble-t-il et si tu en con­viens, tuer la langue mater­nelle. Et Dieu seul sait avec quelle déter­mi­na­tion je m’y suis appliqué.

Et encore, jusqu’à rouler dans la pous­sière la radi­ance du « je par­le ». Tu as bu mon métal. Tu as écouté ma ligne de feu. Tu t’es lais­sé piétin­er par les sabots de mon bouc. Tu t’es lais­sé hum­i­li­er par un con­nard quel­conque (en l’oc­cur­rence, moi) qui a mis en scène la scène du désas­tre, occa­sion unique pour sor­tir et se mon­tr­er à décou­vert.

Toi, tu pro­tégeais mes arrières alors que moi, qui ne suis per­son­ne, j’es­sayais d’assem­bler une forme de cen­dre com­pressée. Quelqu’un qui aurait assisté à la scène aurait trou­vé tout cela telle­ment mer­veilleux, telle­ment grotesque.

Au fond, c’est cela, tout sim­ple­ment, ce que nous avons essayé de faire. Nous avons com­pris que si nous voulons être sincères, ne serait-ce qu’un peu, tout ce que nous pou­vons faire c’est dire la puis­sance du « non dire » et faire du théâtre un lieu de « seuil » et finale­ment de fuite. Nous (mais peut-être est-il préférable que je par­le
en mon nom, si tu le veux bien), ce qui nous intéresse c’est un théâtre qui ne s’oc­cupe pas du réel et qui n’in­ter­prète pas à l’in­fi­ni les signes du monde comme un sémi­o­logue en vacances de Pâques.

Ce qui nous intéresse nous (c’est-à-dire moi), c’est d’ou­vrir une fis­sure dans le réel et don­ner l’ac­cès à un autre monde : celui de la con­cep­tion.

Des mon­des et des savoirs dif­férents se con­juguent et s’al­lient selon des logiques internes et étab­lis­sent des règles par des voies endocrines pro­pres. Con­cevoir, c’est « accueil­lir ». Le ven­tre de la con­cep­tion devient ain­si un lieu d’in­cu­ba­tion et d’ou­ver­ture.

C’est pourquoi je te le dis, tout de go et avec un cer­tain toupet, je crois t’avoir libéré, ne serait-ce qu’un peu, du signe qui ne mar­que pas.

Je te salue Fes­ti­val.

Romeo Castel­luc­ci, mai 2003.

couv 78-79Ce texte a été publié dans le numéro 78-79 d'Alternatives théâtrales (juillet 2003).
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Théâtre
Numéro 78-79
Festival d'Avignon
Roméo Castellucci
60
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