Le mauvais spectateur dans quelques exemples iconographiques du XIXe siècle

Théâtre
Réflexion

Le mauvais spectateur dans quelques exemples iconographiques du XIXe siècle

Le 24 Avr 2013
Figure 4.

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Figure 4.
Article publié pour le numéro
116

QUELLES IMAGES du mau­vais spec­ta­teur retrou­ve-t-on dans les arts fig­u­rat­ifs au XIXe siè­cle ? L’iconographie française et anglaise met sou­vent en relief la dis­tinc­tion soci­ologique entre l’attitude con­ven­able des aris­to­crates et le com­porte­ment indis­ci­pliné des class­es pop­u­laires. En vérité, si les Parisiens du XVI­I­Ie siè­cle aimaient s’exprimer par des man­i­fes­ta­tions plutôt écla­tantes, au siè­cle suiv­ant les mau­vais­es habi­tudes qui avaient causé beau­coup d’indignation par­mi les voyageurs étrangers com­men­cent gradu­elle­ment à dis­paraître des théâtres de quelque impor­tance. Au cours du XIXe siè­cle se dif­fuse aus­si le mythe du bon pub­lic pop­u­laire, qui s’entasse dans le par­adis et qui suit le spec­ta­cle avec une extrême atten­tion et tous les sens éveil­lés (fig. 1). C’est ce pub­lic que l’on retrou­ve dans le film de Carné LES ENFANTS DU PARADIS (1945). Mais, en vérité, au-delà de toute idéal­i­sa­tion, ce même pub­lic avait sou­vent un com­porte­ment qui dépas­sait la sim­ple vivac­ité d’expression, entraî­nant des actions inac­cept­a­bles, que l’iconographie du XIXe siè­cle exagère jusqu’à nous mon­tr­er, par exem­ple, les spec­ta­teurs du par­adis qui jet­tent des déchets ou vom­is­sent sur le parterre comme dans une gravure de Gus­tave Doré de 1860 (fig. 2).

Mais le mau­vais pub­lic n’est pas con­sti­tué seule­ment de gens aux com­porte­ments peu con­ven­ables, mais aus­si de spec­ta­teurs aris­to­crates indif­férents au spec­ta­cle, qui utilisent le théâtre seule­ment comme une occa­sion mondaine. Pour les gens de haut lig­nage et les bour­geois, qui dans leur ascen­sion sociale cherchent à s’anoblir, l’entrée au théâtre est une passerelle pour étaler leur élé­gance et leur dis­tinc­tion. Quand Madame Bovary se rend à l’Opéra de Rouen avec son mari, dans le foy­er, elle a un sur­saut de van­ité en voy­ant que la foule se dirige vers l’autre couloir pen­dant qu’elle monte l’escalier et quand elle s’assied dans sa loge, se cam­bre « avec une dés­in­vol­ture de duchesse ». Sa van­ité sem­ble une par­faite intro­duc­tion au com­porte­ment du mau­vais spec­ta­teur, qui ne s’intéresse pas à la mise en scène et utilise son logis comme un petit salon où recevoir des vis­ites, con­vers­er, et jouer la comédie de l’amour. Et pour­tant, comme d’autres per­son­nages féminins, elle finit par se laiss­er entraîn­er par le pou­voir émou­vant de la scène et devient, pour ain­si dire, une bonne spec­ta­trice par rap­port aux effets pour­suiv­is par le théâtre de son temps. Émou­voir et touch­er le pub­lic étant le prin­ci­pal but du spec­ta­cle, il est évi­dent que le théâtre agit à la manière d’un catal­y­seur d’émotions, un déclencheur de séduisants mécan­ismes de pro­jec­tion. Au spec­ta­teur par­fait des drames roman­tiques, et plus en par­ti­c­uli­er aux femmes, on demande avant tout une adhé­sion sen­ti­men­tale incon­di­tion­née. Les effets posi­tifs de la scène se révè­lent alors plus dans la sus­pen­sion du juge­ment esthé­tique que dans une vraie appré­ci­a­tion de la qual­ité.

Fig­ure 1.

Si l’indifférence n’est pas souhaitée par les directeurs et les acteurs, une atti­tude trop cri­tique envers le spec­ta­cle peut aus­si car­ac­téris­er un mau­vais pub­lic. De ce genre de spec­ta­teurs, on pour­rait retrou­ver quelques exem­ples surtout dans l’iconographie anglaise. Dans une gravure de 1733 de Hog­a­rth, THE LAUGHING AUDIENCE, par exem­ple, pen­dant que tous les spec­ta­teurs du parterre s’amusent, le cri­tique regarde le spec­ta­cle d’un air sévère et mécon­tent (fig. 3). Pour soulign­er sa méchanceté et son refus du plaisir du théâtre, on a don­né au cri­tique un long nez pointu et un vis­age hargneux. Ce regard satirique sur la fig­ure du cri­tique théâ­tral a son orig­ine dans la lit­téra­ture du XVI­Ie siè­cle, au moment où la cri­tique ne s’est pas encore affir­mée et ne peut pas compter sur l’estime sociale et cul­turelle qu’elle com­mencera à acquérir au siè­cle suiv­ant. Par rap­port au spec­ta­cle, l’indifférence n’est donc pas le pire des maux. La mau­vaise foi des cri­tiques, par­fois payés par les enne­mis des acteurs et les adver­saires des auteurs, est bien plus per­ni­cieuse.

Fig­ure 2.
Fig­ure 3.

La con­cep­tion mod­erne du cri­tique comme un spec­ta­teur priv­ilégié, plus infor­mé et capa­ble d’un juge­ment fiable sur le spec­ta­cle, doit com­mencer en fait par se débar­rass­er de ces topos négat­ifs liés à l’imaginaire satirique du milieu théâ­tral. Mais la ques­tion ne se borne pas à une aug­men­ta­tion de pres­tige de cette fig­ure. Elle implique aus­si une con­cep­tion dif­férente du théâtre et du rap­port avec le spec­ta­teur idéal. Celui ci devrait en principe être capa­ble d’un juge­ment cri­tique sur la mise en scène et sur ses qual­ités, au-delà du suc­cès com­mer­cial du spec­ta­cle. Mais cette dis­tinc­tion entre qual­ité et suc­cès reste le plus sou­vent implicite au XIXe siè­cle. Le cri­tique Fran­cisque Sarcey, qui dom­i­na la vie théâ­trale parisi­enne de la deux­ième moitié du siè­cle, écrivait que « au théâtre [le pub­lic] a tou­jours rai­son puisqu’il est le pub­lic ». Il voy­ait dans le suc­cès d’une pièce et d’une mise en scène un signe indu­bitable de sa valeur. Très bon spec­ta­teur pour les directeurs de théâtre de son temps, Sarcey serait con­sid­éré comme un piètre cri­tique (et un mau­vais spec­ta­teur) selon les critères de notre époque, qui sépare plus net­te­ment la qual­ité du suc­cès.

Fig­ure 4.
Fig­ure 5.

A

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Sandra Pietrini
Sandra Pietrini est professeur d’Histoire du théâtre et du spectacle à l’Université de Trento (Italie)....Plus d'info
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