Spectateur ou critique : de l’ombre de la scène au témoignage de la page

Théâtre
Réflexion

Spectateur ou critique : de l’ombre de la scène au témoignage de la page

Le 10 Nov 2013
Stefana Pop-Curseu, directrice artistique du Théâtre National de Cluj-Napoca, András Visky, directeur artistique du Théâtre Hongrois de Cluj et Georges Banu en octobre 2013. Photo Nicu Cherciu.
Stefana Pop-Curseu, directrice artistique du Théâtre National de Cluj-Napoca, András Visky, directeur artistique du Théâtre Hongrois de Cluj et Georges Banu en octobre 2013. Photo Nicu Cherciu.

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Stefana Pop-Curseu, directrice artistique du Théâtre National de Cluj-Napoca, András Visky, directeur artistique du Théâtre Hongrois de Cluj et Georges Banu en octobre 2013. Photo Nicu Cherciu.
Stefana Pop-Curseu, directrice artistique du Théâtre National de Cluj-Napoca, András Visky, directeur artistique du Théâtre Hongrois de Cluj et Georges Banu en octobre 2013. Photo Nicu Cherciu.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 119 - Le grand format
119

Préliminaires sur le spectacle1

DANS LA VIE QUOTIDIENNE, publique ou privée, nous assis­tons sou­vent, muets ou inex­pres­sifs, à ce que font les autres, ou bien, au con­traire, nous exp­ri­mons ver­bale­ment notre réac­tion ou pas­sons à l’action. Le sim­ple regard des autres nous trans­forme en leurs spec­ta­teurs ; la réac­tion, s’il y en a, reste ici implicite ou dis­simulée. D’autres fois, nous retar­dons notre réac­tion con­sciem­ment, ou bien, de manière plus habile, nous la traduisons, la cod­i­fions dans un sys­tème « objec­tif » de signes. Ce n’est qu’à la fin, si nous y par­venons, que nous par­ticipons ouverte­ment à l’événement.

L’idée générale sur laque­lle se fondent ces remar­ques est la dimen­sion spec­tac­u­laire de notre exis­tence, le fait que nous faisons par­tie, que nous le voulions ou non, d’un monde en spec­ta­cle, pour des raisons soit indi­vidu­elles – selon les obser­va­tions d’Erwin Goff­man, par exem­ple – soit sociales, comme l’ont théorisé Guy Debord et d’autres. Goff­man con­sid­érait le spec­tac­u­laire – de THE PRESENTATION OF SELF IN EVERYDAY LIFE, 1959, à FRAME ANALYSIS, 1979 – comme une sorte de con­no­ta­tion, volon­taire par­fois, involon­taire presque tou­jours, de notre com­porte­ment, soit afin d’attirer/provoquer le regard d’autrui, soit afin de le retenir quand il est déjà fixé sur nous. Presque tous les moral­istes ont dénon­cé les deux atti­tudes comme étant de la pure van­ité, ou ont analysé et cri­tiqué sa trans­for­ma­tion en espi­onnage visuel dans des sociétés ou milieux mondains, de la cour du roi (Saint-Simon) aux salons mod­ernes (Proust), ou en con­trôle social répres­sif (Fou­cault), implicite ou sys­té­ma­tique. Nom­breux ont con­staté cette atti­tude dans l’adéquation de l’individu à un rôle insti­tu­tion­nel (Goff­man), ou l’ont définie comme étant un com­plexe retour de la con­science de soi sur elle-même (Lacan, citant Valéry : « se voy­ant voir » ou Mer­leau-Pon­ty : « nous sommes des êtres regardés, dans le spec­ta­cle du monde» ; les deux cita­tions provi­en­nent des QUATRE CONCEPTS FONDAMENTAUX DE LA PSYCHANALYSE). D’autre part, le tour­nant général dans les sci­ences humaines d’une analyse de la lis­i­bil­ité du monde à l’analyse de sa vis­i­bil­ité, a été dis­cuté surtout par W. J. T. Mitchell et Nico­las Mir­zo­eff. On arrive ain­si à l’(inattendue) actu­al­ité de la thèse plus anci­enne de Debord selon laque­lle une par­tie de la société mod­erne s’offre en spec­ta­cle à l’autre par­tie, de telle manière que « Le spec­ta­cle n’est pas un ensem­ble d’images, mais un rap­port social entre des per­son­nes, médi­atisé par des images » (LA SOCIÉTÉ DU SPECTACLE).

En scène, au-delà de la scène

Que sig­ni­fie alors « l’ombre de la scène » ? Dire que l’on se trou­ve dans cette ombre dépend de ce que l’on com­prend par « scène » : est-elle la scène d’un théâtre ou bien est-elle, plus générale­ment, la scène du monde ? Georges Banu, dans l’un de ses peu nom­breux ouvrages (encore) non traduits en roumain, MINIATURES THÉORIQUES (Actes Sud, 2009), racon­te le faux-pas com­mis une fois dans un théâtre qui l’a vu se retrou­ver soudain sur scène, à la sur­prise des comé­di­ens et des spec­ta­teurs habitués à la dis­tinc­tion absolue entre les deux mon­des. (« Le pacte de la clô­ture pro­pre au théâtre avait été brisé », p. 148). Dans un autre théâtre il a donc scrupuleuse­ment respec­té une ligne tracée au sol avec une craie qui l’avertissait : « Au-delà de cette ligne vous êtes en scène » (ibid.). Ce sens est clair pour celui qui vient de la salle vers la scène. Mais com­ment est-elle regardée par celui qui vient de la scène ? « Au-delà de cette ligne… on est où ? » (p. 149) se demande alors Banu. De manière sig­ni­fica­tive, cette phrase clôt l’ouvrage tout comme la ligne en ques­tion clôt la scène ; au-delà d’elle ni le texte, ni le théâtre ne se pour­suiv­ent. Ou bien quelque chose d’inconnu s’ensuit.

Le comé­di­en, en quit­tant la scène, entre de nou­veau en scène, passe du théâtre au non théâtre. Toute­fois, comme d’habitude, les ter­mes négat­ifs con­tra­dic­toires ne peu­vent pas être aus­si spé­ci­fiques que les posi­tifs. Si le terme « théâtre » est, tant bien que mal, définiss­able, son opposé ne l’est pas ; de même, la non scène. Au con­traire, comme on l’a vu, la non scène, dis­ons la vie quo­ti­di­enne, est rem­plie d’éléments théâ­traux, voulus ou involon­taires. Si le théâtre, la scène, con­ti­en­nent beau­coup de « fic­tion », vivre en dehors d’eux ne veut pas dire vivre par déf­i­ni­tion aus­si en dehors de la fic­tion, c’est-à-dire dans la réal­ité. Dans le même ouvrage, Banu rap­pelle la TEMPÊTE de Shake­speare dans laque­lle, au signe de Prospéro, tout ce qui est « monde » autour se fane ( fade) ou se dis­sout dans l’air (are melt­ed into air, into thin air) étant don­né qu’en fait le monde est con­sti­tué de la même matière que les rêves. Tout cela a peut-être une sorte de réal­ité, mais n’est pas la réal­ité. Bizarrement, sur scène comme en dehors d’elle, la réal­ité et la non réal­ité se mêlent : la fis­sure entre la présence et l’absence d’une insti­tu­tion cou­vre une suture ontologique, sem­ble dire Banu, en suiv­ant entière­ment Shake­speare. Les deux zones, celle d’en deçà comme celle d’au-delà de la fron­tière imag­i­naire qui les sépare, expri­ment la même flu­id­ité de la sub­stance, seule­ment cachée dif­férem­ment par leur hétérogénéité respec­tive. Cer­tains élé­ments des deux zones sont matériels et immatériels, réels et irréels, seule la per­spec­tive d’où on les regarde les place dans des caté­gories (ontologiques) dis­tinctes.

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Sorin Alexandrescu
Sorin Alexandrescu a enseigné à l’Université d’Amsterdam. Spécialiste de sémiotique et philosophie structurale, il est...Plus d'info
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