Élémentaire mon cher Julien…

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Élémentaire mon cher Julien…

À propos des Particules élémentaires par le collectif Si vous pouviez lécher mon cœur

Le 25 Avr 2014
Tiphaine Raffier, Denis Eyriey, Noémie Gantier dans LES PARTICULES ÉLÉMENTAIRES d’après Michel Houellebecq, mise en scène Julien Gosselin, Festival d’Avignon 2013. Photo Simon Gosselin.
Tiphaine Raffier, Denis Eyriey, Noémie Gantier dans LES PARTICULES ÉLÉMENTAIRES d’après Michel Houellebecq, mise en scène Julien Gosselin, Festival d’Avignon 2013. Photo Simon Gosselin.

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Tiphaine Raffier, Denis Eyriey, Noémie Gantier dans LES PARTICULES ÉLÉMENTAIRES d’après Michel Houellebecq, mise en scène Julien Gosselin, Festival d’Avignon 2013. Photo Simon Gosselin.
Tiphaine Raffier, Denis Eyriey, Noémie Gantier dans LES PARTICULES ÉLÉMENTAIRES d’après Michel Houellebecq, mise en scène Julien Gosselin, Festival d’Avignon 2013. Photo Simon Gosselin.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 120 - Les théâtres de l'émotion
120

Jusqu’en 1975, l’adap­ta­tion d’un roman au théâtre était exclu­sive­ment réduite au dia­logue. Il fal­lait faire pass­er à la moulinette de l’échange de répliques tout ce qui dans le roman – descrip­tion et nar­ra­tion – con­sti­tu­ait la spé­ci­ficité du réc­it. Et ce qu’on ne pou­vait réduire, on le reléguait dans les didas­calies, que Bernard Dort qual­i­fia d’ailleurs un jour de « tis­su romanesque de la pièce de théâtre », mais ces didas­calies demeu­raient muettes et ne ser­vaient qu’à nour­rir la par­tie inter­pré­ta­tive et visuelle de ce qui, dans la mise en scène, est directe­ment proféré.

Mari­vaux le pre­mier avait mon­tré la voie. Peut-être un peu à court d’in­spi­ra­tion, vers la fin de sa vie et de son œuvre, il avait en effet isolé quelques chapitres de son roman d’ini­ti­a­tion, Le Paysan par­venu, pour en faire une comédie qu’il inti­t­u­la La Com­mère, en effaçant et soustrayant tout ce qui dans le texte d’o­rig­ine aurait pu rap­pel­er son iden­tité romanesque. Le mod­èle était trou­vé : c’est celui que per­pétueraient Zola et ses épigones pour ali­menter les scènes parisi­ennes et prin­ci­pale­ment le Théâtre Libre d’An­dré Antoine, dans les années 1880, d’in­nom­brables drames nat­u­ral­istes. C’est aus­si celui auquel auraient recours Jacques Copeau et Albert Camus, de 1911 à 1959, pour leurs magis­trales adap­ta­tions de Dos­toïevs­ki. Récem­ment encore, à rebours de ce que le théâtre dit « post-dra­ma­tique » sem­blait avoir imposé, Piotr Fomenko et Kris­t­ian Lupa optèrent pour ce mode de trans­po­si­tion qui tente de faire oubli­er le plus pos­si­ble que l’œu­vre n’a pas été spon­tané­ment écrite pour le théâtre.

Théâtre-Récit 

1975 est à ce titre une date qui fait rup­ture. Rup­ture épisté­mologique aurait-on dit dans les années Fou­cault. 1975, c’est la date à laque­lle Antoine Vitez prit l’ini­tia­tive un peu folle et totale­ment inédite de ren­dre hom­mage à Louis Aragon à tra­vers l’une de ses œuvres, Les Cloches de Bâle, en en exhibant de façon qua­si brechti­enne et sur un mode ludique, toutes les car­ac­téris­tiques romanesques – descrip­tion et nar­ra­tion com­pris­es.

« Ten­ta­tive de théâtre-réc­it, con­fie Vitez dans le pro­gramme du spec­ta­cle… Allu­sion à Théâtre/Roman, évidem­ment… (le titre de l’ul­time roman, qua­si tes­ta­men­taire, d’Aragon, ndlr). Par­tant de l’idée que le théâtre n’est pas néces­saire­ment ce qui s’écrit à la pre­mière ou à la deux­ième per­son­ne. On peut pren­dre aus­si la troisième, et la prose romanesque elle-même. Pren­dre. Le théâtre prend son bien où il le trou­ve, c’est ce qui le car­ac­térise, il prend, il détourne (…).

Notre réc­it théâ­tral ten­tera de faire vivre les per­son­nes en scène sans con­sid­ér­er leur sexe comme une don­née allant de soi, et dans leur rela­tion avec des objets en nom­bre rare, sym­bol­iques, que notre imag­i­na­tion charg­era de tout le paysage romanesque. Un repas de famille, ou bien une cham­bre, un lit défait, les miettes de pain sur la table, cela suf­fit pour dire le vaste monde.

Ce théâtre-ci est un théâtre indi­rect. Un théâtre du micro­cosme (…). Et nous ten­terons une fois encore de répon­dre à la ques­tion-ver­tige que se pose l’ac­teur. Com­ment jouer tout ? Le tout ? Et pas seule­ment des per­son­nages, mais aus­si des rues, des maisons, la cam­pagne, et les auto­mo­biles, la cathé­drale de Bâle, la vie ? »

« L’ac­teur peut tout » proclame Vitez dans un autre texte daté de la même année, pro­fes­sion de foi héritée tout autant de l’art poé­tique affir­mé par Shake­speare dans le pro­logue d’Henry V que des enseigne­ments de Jacques Copeau ou de Tania Bal­a­cho­va, con­fi­ance réaf­fir­mée dans les pou­voirs poé­tiques de la choral­ité et dans la fan­taisie créa­trice des exer­ci­ces de gym­nas­tique men­tale. L’ac­teur peut alors tour à tour se faire réc­i­tant, nar­ra­teur ou con­teur, puis per­son­nage en mono­logue ou en dia­logue, sub­jec­tif, incar­né, pass­er insen­si­ble­ment, par rup­ture ou par glisse­ment, de la troisième à la pre­mière per­son­ne, dans un sens puis dans un autre, allers et retours inces­sants qui désta­bilisent le spec­ta­teur dans son con­fort psy­chologique, mais exci­tent en com­pen­sa­tion son imag­i­naire et le main­ti­en­nent en état jubi­la­toire d’in­tel­li­gence cri­tique.

Cet auda­cieux héritage, Julien Gos­selin l’a reçu par trans­mis­sion indi­recte de plusieurs manières dif­férentes. Né à Oye Plage sur le lit­toral du Pas-de-Calais en 1986, il intè­gre une option théâtre au Lycée Sophie Berth­elot de Calais où inter­vi­en­nent Les Fous à réac­tion (asso­ciés), une com­pag­nie d’Ar­men­tières ani­mée par Vin­cent Dhe­lin et Olivi­er Menu avec laque­lle en 1998 Stu­art Sei­de avait inau­guré sa pre­mière sai­son du Théâtre du Nord à Lille : une adap­ta­tion en lib­erté, très vitézi­enne et très ludique, du roman Ameri­ka de Kaf­ka. En classe ter­mi­nale, il est au Bateau Feu, Scène Nationale de Dunkerque, le coryphée d’une mise en scène chorale de Class Ennemy de Nigel Williams dirigée par Pierre Fovi­au. Il intè­gre l’an­née du bac l’É­cole Pro­fes­sion­nelle Supérieure d’Art Dra­ma­tique de Lille, asso­ciée au Théâtre du Nord. Là survit la mémoire dif­fuse de l’adap­ta­tion par Gildas Bour­det de Mar­tin Eden de Jack Lon­don, réponse pop­u­laire, joyeuse et ami­cale, l’an­née suiv­ante, du Théâtre de la Sala­man­dre à la Cather­ine d’An­toine Vitez. Dominique Sar­razin, qui par­tic­i­pa comme acteur à l’aven­ture, y per­pétue l’héritage avec ses adap­ta­tions chorales de Thomas Hardy et de Charles Dick­ens. Mais il y eut surtout la ren­con­tre de Stu­art Sei­de, un des nom­breux dis­ci­ples d’An­toine Vitez, pro­gram­mé par lui à Ivry et à Chail­lot, et par lui encour­agé à s’at­ta­quer à Moby Dick de Melville, dans une esthé­tique dont on retrou­verait l’e­sprit à deux repris­es avec une magis­trale adap­ta­tion du Quatuor d’Alexan­drie de Lawrence Dur­rell, dans la petite salle du TNS en 1988 avec la pro­mo­tion de Jean-François Sivadier d’abord, puis en juil­let 2002 à la Car­rière Boul­bon, dans une ver­sion pro­fes­sion­nelle où l’on retrou­vait, légère­ment vieil­lis et qua­si à l’âge de leurs rôles, Lau­rent Man­zoni et Pierre-Hen­ri Puente. La pro­gram­ma­tion plus récente de Tem­pête sous un crâne de Jean Bel­lori­ni d’après Les Mis­érables de Vic­tor Hugo, puis de L’As­som­moir d’après Zola par le jeune col­lec­tif bor­de­lais OS’O parachève l’in­térêt man­i­festé par le Théâtre du Nord ver­sion Stu­art Sei­de pour ces exer­ci­ces décom­plexés de théâtre-réc­it.

C’est donc bien par l’im­prég­na­tion indi­recte et dif­fuse, voire pour une part incon­sciente, de cette cul­ture vitézi­enne du théâtre-réc­it que Julien Gos­selin se sent à son aise dans ce que la cri­tique appelle aujour­d’hui « théâtre de texte », comme s’il s’agis­sait d’une sorte de sur­vivance ou de résis­tance face au pré­ten­du tri­om­phe du théâtre visuel, celui du corps et de l’im­age, après la polémique aiguë de l’édi­tion 2005 du Fes­ti­val d’Av­i­gnon.

Et pour le mieux revendi­quer, il (se) lance un défi dou­ble­ment provo­ca­teur : il choisit une œuvre récente (1998) dont le pro­jet mon­u­men­tal, bien que con­cen­tré sur un seul tome, rivalise secrète­ment avec les grands mod­èles du passé que peu­vent être La Comédie humaine ou Les Rougon Mac­quart – une épopée famil­iale à voca­tion psy­choso­ci­ologique, une saga intergénéra­tionnelle dont l’am­bi­tion serait de pein­dre une époque ; il opte en out­re pour un auteur scan­daleux, sul­fureux, dont les pris­es de posi­tion, les déc­la­ra­tions médi­a­tiques et le style hétéro­clite font se pin­cer le nez aux esprits les mieux pen­sants et autres chiens de garde de la tem­pérance poli­tique­ment cor­recte.

Cela donne qua­tre heures de spec­ta­cle, deux fois deux heures avec entracte, où alter­nent tous les styles d’écri­t­ure, dra­ma­tiques ou non : dia­logues du quo­ti­di­en, mono­logues lit­téraires, poly­phonies chorales, dis­cours his­torique, philosophique, épisté­mologique et sci­en­tifique, nar­ra­tion, descrip­tion, talk-show télévisé bilingue, archive d’émis­sion de jeu, note ency­clopédique anonyme façon Wikipé­dia, poèmes, paroles de chan­son pop anglo­phone, etc.

Espaces 

L’essen­tiel de l’ac­tion se déroulera sur un vaste rec­tan­gle plan et nu au cen­tre du plateau, sorte d’orches­tra où évolueront en groupe ou au sin­guli­er les choreutes et les coryphées suc­ces­sifs de cette tragédie mod­erne, pro­jec­tion métaphorique d’une ago­ra à laque­lle nous, spec­ta­teurs assis en face, appartenons tous égale­ment, puisqu’à bien des égards c’est l’his­toire de notre généra­tion ou celle de nos par­ents qui sera racon­tée dans cette anti-épopée.

Pour la pre­mière par­tie, cette aire de jeu sera recou­verte d’un vrai gazon nat­u­ral­iste qui sent la terre, l’herbe et l’hu­mid­ité, évo­quant cette fausse nature qu’on achète en plaques ou en rouleaux dans les jar­diner­ies et dont les citadins raf­fo­lent pour agré­menter leurs halls d’ex­po­si­tions, leurs événe­ments fes­tifs et leurs salons com­mer­ci­aux. Image arti­fi­cielle et dérisoire du jardin d’E­den, du vert par­adis des amours enfan­tines, puis du retour à la terre, au Larzac ou dans les Cévennes, de ces cen­taines de jeunes gens déçus par l’échec de mai 68, en rup­ture tem­po­raire avec la cap­i­tale, l’u­ni­ver­sité et la per­spec­tive d’une récupéra­tion bour­geoise.

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Julien Gosselin
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Yannic Mancel
Après l’avoir été au Théâtre National de Strasbourg puis au Théâtre National de Belgique, Yannic...Plus d'info
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