L’acteur affranchi, dans l’intimité du duo 

Théâtre
Critique

L’acteur affranchi, dans l’intimité du duo 

Le 19 Avr 2014
Frank Vercruyssen et Alma Palacios dans MADEMOISELLE ELSE d’Arthur Schnitzler, mise en scène Alma Palacios et Frank Vercruyssen, production tgSTAN, création au Festival Alkantara, Lisbonne, juin 2012. Photo Tim Wouters.
Frank Vercruyssen et Alma Palacios dans MADEMOISELLE ELSE d’Arthur Schnitzler, mise en scène Alma Palacios et Frank Vercruyssen, production tgSTAN, création au Festival Alkantara, Lisbonne, juin 2012. Photo Tim Wouters.

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Frank Vercruyssen et Alma Palacios dans MADEMOISELLE ELSE d’Arthur Schnitzler, mise en scène Alma Palacios et Frank Vercruyssen, production tgSTAN, création au Festival Alkantara, Lisbonne, juin 2012. Photo Tim Wouters.
Frank Vercruyssen et Alma Palacios dans MADEMOISELLE ELSE d’Arthur Schnitzler, mise en scène Alma Palacios et Frank Vercruyssen, production tgSTAN, création au Festival Alkantara, Lisbonne, juin 2012. Photo Tim Wouters.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 120 - Les théâtres de l'émotion
120

« Tu ne veux vrai­ment plus jouer, Else ? » – « Non, Paul, je n’en peux plus. À tout à l’heure. Au revoir chère Madame. » – « Mais enfin Else, ne m’ap­pelez pas tou­jours Madame. Dites Madame Cis­sy. Ou même plutôt Cis­sy, tout sim­ple­ment. » – « Au revoir, Madame Cis­sy. » « Pourquoi partez-vous déjà Else ? Il nous reste deux bonnes heures avant le dîn­er. » – « Jouez votre sim­ple avec Paul, Madame, moi je vous gâcherais votre plaisir, aujour­d’hui. » – « Lais­sez-là, chère Madame, elle fait du genre, c’est son jour. Un genre d’ailleurs qui te va à ravir Else… Et ton sweater rouge, encore mieux. » – « J’e­spère qu’avec le genre bleu, tu auras plus de suc­cès, Paul. À tout à l’heure. »
Une assez belle sor­tie. J’e­spère qu’ils ne me croient pas jalouse…1

Else est une jeune fille de la bour­geoisie vien­noise, belle et capricieuse à souhait. Alors qu’elle est en vil­lé­gia­ture avec sa tante, elle reçoit une let­tre de sa mère avec injonc­tion de deman­der à mon­sieur von Dors­day, ami de longue date de la famille, d’éponger les dettes de son père ruiné. Le ver­dict est rad­i­cal, la somme doit par­venir à maître Fiala le surlen­de­main à midi, sinon un man­dat d’ar­rêt sera lancé. Mon­sieur von Dord­say accepte, mais à con­di­tion qu’elle le laisse con­tem­pler un quart d’heure son corps nu, ce soir, dans sa cham­bre, numéro soix­ante-cinq, ou dehors dans une clair­ière qu’il a décou­verte à côté de l’hô­tel. 

Le texte de Schnit­zler, emblé­ma­tique du mono­logue intérieur, est d’une oral­ité cer­taine – selon l’avis même de son auteur qui désir­ait d’ailleurs qu’elle soit portée à la scène2. Mais s’il a une dimen­sion spec­tac­u­laire, il résiste néan­moins à toute inter­pré­ta­tion trop uni­voque. Com­ment théâ­tralis­er les per­tur­ba­tions d’une pen­sée en bataille ? Com­ment trans­pos­er scénique­ment ce flot con­tinu de pen­sées, de sen­sa­tions, de réac­tions pul­sion­nelles sans enfer­rer la moder­nité de l’écriture de Schnit­zler dans quelque esthé­tique restric­tive – qu’elle soit con­ven­tion­nelle ou à ten­dance avant-gardiste ? 

Cette mise en scène parvient à en saisir l’essence dans une pièce d’une red­outable spon­tanéité. Le détache­ment – intel­lectuel et scénique – auquel les tg STAN sont par­venus aurait pu devenir un « style », avec ses con­cepts nor­mat­ifs. Mais cette créa­tion, ini­tiée par Frank Ver­cruyssen, témoigne à tous points de vue de la péren­nité de leur lib­erté d’action3. Refu­sant le dik­tat du met­teur en scène, portés par un idéal de réflex­ion col­lec­tive, ils œuvrent hors des doc­trines pour un théâtre affranchi. Rompre avec l’il­lu­sion a été une pri­or­ité fon­da­men­tale pour ce théâtre d’ac­teurs hors normes. Le rap­port scène-salle est totale­ment dés­in­hibé, la notion de per­son­nage est repen­sée et le jeu s’inscrit dans une recherche du « naturel », selon la per­son­nal­ité de chaque acteur au dépend d’une homogénéi­sa­tion du groupe. Les tg STAN (tg pour « toneel­spel­ers­gezelschap », com­pag­nie d’ac­teurs de théâtre, et STAN pour « Stop Think­ing About Names ») ont été fondés en 1989. Aujour­d’hui, vingt-cinq ans après, tan­dis que le groupe est devenu une référence pour une nou­velle généra­tion de comé­di­ens et de col­lec­tifs, MADEMOISELLE ELSE est un pro­jet rassem­bleur, entre deux généra­tions d’ac­teurs.

Et cette MADEMOISELLE ELSE est une révéla­tion. Novice et mature à la fois comme la jeune fille de dix-neuf ans de la nou­velle de Schnit­zler, Alma Pala­cios est une danseuse que Frank Ver­cruyssen a ren­con­trée à l’é­cole P.A.R.T.S. d’Anne Tere­sa de Keers­maek­er où il enseigne4. Elle parvient à se main­tenir dans une économie du jeu, entre incar­na­tion et dis­tan­ci­a­tion, impli­ca­tion et retenue. Et ce, jusque dans l’effusion de ses visions déli­rantes de la fin. Face à elle, la présence ultra-décon­trac­tée de Frank Ver­cruyssen ne fait que ren­forcer sa sobriété, qui la main­tient aux lim­ites de la « per­for­mance », sans jamais aller vers la vir­tu­osité ou l’ex­er­ci­ce de style. 

C’est elle qui porte à bout de bras ce « mono­logue » d’une heure et demie, telle une icône sur sa « petite scène », une planche de deux mètres car­rés env­i­ron placée devant un vieux rideau rouge au cen­tre du plateau. Autour de ce domaine réservé, presque rien. Sur le côté, un por­tant à roulettes et un banc où sont posés vête­ments et acces­soires. Une table et deux lam­padaires dis­posés aux extrémités cour et jardin. 

Frank Ver­cruyssen agit à un autre niveau qu’elle. En arrière-plan, extérieur à ladite fic­tion, il n’intervient que par inter­mit­tence et de façon décalée. À tra­vers lui, la sim­plic­ité naturelle de ce théâtre d’acteurs transparaît à tous les niveaux de la créa­tion, qui fonc­tionne sur des ressorts élé­men­taires. Au décor min­i­mal s’ajoute la régie lumière instal­lée sur le plateau, que l’acteur con­duit à vue. Il déclenche égale­ment depuis un télé­phone les morceaux de musique, loin­taines mélodies jouées au piano cen­sées être enten­dues depuis les salons de l’hôtel. Qu’il suive le texte assis au bureau (du met­teur en scène, du régis­seur, du lecteur…) ou qu’il inter­vi­enne plus directe­ment, ses inter­ven­tions jouent sur les con­ven­tions. L’artifice est mis en évi­dence pour mieux déjouer l’il­lu­sion.

Sa fonc­tion est plus de l’or­dre du faire-val­oir que du maître de jeu. À plusieurs repris­es, il lui apporte aux abor­ds de sa petite scène des acces­soires. La let­tre de sa mère, la clef de sa cham­bre… Magie du plateau, un rien évoque un monde. Quand il se tient face à elle avec deux robes sur cin­tres, on « voit » Else dans sa cham­bre ouvrir la pen­derie. 
« Quelle robe vais-je met­tre ? La bleue ou la noire ? La noire con­viendrait mieux aujour­d’hui. Trop décol­letée ? Toi­lette de cir­con­stance, comme on dit dans les romans français. ». 

L’actrice se désha­bille, enfile des bas qu’on lui tend, sa robe, ses chaus­sures. Un miroir appa­raît : 
« Je suis vrai­ment en beauté aujourd’hui. L’excitation, sans doute. »

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Chantal Hurault
Docteure en études théâtrales, Chantal Hurault a publié un livre d’entretiens avec Dominique Bruguière, Penser...Plus d'info
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