Eleki na Kin (ça s’est passé à Kin)
L’émergence d’une génération de jeunes plasticiens

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Art de rue
Performance

Eleki na Kin (ça s’est passé à Kin)
L’émergence d’une génération de jeunes plasticiens

Le 6 Juil 2014
Exposition d’Odewa à l’espace culturel Bilembo à Kinshasa. Photo Alain Huart.
Exposition d’Odewa à l’espace culturel Bilembo à Kinshasa. Photo Alain Huart.

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Exposition d’Odewa à l’espace culturel Bilembo à Kinshasa. Photo Alain Huart.
Exposition d’Odewa à l’espace culturel Bilembo à Kinshasa. Photo Alain Huart.
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Couverture du 121-122-123 - Créer à Kinshasa
121 – 122-123

Kin­shasa donne sou­vent l’impression d’être un théâtre. Les artistes y jouent un rôle de pre­mier plan. Et en ce moment, sous l’impulsion d’une jeune généra­tion con­sciente, les arts plas­tiques sont en ébul­li­tion… Petit tour de la mar­mite.

Ce jeu­di fin d’après-midi, j’ai prévu d’enchaîner deux vernissages. Le pre­mier à Kin­su­ka, un quarti­er périphérique le long du fleuve Con­go. On y accède au bout d’une piste défon­cée. Trois jeunes femmes artistes, Willy’s Kezi, Ange Swana et Gosette Lubon­do, exposent au cen­tre cul­turel Meko, un espace encore en chantier, dont la salle de con­cert-spec­ta­cle fait près de 600 m². Au pre­mier étage, une salle d’expo, dont le qua­trième mur est ouvert sur la cour. On débar­que dans une ambiance décon­trac­tée, où le pub­lic déam­bule, pose des ques­tions aux artistes et se fait pho­togra­phi­er à leurs côtés. En bas des escaliers, une trentaine de per­son­nes écoute un groupe de musique venu ani­mer l’événement… Willy’s, tout sourire, explique aux quelques caméras présentes, le sens de sa démarche. Ses dessins et col­lages déjan­tés ne se pren­nent pas du tout au sérieux, tout comme leur auteur. Une de ses thé­ma­tiques phares c’est le mban­za, le rêve d’aller vivre ailleurs… Après l’avoir tant chéri, l’artiste avait renon­cé à ce rêve pour se con­cen­tr­er sur son tra­vail. Et c’est la recon­nais­sance de ce dernier qui va finale­ment lui ouvrir les portes d’une rési­dence en France. Arrivée là-bas, elle com­pren­dra vite que sa place est réelle­ment à Kin… Depuis, elle est dev­enue une des prin­ci­pales « per­formeuses » de la cap­i­tale. Ange est l’auteure de grands por­traits sur fond de couleur unie. Comme Willy’s, elle est aus­si sor­tie de l’Académie des Beaux-Arts. Mais chez Ange le tra­vail est très tech­nique, le vis­age extrême­ment com­plexe. Gosette, la troisième et la plus jeune, présente, elle, des pho­tos de sites inat­ten­dus à Kin­shasa, proches de scéno­gra­phies théâ­trales désertées, usées par le temps… Elle est fille de pho­tographe, mais son tra­vail témoigne de sa recherche per­son­nelle.

L’équipe du cen­tre cul­turel Wal­lonie-Brux­elles de Kin­shasa est bien représen­tée sur place. Et pour cause, elle sou­tient l’événement en vue de décon­cen­tr­er la cul­ture par rap­port au quarti­er de la Gombe, le cen­tre ville. C’est en effet très sou­vent là que se passent les expo­si­tions, que ce soit au CWB ou à l’institut français, La Halle de la Gombe.
Au milieu des invités, je retrou­ve Vit­shois, un des plas­ti­ciens les plus fédéra­teurs de la scène con­tem­po­raine kinoise. (voir entre­tien page 143) Il m’explique les efforts con­sid­érables que ses amis artistes et lui ont four­nis pour arriv­er à apprêter cette pre­mière expo de Meko dans les temps. La pein­ture des murs est encore fraîche. Vit­shois est tout con­tent. Il n’a pas quit­té son train de vie européen pour rien. « Mes amis là-bas m’avaient décon­seil­lé de revenir m’installer ici. Ils dis­aient que je perdrais le lien avec mes oppor­tu­nités d’exposer en Europe ou aux États-Unis. Il n’en a rien été. Au con­traire, depuis que je suis ici, les com­man­des se sont mul­ti­pliées. Des galeries de Mia­mi, Brux­elles, Milan ou Johan­nes­burg. » Il me présente une demi douzaine de plas­ti­ciens âgés de 20 à 30 ans, tous issus des Beaux-Arts. Je les vois suiv­re les pro­pos de Vit­shois avec atten­tion. Et quand je leur demande de con­firmer qu’il est un « grand prêtre », selon l’expression kinoise pour désign­er les maîtres en la matière, c’est lui qui me répond : « Ce sont eux qui me nour­ris­sent. On tra­vaille ensem­ble pour que les autres puis­sent expos­er. On n’est pas là pour nous…»

Et de fait, avec sa struc­ture Kin Art Stu­dio, il est en train de pré­par­er un ate­lier avec des belles poin­tures de la scène inter­na­tionale. De Bel­gique, il y aura la par­tic­i­pa­tion du plas­ti­cien et cura­teur Toma Mute­ba Lun­tum­bue, très ent­hou­si­aste de par­ticiper à l’ébullition artis­tique actuelle kinoise. Ce work­shop fait par­tie du proces­sus de for­ma­tion et d’accompagnement des artistes que Vit­shois a lancé depuis son retour de Hol­lande. « On organ­is­era bien­tôt ici une vraie galerie, ça manque à Kin…» Ce retour engagé d’un artiste con­go­lais est une aubaine pour les nom­breux jeunes artistes qui sor­tent chaque année des Beaux-Arts, très en demande de ce type d’expérience dans un con­texte de dif­fi­cultés économiques man­i­festes et un enclave­ment géo­graphique étouf­fant…

Un peu plus tard, ma voiture se rem­plit de cinq pas­sagers pour aller jusqu’à Bilem­bo, grand espace cul­turel ouvert depuis quelques mois dans un des hangars désaf­fec­tés de Utex, l’ancienne usine de coton et de pagnes de Kin­shasa. La salle d’exposition de près de 800 m² offre un vol­ume mag­nifique, quadrillé par des colonnes en fonte. C’est Ode­wa, une plas­ti­ci­enne de la dias­po­ra qui expose des por­traits pho­tos styl­isés, comme dégradés par le temps. Ini­tia­tive privée, portée par une poignée de « bel­go- con­go­lais », par­mi lesquels Chan­tal Tombu, his­to­ri­enne de l’art, native de Lubum­bashi, qui a ouvert là-bas la pre­mière galerie d’art con­tem­po­rain. Cette fois le pro­jet est plus ambitieux puisqu’il vise à réc­on­cili­er cul­ture et nature. Un défi évi­dent qui s’imposera dans les années avenir pour les dizaines de mil­lions de Kinois, même si peu s’en soucient déjà… Pour sa pro­gram­ma­tion plas­tique, Bilem­bo s’appuie sur l’expertise de Fran­cis Mam­puya, l’une des fig­ures majeures de l’art con­tem­po­rain con­go­lais…

Au book­shop de Bilem­bo, je croise Bien­venu Nan­ga, per­son­nal­ité hum­ble et affa­ble, con­cep­teur de fasci­nants auto­mates. De ses assem­blages de bric et de broc ani­més, nais­sent des pièces uniques, dans la patine des robots et objets non iden­ti­fiés des comics vin­tage améri­cains. Dans la cour famil­iale de Matonge qui lui sert d’atelier, j’ai pu voir une fusée de plus de trois mètres de haut !

Je salue aus­si Fred­dy Tsim­ba, fidèle à son béret du Che sur ses dread­locks. Il me con­fie qu’il est en train de pré­par­er un pro­jet ambitieux pour l’Europe et les États-Unis. Lui aus­si, c’est un des incon­tourn­ables de cette jeune généra­tion d’artistes qui aujourd’hui occupe le ter­rain de l’art con­tem­po­rain à Kin­shasa. Ses sculp­tures à base de douilles de balles récupérées sont déjà des pièces cultes. Mais il est évi­dent que la pub­lic­ité qu’il donne à la vio­lence en RDC dérange cer­tains… Il témoigne de l’engagement et du dis­cours de ses pairs. Sa mai­son de machettes (voir pho­to de Alain Huart), en référence aux armes des ban­des de kulu­na1 qui sévis­saient la nuit dans les quartiers pop­u­laires jusqu’il y a peu, est un autre exem­ple d’art coup de poing : une case grandeur nature réal­isée à base de mil­liers de « coupes-coupes ». Cette œuvre mon­u­men­tale, créée dans la rue de son ate­lier de Matonge, avait sus­cité bien des ques­tions. L’artiste, amusé par les inter­ro­ga­tions que lui lançait le pub­lic, avait lais­sé le débat se dévelop­per. Mais l’émotion fail­lit presque dérap­er quand cer­tains com­mencèrent à le soupçon­ner d’intentions dia­boliques ! (voir le doc­u­men­taire Kin­shasa Mobo­ka te de Dou­glas Nti­masieni et Raf­fi Aghekian, 2013 ; www.kinshasamobokate.cd).

En novem­bre dernier, Bilem­bo avait choisi de mon­tr­er « l’école » des pein­tres pop­u­laires qui gravi­tent autour du maître Chéri Chérin, l’un des ténors de la garde des précurseurs du genre. C’est effec­tive­ment un nom­bre impres­sion­nant de jeunes et moins jeunes qui se revendiquent du maître de Njdili, immense quarti­er périphérique de la ville, où est implan­té l’aéroport. Pour ceux qui ne con­nais­sent pas, dis­ons pudique­ment qu’en cer­tains coins ça ressem­ble à une zone post-con­flit, à l’image de la majorité des quartiers reculés de la cap­i­tale… Mal­gré leur éloigne­ment par rap­port aux prin­ci­paux opéra­teurs cul­turels de la cap­i­tale, cer­tains de ces artistes ont leur réseau de com­man­di­taires ; les mieux organ­isés sont en con­tact avec des privés et des galeries de l’étranger. C’est le cas notam­ment de JP Mika, à qui des con­nais­seurs achè­tent au fur et mesure de son rythme de pro­duc­tion. Même s’il s’inscrit dans la tra­di­tion des pein­tres pop­u­laires, ce jeune artiste sûr de lui a la cote. Les por­traits qu’il exé­cute sont un mélange d’hyperréalisme et de naïveté, où les ambiances kinois­es sont cro­quées de façon de très espiè­gle.

Centre culturel Meko. Photo Martin van der Belen.
Cen­tre cul­turel Meko. Pho­to Mar­tin van der Belen.

Des mod­èles d’engagement

De manière plus générale, les pein­tres pop­u­laires de Kin­shasa ont été les pre­miers à attir­er les regards des pro­fes­sion­nels de l’art en Europe. Leur pein­ture vivante, voire tru­cu­lente, a acquis une recon­nais­sance y com­pris dans les galeries d’art con­tem­po­rain. Des artistes comme Chéri Sam­ba2 ou Bodo ont mon­tré qu’il ne faut pas avoir peur de la cen­sure et que l’humour de l’artiste per­met de dire les choses, sans néces­saire­ment pass­er par des sym­bol­es… Bota­lata­la, le Min­istre des Poubelles, qui siège sur quelques march­es à l’arrière du Cen­tre Cul­turel du Zoo, fait aus­si bien autorité en matière d’engagement poli­tique qu’en matière d’écologie. Son recours sys­té­ma­tique au recy­clage de rebus en fait un pio­nnier dans le domaine. « Mal­gré son âge respectable, il est jeune d’esprit », me con­fi­ait un artiste kinois d’une trentaine d’années.

  1. Kulu­na : ban­des de jeunes délin­quants. ↩︎
  2. Chéri Sam­ba : nom­bre de Brux­el­lois con­nais­sent bien la touche de ce pein­tre pop­u­laire car c’est lui l’auteur de l’immense fresque sur bâche placée à l’entrée de la chaussée d’Ixelles, porte de Namur. ↩︎
  3. Mundelé : pluriel de min­delé, le blanc, en lin­gala. ↩︎
  4. Shegue : enfant des rues. ↩︎
  5. Sapeur : adepte de la SAPE, la Société des Ambianceurs et des Per­son­nes Élé­gantes, sorte de mou­ve­ment dandy qui asso­cie mode extrav­a­gante et musique ; typ­ique des deux Con­go. ↩︎

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Martin van der Belen
Journaliste de formation spécialisé dans le domaine socioculturel, Martin van der Belen s’intéresse depuis toujours...Plus d'info
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