Kinshasa donne souvent l’impression d’être un théâtre. Les artistes y jouent un rôle de premier plan. Et en ce moment, sous l’impulsion d’une jeune génération consciente, les arts plastiques sont en ébullition… Petit tour de la marmite.
Ce jeudi fin d’après-midi, j’ai prévu d’enchaîner deux vernissages. Le premier à Kinsuka, un quartier périphérique le long du fleuve Congo. On y accède au bout d’une piste défoncée. Trois jeunes femmes artistes, Willy’s Kezi, Ange Swana et Gosette Lubondo, exposent au centre culturel Meko, un espace encore en chantier, dont la salle de concert-spectacle fait près de 600 m². Au premier étage, une salle d’expo, dont le quatrième mur est ouvert sur la cour. On débarque dans une ambiance décontractée, où le public déambule, pose des questions aux artistes et se fait photographier à leurs côtés. En bas des escaliers, une trentaine de personnes écoute un groupe de musique venu animer l’événement… Willy’s, tout sourire, explique aux quelques caméras présentes, le sens de sa démarche. Ses dessins et collages déjantés ne se prennent pas du tout au sérieux, tout comme leur auteur. Une de ses thématiques phares c’est le mbanza, le rêve d’aller vivre ailleurs… Après l’avoir tant chéri, l’artiste avait renoncé à ce rêve pour se concentrer sur son travail. Et c’est la reconnaissance de ce dernier qui va finalement lui ouvrir les portes d’une résidence en France. Arrivée là-bas, elle comprendra vite que sa place est réellement à Kin… Depuis, elle est devenue une des principales « performeuses » de la capitale. Ange est l’auteure de grands portraits sur fond de couleur unie. Comme Willy’s, elle est aussi sortie de l’Académie des Beaux-Arts. Mais chez Ange le travail est très technique, le visage extrêmement complexe. Gosette, la troisième et la plus jeune, présente, elle, des photos de sites inattendus à Kinshasa, proches de scénographies théâtrales désertées, usées par le temps… Elle est fille de photographe, mais son travail témoigne de sa recherche personnelle.
L’équipe du centre culturel Wallonie-Bruxelles de Kinshasa est bien représentée sur place. Et pour cause, elle soutient l’événement en vue de déconcentrer la culture par rapport au quartier de la Gombe, le centre ville. C’est en effet très souvent là que se passent les expositions, que ce soit au CWB ou à l’institut français, La Halle de la Gombe.
Au milieu des invités, je retrouve Vitshois, un des plasticiens les plus fédérateurs de la scène contemporaine kinoise. (voir entretien page 143) Il m’explique les efforts considérables que ses amis artistes et lui ont fournis pour arriver à apprêter cette première expo de Meko dans les temps. La peinture des murs est encore fraîche. Vitshois est tout content. Il n’a pas quitté son train de vie européen pour rien. « Mes amis là-bas m’avaient déconseillé de revenir m’installer ici. Ils disaient que je perdrais le lien avec mes opportunités d’exposer en Europe ou aux États-Unis. Il n’en a rien été. Au contraire, depuis que je suis ici, les commandes se sont multipliées. Des galeries de Miami, Bruxelles, Milan ou Johannesburg. » Il me présente une demi douzaine de plasticiens âgés de 20 à 30 ans, tous issus des Beaux-Arts. Je les vois suivre les propos de Vitshois avec attention. Et quand je leur demande de confirmer qu’il est un « grand prêtre », selon l’expression kinoise pour désigner les maîtres en la matière, c’est lui qui me répond : « Ce sont eux qui me nourrissent. On travaille ensemble pour que les autres puissent exposer. On n’est pas là pour nous…»
Et de fait, avec sa structure Kin Art Studio, il est en train de préparer un atelier avec des belles pointures de la scène internationale. De Belgique, il y aura la participation du plasticien et curateur Toma Muteba Luntumbue, très enthousiaste de participer à l’ébullition artistique actuelle kinoise. Ce workshop fait partie du processus de formation et d’accompagnement des artistes que Vitshois a lancé depuis son retour de Hollande. « On organisera bientôt ici une vraie galerie, ça manque à Kin…» Ce retour engagé d’un artiste congolais est une aubaine pour les nombreux jeunes artistes qui sortent chaque année des Beaux-Arts, très en demande de ce type d’expérience dans un contexte de difficultés économiques manifestes et un enclavement géographique étouffant…
Un peu plus tard, ma voiture se remplit de cinq passagers pour aller jusqu’à Bilembo, grand espace culturel ouvert depuis quelques mois dans un des hangars désaffectés de Utex, l’ancienne usine de coton et de pagnes de Kinshasa. La salle d’exposition de près de 800 m² offre un volume magnifique, quadrillé par des colonnes en fonte. C’est Odewa, une plasticienne de la diaspora qui expose des portraits photos stylisés, comme dégradés par le temps. Initiative privée, portée par une poignée de « belgo- congolais », parmi lesquels Chantal Tombu, historienne de l’art, native de Lubumbashi, qui a ouvert là-bas la première galerie d’art contemporain. Cette fois le projet est plus ambitieux puisqu’il vise à réconcilier culture et nature. Un défi évident qui s’imposera dans les années avenir pour les dizaines de millions de Kinois, même si peu s’en soucient déjà… Pour sa programmation plastique, Bilembo s’appuie sur l’expertise de Francis Mampuya, l’une des figures majeures de l’art contemporain congolais…
Au bookshop de Bilembo, je croise Bienvenu Nanga, personnalité humble et affable, concepteur de fascinants automates. De ses assemblages de bric et de broc animés, naissent des pièces uniques, dans la patine des robots et objets non identifiés des comics vintage américains. Dans la cour familiale de Matonge qui lui sert d’atelier, j’ai pu voir une fusée de plus de trois mètres de haut !
Je salue aussi Freddy Tsimba, fidèle à son béret du Che sur ses dreadlocks. Il me confie qu’il est en train de préparer un projet ambitieux pour l’Europe et les États-Unis. Lui aussi, c’est un des incontournables de cette jeune génération d’artistes qui aujourd’hui occupe le terrain de l’art contemporain à Kinshasa. Ses sculptures à base de douilles de balles récupérées sont déjà des pièces cultes. Mais il est évident que la publicité qu’il donne à la violence en RDC dérange certains… Il témoigne de l’engagement et du discours de ses pairs. Sa maison de machettes (voir photo de Alain Huart), en référence aux armes des bandes de kuluna1 qui sévissaient la nuit dans les quartiers populaires jusqu’il y a peu, est un autre exemple d’art coup de poing : une case grandeur nature réalisée à base de milliers de « coupes-coupes ». Cette œuvre monumentale, créée dans la rue de son atelier de Matonge, avait suscité bien des questions. L’artiste, amusé par les interrogations que lui lançait le public, avait laissé le débat se développer. Mais l’émotion faillit presque déraper quand certains commencèrent à le soupçonner d’intentions diaboliques ! (voir le documentaire Kinshasa Moboka te de Douglas Ntimasieni et Raffi Aghekian, 2013 ; www.kinshasamobokate.cd).
En novembre dernier, Bilembo avait choisi de montrer « l’école » des peintres populaires qui gravitent autour du maître Chéri Chérin, l’un des ténors de la garde des précurseurs du genre. C’est effectivement un nombre impressionnant de jeunes et moins jeunes qui se revendiquent du maître de Njdili, immense quartier périphérique de la ville, où est implanté l’aéroport. Pour ceux qui ne connaissent pas, disons pudiquement qu’en certains coins ça ressemble à une zone post-conflit, à l’image de la majorité des quartiers reculés de la capitale… Malgré leur éloignement par rapport aux principaux opérateurs culturels de la capitale, certains de ces artistes ont leur réseau de commanditaires ; les mieux organisés sont en contact avec des privés et des galeries de l’étranger. C’est le cas notamment de JP Mika, à qui des connaisseurs achètent au fur et mesure de son rythme de production. Même s’il s’inscrit dans la tradition des peintres populaires, ce jeune artiste sûr de lui a la cote. Les portraits qu’il exécute sont un mélange d’hyperréalisme et de naïveté, où les ambiances kinoises sont croquées de façon de très espiègle.
Des modèles d’engagement
De manière plus générale, les peintres populaires de Kinshasa ont été les premiers à attirer les regards des professionnels de l’art en Europe. Leur peinture vivante, voire truculente, a acquis une reconnaissance y compris dans les galeries d’art contemporain. Des artistes comme Chéri Samba2 ou Bodo ont montré qu’il ne faut pas avoir peur de la censure et que l’humour de l’artiste permet de dire les choses, sans nécessairement passer par des symboles… Botalatala, le Ministre des Poubelles, qui siège sur quelques marches à l’arrière du Centre Culturel du Zoo, fait aussi bien autorité en matière d’engagement politique qu’en matière d’écologie. Son recours systématique au recyclage de rebus en fait un pionnier dans le domaine. « Malgré son âge respectable, il est jeune d’esprit », me confiait un artiste kinois d’une trentaine d’années.
- Kuluna : bandes de jeunes délinquants. ↩︎
- Chéri Samba : nombre de Bruxellois connaissent bien la touche de ce peintre populaire car c’est lui l’auteur de l’immense fresque sur bâche placée à l’entrée de la chaussée d’Ixelles, porte de Namur. ↩︎
- Mundelé : pluriel de mindelé, le blanc, en lingala. ↩︎
- Shegue : enfant des rues. ↩︎
- Sapeur : adepte de la SAPE, la Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes, sorte de mouvement dandy qui associe mode extravagante et musique ; typique des deux Congo. ↩︎