Il n’est pas encore six heures du matin dans le quartier « agricole » de la commune de Yolo à Kinshasa. Dans ce vaste territoire consacré aux cultures de légumes au cœur de la zone urbaine les mamans s’activent à la cueillette des matembele (feuilles de patates douces) avant de se diriger vers le marché. Mais elle ne sont pas les seules occupantes du lieu à cette heure matinale : une dizaine de jeunes se sont disséminés entre les plates bandes et chantent ou exercent leur flow. C’est un endroit idéal, calme et propice aux répétitions vocales. Chanteurs chrétiens ou de rumba, mais aussi rappeurs, tous souhaitent échapper à la misère quotidienne grâce à leur talent. Et à Yolo, on est très souvent chanteur ou rappeur quand on est jeune. La musique envahit tout, les terrasses bien sûr, mais surtout les églises créant dans la journée une véritable cacophonie. Si l’omniprésence des églises à Kinshasa suscite des vocations pour la musique religieuse, c’est là aussi que se forgent des voix, un goût pour la musique et le chant qui ensuite entrainera des jeunes à se lancer vers, l’espèrent-ils, une carrière musicale… Et le succès, la gloire et l’argent… Lorsqu’on interroge les artistes kinois sur l’âge auquel ils ont commencé à le devenir, ils sont nombreux à répondre que c’est à l’âge de cinq ans au sein de leur église qu’a commencé leur parcours. Remarqués dès leur plus jeune âge, ils intègrent des chorales, deviennent solistes et croient à leur talent, leur don, décident donc de tenter leur chance.
La rumba et le dombolo étant souvent assimilés à la musique de papa, un certain nombre d’entre eux sont tentés par les musiques dites urbaines. Beaucoup ont été d’abord impressionnés par les performances de Michael Jackson, toujours très présent dans les esprits, mais aussi par les grands du rap américain, voire français, qu’ils découvrent à la télévision ou à la radio. Les plus talentueux s’essaient au RnB mais la plupart se tournent vers le rap, sont séduits par les tenues vestimentaires mais aussi par les indices de réussite des grandes stars du rap dans le monde, par les clips qu’ils ont l’occasion de voir (grosses chaînes en or, tas de dollars, voitures prestigieuses et pléthore de jeunes femmes aux formes et visages avantageux). D’autres ont pour modèle Tupac et son discours engagé qu’ils envisagent comme un continuateur de Martin Luther King. Se dessinent des modèles auxquels on veut ressembler. Le rap, le RnB, mais aussi la breakdance deviennent une piste pour appartenir à une communauté noire qui n’aurait pas de frontière et qui, n’en ayant pas, permettrait à ceux qui réussissent de quitter le pays et d’accéder au rêve d’une vie sans problèmes financiers, une vie de dignité. Les musiques urbaines, les danses urbaines, s’expriment donc d’une part dans une volonté de rompre avec les difficultés sociales du pays mais aussi avec la génération d’avant, celle de la rumba et du dombolo, qui est réputée avoir failli. Ainsi se développent à Kinshasa deux tendances : ceux qui voient dans les musiques urbaines un moyen de s’approprier des moyens de vivre et qui copient plus ou moins ces stars internationales achetées par le pouvoir, qu’il soit politique ou économique, et ceux qui voient dans les musiques urbaines un moyen de porter un message et d’être les interprètes d’une population aux abois, ceux qui œuvrent dans une entreprise d’identification au succès connu par de grands modèles internationaux et ceux qui mènent un combat social.
L’aventure a commencé dans les années nonante avec des groupes comme Fatima CIA qui mêlaient et mêlent encore rap et dombolo, mais cela déjà dans une volonté de rupture ou tout au moins de rénovation. Mais très vite, c’est le beat qui s’impose et naît toute une génération de beatmakers. Un des premiers groupes très innovant dans ce domaine est Bawuta Kin, et dès leurs premiers titres s’exprime cette volonté de changer le pays. Bawuta Kin, c’est du rap typiquement congolais, ne serait ce que par l’utilisation du lingala. Keep quiet, le groupe qui a révélé Marshall Dixon, se lance dans un répertoire mêlant rap et chant, promeut une musique enthousiasmante qui porte des messages sociaux forts et considérés comme essentiels par ses fans. NMB la panthère radicalise sa musique en choisissant entre autres choses de n’utiliser pour s’exprimer que le kikongo. Un des grands initiateurs en terme de musique urbaine est Bebson de la Rue qui reste un des grands de la musique congolaise. Bebson est un bricoleur de génie qui touche à tout, customisation de voiture, fabrication de bijoux et de vêtements urbains, invention de machines sonores faites à partir de matériel de récupération, tout est matière à réflexion et à création pour ce constructeur de sons, musicien et chanteur à la voix inimitable. Bebson aura été de par son inventivité permanente un de ceux qui imposera une révolution dans l’esprit de toute une génération d’artistes, qu’ils soient plasticiens ou musiciens, stylistes ou performers. Il aime dire qu’il fabrique de la musique électronique, ce domaine le passionnant. Peu de ceux qui auront abordé la musique urbaine peuvent dire qu’ils n’auront pas été influencés par son talent et son inépuisable créativité.
Un musicien dans un quartier c’est comme un nouveau chef coutumier suivi par toute une génération et on peut parler de cette façon de Bebson de la Rue dans son quartier de la commune de Kinshasa ou de Jupiter Bokondji dans sa commune de Lemba. Inévitablement, cela crée des vocations et les anciens acolytes de Bebson ont aussi créé leurs propres répertoires, très inspirés de celui de leur maître. Il en va ainsi de Love qui utilise des instruments pour la plupart fabriqués par lui ou par les membres de son groupe. « Le grand prêtre de la musique Hip Hop », comme l’ont surnommé les fans de Bebson n’hésite pas à mêler les sons de la rumba à ceux de la musique traditionnelle de sa région d’origine, le pays Mongo. Il les mâtine de sons électro, de tonalité jazz, introduit des thèmes ragamuffins, rappe, et crée une musique originale à l’image de son quartier. Il est de ceux qui encouragent les autres, et tous les petits du quartier se sont vus recommander de n’avoir peur de rien, ni des rythmes zouglou, ni du jazz.
Les rythmes originaux du Congo… C’est sur cette base que beaucoup travaillent pour dépasser cette rumba venue d’ailleurs mais qui s’est si bien faite au pays qu’on la dit congolaise et qu’on la croit totalement inventée ici au point que les détracteurs de la musique urbaine, ceux-là qui n’écoutent que rumba et dombolo, dénoncent violemment une « Musique venue d’ailleurs, totalement étrangère et en rupture avec la musique congolaise ». Jupiter Bokondji et son groupe Okwess International puise dans les musiques originales du Congo, celles des villages, l’essentiel de son inspiration. Mais lui aussi, qui a vécu longtemps en Europe, crée sur cette base une musique totalement nouvelle et originale servie par une voix de basse profonde qui surprend dans un pays plus habitué aux voix de tête. Beaucoup de beatmakers se servent également de rythmes traditionnels pour fabriquer leurs beats et une oreille attentive découvre ici un thème kassaïen et là un autre venant de la province de l’oriental. Un musicien ragga comme Oliverman est passé par le Bas Congo pour alimenter sa musique de thèmes provenant de cette province mais ce chanteur d’exception joue sa partition dans un mélange de styles et de beats fabriqués par son éternel complice Stig Fingers dans une forme qui n’est qu’à lui et que connaissent bien les jeunes de son quartier de Bandal où il est considéré comme une star.