LORSQU’IL NOUS SUGGÉRA, à Bernard Debroux et à moi-même, la réalisation de ce numéro spécial d’Alternatives théâtrales consacré à Mons 2015 capitale européenne de la culture, l’intention de Daniel Cordova n’était pas de donner à cette manifestation au long cours plus d’audience et de retentissement. L’événement en soi n’en a nul besoin. L’objectif était plus noble : fonder en pensée, étayer en intelligence critique et en dramaturgie une programmation avant tout impulsée par la fête et le plaisir du spectateur, associés à la communion de toute une cité, de tout un territoire.
Si artistiquement certains projets peuvent paraître fort audacieux, beaucoup d’entre eux témoignent d’une continuité et d’une reconnaissance avérées par les prises de risque successives, au fil des saisons, sur lesquelles le Centre Dramatique Hainuyer puis Le Manège. Mons ont construit une double fidélité : à des artistes assidus et à un public élargi, dont les rendez-vous récurrents ont fini par élaborer une complicité, une attente et un parcours.
Là résident le sens global et la leçon de ce sommaire : un événement ne peut s’annoncer grand que s’il a été préparé de longue date, et si son effervescence éphémère s’inscrit dans la durée, dans le flux continu d’un effort, d’une persévérance et d’une volonté politiques qui partent humblement du défrichage pour aboutir avec patience à la récolte et aux vendanges. De cela l’article de Michel Voiturier sur l’historique du Festival Au Carré nous conforte. C’est aussi Le sens de cet événement dont on perçoit bien dans ce numéro qu’il est un point d’orgue, une étape et la promesse d’un renouvellement durable.
Insistons maintenant sur la diversité de ce sommaire, en écho à la diversité d’une programmation qu’il ne faut jamais confondre, je le rappelle, avec le fâcheux éclectisme du « un peu de tout, de tout un peu ».
« Élargir les frontières du théâtre » annonce le titre générique, en écho aux propos de Selma Alaoui et à ceux de Michel Van den Eeyden relayés par Meryl Moens : « Ouvrir le poétique ».
Brecht ne proclamait-il pas déjà dans son PETIT ORGANON que le théâtre ne cesse de s’enrichir de la convocation toujours renouvelée de ce qu’il appelait les « arts frères » ? On pense ici à la danse : Frédéric Flamand, Michèle Noiret, Michèle Anne de Mey…; aux arts plastiques, peinture et sculpture : Vincent Van Gogh, Jef Lambeaux.….; à la musique, avec Dominique Pauwels, le compositeur de L’AUTRE HIVER, et au chant, avec les Fratelli Mancuso évoqués par Laurence Van Goethem à propos de RUMORE DI ACQUE…; au cinéma, avec Jaco van Dormael ; à la vidéo : Guy Cassiers, Wajdi Mouawad, Denis Marleau et Stéphanie Jasmin, Fabrice Murgia.…; sans oublier aujourd’hui les arts et techniques numériques dont témoigne Bérengère Deroux dans son article.
Mais le théâtre à son origine, Jean Vilar citant Lope de Vega aimait à le rappeler, c’est d’abord un auteur, quelques planches et des spectateurs. Et l’écriture poétique, « textuelle » diraient certains, n’est pas en reste : Verheggen évoquant Derudder, Rimbaud et Verlaine suggérés par Normand Chaurette, les « voyants », ceux dont la souffrance se sublime en illumination universelle, Blasband en héritier du surréalisme et du détournement de sens, inversant les âges de la vie pour un voyage vers nulle part aussi étrange qu’inquiétant…
Les publics et la cité, quant à eux, sont au cœur des projets « hors les murs » menés par Selma Alaoui, Emmanuel Vinchon, Philippe Kauffmann, Jean-Michel Van den Eeyden et Lorent Wanson… Ils sont aussi au cœur des politiques transfrontalières évoquées par Didier Fusillier et Yves Vasseur.
Rien de ce qui est évoqué ici n’a vu le jour. Le présent numéro décrira donc des processus de création encore en devenir, mais pour aider le lecteur à les attendre, à les « espérer » comme on dit au-delà des Pyrénées, chacun des contributeurs, à notre demande, les aura remis en perspective, au croisement d’un itinéraire déjà repéré, identifié, et d’un projet en cours qui, le plus souvent, n’est encore qu’idée ou concept, et dont nul ne peut encore précisément imaginer la réalisation.
Ce sommaire s’enracine en Belgique, francophone et néerlandophone, wallonne, flamande et bruxelloise ; s’ouvre sur l’Europe : la France, l’Italie, la Grèce antique, la Tchéquie, les Pays-Bas.…, tout ce qui peut justifier le titre de « capitale de la culture » à l’échelle d’un continent ; mais aussi sur le monde : le Liban, le Québec, les États-Unis, le Chili. Vous n’avez plus qu’à monter à bord avec nous, dans le tramway fantôme de ces artistes en création, ou sur la passerelle de ces poètes visionnaires. Parés à « changer la vie » ? ou, à défaut, le regard qu’on a sur elle ? Alors, bon voyage en Alternatives 2015 !