MERYL MOENS : Pour la Capitale européenne de la Culture, vous montez (dans le cadre du Festival VIA), AMNESIA, une création entre théâtre, cinéma et nouvelles technologies, qui nous immerge au cœur de la Wallonie.
Jean-Michel Van den Eeyden : Le point de départ d’AMNESIA est une proposition faite par Daniel Cordova et Pascal Keiser autour de l’identité wallonne, et de l’œuvre de Jean Louvet. Pascal1 est venu avec une réflexion sur la quasi-absence de l’Histoire wallonne sur Internet et sur, par conséquent, l’absence de « mémoire digitale » de cette Histoire pour l’avenir.
Avec l’équipe du projet, j’ai alors commencé à traverser l’ensemble de l’œuvre de Jean Louvet. Une pièce nous a particulièrement interrogés : L’HOMME QUI AVAIT LE SOLEIL DANS SA POCHE (1981). Cette pièce était une commande de Philippe Sireuil àJean Louvet autour de la figure de Julien Lahaut. Sireuil voulait questionner l’identité belge francophone, lui qui en était issu mais ne l’avait connue que de loin, par une enfance au Congo et en banlieue parisienne. La Belgique était pour lui le pays des morts, puisqu’il n’y revenait que pour les enterrements. Comme moi, il avait entendu parler de l’assassinat de cette figure emblématique belge, un crime politique non-élucidé (et c’est toujours le cas presque soixante-cinq ans après les faits !). J’ai découvert Julien Lahaut — syndicaliste, antifasciste, résistant, député communiste — qui cria « Vive la République » lors du serment du Roi Baudouin et, une semaine plus tard, se fit abattre devant chez lui. Cet homme a eu toute sa vie la force de rassembler et de lutter (en pleine occupation allemande, il a mobilisé cent mille personnes à faire grève); et quelques décennies plus tard, son nom est quasi tombé dans l’oubli.
En Belgique, quand il est question d’une personnalité socialiste majeure, on fait référence au Français Jean Jaurès. On a beau avoir toute une série de rues Vandervelde, qui saurait dire aujourd’hui qui était exactement ce Émile Vandervelde ?2. Il y a quelques années, sa statue a été volée à Bruxelles ; il a fallu des semaines avant que quelqu’un ne s’en rende compte.
Peut-être que nos histoires de lutte et de militantisme nous posent des problèmes de mémoire, peut-être que cette amnésie est volontaire et typique : en Belgique, on n’aime pas trop les vagues, faire trop de bruit ; à la rigueur, on préfère que les choses s’étouffent d’elle-même. En tout cas, il y a une amnésie. Avec ce spectacle, nous allons, par « évocations », dessiner le kaléidoscope d’une certaine Wallonie.
M. M.: Un sujet qui, dans le contexte politique actuel, a des résonances particulières. Vous en tenez compte ?
J.-M. V. D. E.: C’est évidemment un terrain glissant. Mais le projet ne stigmatise ni n’accentue l’opposition que certains politiques font entre Wallons et Flamands. Le combat de Louvet n’est pas sur le nationalisme — là où la question identitaire et communautaire est particulièrement « dangereuse ». Non, Louvet pense son rappott à l’Histoire. Sans volonté passéiste, pour lui, « vous ne maîtrisez pas le présent ni le futur, si vous ne maîtrisez pas le passé ». AMNESIA ne se veut pas pour autant un cours d’Histoire ! Mais chacun de nous [l’ensemble de l’équipe du projet] a dû prendre position par rapport à ses souvenirs et ses oublis. En partant de situations de vie, de faits divers, de documentaires ou de prises de parole directe des comédiens, nous construisons une mosaïque de regards attachés et attachants sur la Wallonie, où le documentaire se mélange à la pensée poétique.
Quant àlaquestion de lasituation politique actuelle, le travail ne fige pas une région mais raconte comment nous nous construisons face à une réalité, avec nos difficultés et nos fiertés. La question du séparatisme flamand/wallon n’est donc pas directement notre sujet, même s’il se retrouve ici ou là malgré tout.
M. M.: Vous parlez de kaléidoscope, d’évocations et de l’œuvre de Louvet. Comment tissez-vous l’écriture entre ces matières ?
J.-M. V. D. E.: Nous sommes dans une écriture collective. Dominique Tack, acteur et auteur, nous fournit énormément de matière. Simon Delecosse, alias Mochélan, vient avec sa poésie, son « rap », son phrasé et son positionnement face à sa région. Nancy Nkusi reprend des fragments de Jean Louvet… C’est essentiel pour moi que chacun mette quelque chose sur la table. Je souhaite qu’il y ait le plus grand nombre de regards possibles. Nous avons déjà hâte d’aller vers un public pour découvrir ce qu’il y lit. Dans nos recherches, nous avons interrogé plusieurs personnes et Les réactions sont vives au mot « wallon ». L’identité wallonne, pour bon nombre, cela n’existe pas vraiment. Car, en somme, à quoi rattache-t-on son identité ? À un pays, une langue, une région, une ville, une commune, un quartier ? Comment chacun compose-t-il, consciemment et inconsciemment, ce qu’il est ?