POUR SA PROCHAINE CRÉATION, Guy Cassiers s’attaque et s’attache au « Rodin Belge », et plus précisément à un de ses bas-reliefs dont l’histoire ubuesque le fascine. Le sculpteur en question se nomme Jef Lambeaux (1852 – 1908) et peu de ses compatriotes en connaissent le patronyme. Né à Anvers, Le sculpteur s’y forme à l’Académie des Beaux-Arts. Membre fondateur du groupe bruxellois d’avant-garde Les Vingt (et sans doute de la franc-maçonnerie…) il est pourtant l’auteur d’un grand nombre de NYMPHES, SATIRE et autres BACCHANTE, de sculptures de danseurs et lutteurs qui témoignent de son immense appétence pour les corps vrillés ou enlacés, de son incroyable capacité à extraire la vie de la matière et à modeler admirablement le mouvement. Il est notamment l’auteur de la statue du BRABO qui trône sur la Grand-Place d’Anvers.
C’est sur une sculpture monumentale de huit mètres par douze, travaillée dans le marbre de carrare et qui siège dans un parc central de Bruxelles, que le génial metteur en scène flamand a porté son dévolu. Elle s’intitule PASSIONS HUMAINES et en rend compte par le menu. Magma de corps sous l’œil inquisiteur de la mort. À mi-chemin entre l’enfer de Dante et la joie dionysiaque, composée d’individus suppliciés et d’autres extasiés aux visages béats, aux fesses charnues et seins généreux, elle a aussitôt suscité un grand émoi. Provocation de la beauté ou corps-à-corps jugé trop sensuel. elle a déclenché les foudres de l’église catholique. Bien que commandée par le Roi Léopold I à Jef Lambeaux, l’œuvre jugée indécente a dû très rapidement se draper d’un voile pudique. Le même Roi passa commande à l’architecte Victor Horta d’un Pavillon1 censé abriter le scandaleux bas-relief.… Ironie de l’histoire, une des œuvres les plus célèbres de Belgique est ainsi restée à l’abri des regards pendant plus d’un siècle2. Troublé et amusé par cette affaire rocambolesque — quintessence des rapports de l’art et du pouvoir, Guy Cassiers en fait le point de départ d’une pièce qui s’inscrira dans sa sublime saga des passions humaines.
Sylvie Martin-Lahmani : Pour votre prochaine création qui verra le jour en 20153, vous vous intéressez aux PASSIONS HUMAINES de Jef Lambeaux, à l’histoire de sa représentation sur les plans artistiques et politiques. Pour commencer, pouvez-vous nous parler de votre première rencontre avec ce bas-relief monumental ?
Guy Cassiers : Je l’ai découvert en préparant la mise en scène du RING de Richard Wagner4. Kurt d’Haeseleer, l’artiste vidéo qui a fait toutes les images de cette création — et qui habite à Bruxelles — , m’a dit que tout ce dont nous avions besoin était contenu dans LES PASSIONS HUMAINES de Lambeaux. Selon lui, l’essence de ce que Wagner dit est dans cette sculpture. L’atelier de décor du Teatro della Scala l’a reproduit à une échelle supérieure à l’original. Une dizaine de personnes a travaillé pendant plus de deux mois à la construction de ce bas-relief (une copie en plâtre capable d’accueillir des projections vidéo). À la fin du RING, la sculpture des PASSIONS HUMAINES qui était en fond de scène s’avance vers le public, et c’est seulement à ce moment-là que la sculpture révèle sa véritable identité.
C’était très bien de l’utiliser comme point final du RING, mais son histoire m’a fasciné bien au-delà. C’est une de nos plus chères œuvres d’art ! Subventionnée par le Roi Léopold II avec l’argent qu’il a reçu du Congo, cette pièce de commande se situe depuis plus d’un siècle dans un parc central de Bruxelles (Le Parc du Cinquantenaire) sans que personne ou presque ne la connaisse. C’est si bizarre ! Pour moi, l’histoire de cette sculpture est symptomatique de l’histoire de la Belgique. S’y entremêlent des questions de politique communautaire belge (l’Église et la maison royale) et plus récemment de politique internationale (le roi Baudouin a offert le bas- relief et l’édicule qui l’abrite au roi Khaled d’Arabie Saoudite en 1979…), mais aussi de jalousie entre artistes (Lambeaux et Horta).. Pour toutes ces raisons, LES PASSIONS HUMAINES interrogent largement notre identité culturelle et la responsabilité d’un artiste dans cette société. Le dramaturge Erwin Mortier a d’ailleurs imaginé des rencontres et des dialogues entre Victor Horta et Léopold I à ce sujet. C’est vraiment drôle quand on sait que Léopold IT se considérait en quelque sorte comme un artiste. Il pense avoir sculpté Bruxelles ! Il en avait en tout cas l’ambition et s’en sentait responsable. Créer une identité pour une nation, ce sont des propos que je n’entends pas dans la bouche de notre roi actuel.
Cette œuvre évoque également lagrande dispute qui opposait les Catholiques et les socialistes, à une période (in XIXe, début du XXe siècle) où il y avait des idéologies politiques. Quelle est la place et la fonction de l’art dans ce débat idéologique aujourd’hui, alors que la société change à grande vitesse ? C’est aussi cela que notre spectacle questionne.
Sulzberger : L’art et la politique sont deux affaires différentes, Gilbert.
Vandecaveye : L’art sans politique, ça devient un ballotin de pralines !
Sulzberger : Si l’art fait de la politique, l’art devient un pamphlet, un pastiche, une caricature5 !
S. M.-L.: Je crois que toutes les histoires rapportées dans votre spectacle sont vraies et que seuls les dialogues sont fictifs. En dehors des personnages principaux que sont le sculpteur Jef Lambeaux, l’architecte Victor Horta et le Roi Léopold IT, vous donnez la parole à de nombreux personnages pas si « secondaires » :commentateurs de tous bords, critiques modernes et anarchistes vindicatifs, conjointes légitimes (ou pas).
Guy Cassiers : Tous les dialogues sont fictifs en effet, mais les éléments biographiques sont vrais. Il est important de souligner que tous les personnages cités dans le texte ont réellement existé. Bien sûr, leurs rencontres sont inventées, mais on ne dit rien de faux. C’est la force d’Erwin Mortier — qui a une remarquable culture de cette période —, de parvenir à en créer une image très juste. Les conflits qui opposaient les Wallons et les Flamands étaient presque les mêmes qu’aujourd’hui, à ceci près que la richesse de la Belgique était détenue par les Wallons…
S. M.-L.: C’est pour traduire la dichotomie qui règne en Belgique que vous avez choisi de faire jouer des acteurs qui parlent en néerlandais et en français.
Guy Cassiers : Oui, je souhaite qu’il y ait un vrai mix sur scène:les Flamands comme les Wallons s’exprimeront dans les deux langues. On va jouer sur Le désir mutuel de compréhension entre les deux communautés, mais également sur la difficulté à se faire comprendre. Aujourd’hui comme il y a cent ans, des séparatistes pensent que notre pays doit être scindé. On assiste à une résurgence des nationalismes, un peu partout en Europe d’ailleurs. Vous êtes confrontés au même problème en France, même s’il paraît moins aigu qu’en Belgique. Ici, la division existe déjà de manière très forte. Beaucoup de choses sont séparées administrativement, on a déjà un gouvernement en Flandre et un autre en Wallonie.
Le fait que ce spectacle soit créé dans le cadre de Mons, capitale culturelle 2015, en collaboration avec le Théâtre National de Bruxelles, est aussi un signe politique. Nous avons fait le choix de travailler avec des acteurs des deux communautés. Dans une ville comme Anvers où trente pour cent de la population vote pour l’extrême droite, il est très important que nous cherchions à faire tomber les barrières qui séparent nos cultures. Par ailleurs, chaque année dans notre théâtre, nous présentons des spectacles francophones pendant une semaine à nos publics. Pour LES PASSIONS HUMAINES, j’ai déjà (pour la première fois de ma vie) auditionné des acteurs qui m’ont été recommandés par le Théâtre National de Bruxelles et Le Manège à Mons. Tout simplement parce que je ne connais pas Le théâtre francophone ! Il n’y a vraiment aucun (ou presque) dialogue entre les Flamands et les Wallons, pas même à Bruxelles, pas même entre artistes. Grâce à ce projet, j’ai découvert une trentaine d’acteurs vraiment intéressants. Le plus difficile était de faire un choix parmi eux… Chacun parlera donc dans les deux langues en conservant la part d’erreurs liée à cette difficulté. Pour le moment, le texte d’Erwin Mortier est écrit dans une très belle langue, qui n’est pas forcément celle du dialogue.
Il faudra la faire évoluer en acceptant de jouer avec certains malentendus.
S. M.-L.: J’aimerais qu’on revienne à l’œuvre de Jef Lambeaux, à ce qu’elle vous a inspiré au-delà de votre analyse politique et historique.
Guy Cassiers : Pour moi, elle contient toutes les passions des êtres humains dans leurs variantes positives et négatives : avec leur part de cruauté, mais aussi avec celles dont on peut être fiers comme la beauté et l’amour. Toutes les choses sont là sous vos yeux, mais il est bien difficile de s’en faire une idée tranchée. On y trouve certes des représentations du Bien et du Mal, mais le focus de Lambeaux est porté sur le gris entre les deux… Par ailleurs le personnage de La Mort occupe une place centrale dans cette sculpture. Elle semble superviser l’ensemble. C’est sans doute ce qui a le plus choqué à l’époque !Je ne pense pas que la nudité soit un grand problème. C’est plutôt l’inconvenance de la composition : un squelette est au centre et se trouve à l’endroit qui est plus généralement occupé par Jésus-Christ ou Dieu.

Photo D. R.
S. M.-L.: Je reviens sur la nudité. Vous dites qu’elle ne pose pas problème dans cette œuvre et pourtant les corps y sont représentés dans des postures absolument improbables. Tête-à-tête, corps-à-corps, l’enchevêtrement est stupéfant. Et bien qu’il s’agisse d’une immense fresque de marbre, a priori froide et figée, ce bas-relief donne étonnamment le sentiment de la chair et du mouvement …
Sulzberger : Il (Lambeaux) cherche dans son œuvre, dans son œuvre et par son œuvre. Il ressent intensément avec ses mains la cruauté de la guerre et de la mort, la souffrance et le plaisir. Il pense en volumes. Oui, Lambeaux est tellement capable de séduire la matière, de la pousser à vivre qu’elle semble presque respirer…!6




