Pour trouver la paix, il me faut aller là où est la guerre

Pour trouver la paix, il me faut aller là où est la guerre

Entretien avec Lorent Wanson

Le 22 Jan 2015
Karen Mena, Karla Huenchen, Fernando Perez, Emilio Ciriza, Felipe Lagos, Lorena Ramirez dans HISTORIA ABIERTA de Lorent Wanson, 2011. Photo José Alvear.
Karen Mena, Karla Huenchen, Fernando Perez, Emilio Ciriza, Felipe Lagos, Lorena Ramirez dans HISTORIA ABIERTA de Lorent Wanson, 2011. Photo José Alvear.

A

rticle réservé aux abonné·es
Karen Mena, Karla Huenchen, Fernando Perez, Emilio Ciriza, Felipe Lagos, Lorena Ramirez dans HISTORIA ABIERTA de Lorent Wanson, 2011. Photo José Alvear.
Karen Mena, Karla Huenchen, Fernando Perez, Emilio Ciriza, Felipe Lagos, Lorena Ramirez dans HISTORIA ABIERTA de Lorent Wanson, 2011. Photo José Alvear.
Article publié pour le numéro
124 – 125
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

BERNARD DEBROUX : Il y a près de trente ans que tu es engagé dans le théâtre où tu occu­pes une place sin­gulière. Ne peut-on pas dire qu’il y a tou­jours eu dans ton tra­vail une dou­ble dimen­sion ? Il y avait dans les pre­miers spec­ta­cles (MUSIK, SALOMÉ), une exi­gence esthé­tique, une volon­té de renou­veau de l’art de la mise en scène. D’autres spec­ta­cles ont suivi dans cette veine (SAINTE-JEANNE DES ABATTOIRS, UN ENNEMI DU PEUPLE). Et, en même temps, il y avait Le souci d’aller à la ren­con­tre et de tra­vailler avec un pub­lic qui était en dehors des cir­cuits habituels des spec­ta­teurs de théâtre. Ce furent des expéri­ences comme celles de CQFD avec une organ­i­sa­tion syn­di­cale ou celle tout à fait éton­nante des AMBASSADEURS DE L’OMBRE avec ATD Quart Monde. On a le sen­ti­ment que tu aurais pu pour­suiv­re une car­rière très recon­nue avec des spec­ta­cles à l’esthé­tique très mar­quée par un renou­veau de la mise en scène et en même temps que cette volon­té, ce choix de tra­vailler autrement et avec un autre pub­lic a été pré­dom­i­nant.

Lorent Wan­son : Il y a deux pans, cer­taine­ment, qui sont liés à des ren­con­tres, à des choix qui s’opèrent à des moments charnières.

Quand on fait des petits spec­ta­cles dans la cave de ses par­ents, on veut par­ler à ses voisins et ses par­ents. Ensuite, quand on entre dans des écoles de théâtre, on veut con­tin­uer à par­ler aux gens que l’on con­naît : les profs, les condis­ci­ples. On se détache peu à peu de ces raisons pre­mières.

UN ENNEMI DU PEUPLE a été un très gros suc­cès du Théâtre Nation­al à l’époque. Durant trois saisons, les salles étaient pleines. Il y avait, à ce moment, des grèves d’en­seignants ; les profs ont pris le spec­ta­cle comme une sorte de ban­nière. J’avais pour­tant l’im­pres­sion que les salles restaient « homogènes ». Si les ques­tions cen­trales d’UN ENNEMI DU PEUPLE tour­naient autour du débat, de la démoc­ra­tie, y com­pris dans la scéno­gra­phie, je me demandais com­ment arriv­er à « hétérogénéis­er » le pub­lic.

Je reçois des sub­ven­tions publiques. Qu’est-ce que cela sig­ni­fie si je ne fais pas un tra­vail qui peut s’adress­er à chaque citoyen qui, par ses impôts, paie pour que je puisse, moi, faire mon tra­vail.

Artis­tique­ment, je fais par­tie d’une lignée qui trou­ve ses racines dans le tra­vail de met­teurs en scène comme Marc Liebens, et en même temps je me sens héri­ti­er d’un courant qui œuvrait pour la démoc­ra­ti­sa­tion du théâtre.

Yan­nic Man­cel : J’ai l’im­pres­sion en effet que l’on retrou­ve dans ta démarche les grandes con­tra­dic­tions, les grandes ten­sions dialec­tiques entre des ques­tions de forme et des ques­tions de con­tenu. Cer­tains de tes spec­ta­cles comme MUSIK ou SALOMÉ explorent davan­tage la ques­tion du lan­gage, de la gram­maire, de la rhé­torique, du signe. D’autres spec­ta­cles qui ne sont pas si

dif­férents de ces deux-là comme CQFD, UN ENNEMI DU PEUPLE, SAINTE JEANNE affir­ment très fort l’en­gage­ment de l’artiste citoyen dans un com­bat, dans la prob­lé­ma­tique de la lutte des class­es, de la vérité, de la lutte con­tre la cor­rup­tion.

Quels sont les out­ils esthé­tiques que tu utilis­es pour réalis­er ce tra­vail ? Il y a cette démarche de la « frag­men­ta­tion », de la brièveté, du séquençage, et par ailleurs la dimen­sion de la choral­ité. Ce sont, me sem­ble-t-il, deux fils rouges de tes mis­es en scène.

L. W.: La ques­tion de la choral­ité est fon­da­men­tale.

Jusqu’à SAINTE JEANNE, je me sens assez « mem­bré » idéologique­ment. Je pense que Le théâtre et nos proces­sus de tra­vail vont chang­er le monde ; il y a une cer­ti­tude que le théâtre qu’on fait a une rai­son poli­tique.

Que se passe-t-il dans les répéti­tions ouvertes mis­es en place pour SAINTE JEANNE ? L’idée du « non-pub­lic », l’idée de « l’autre » va pren­dre une dimen­sion très con­crète. La parole de l’autre, sa réal­ité vont appa­raître au pre­mier plan. Ces ques­tions vont cul­min­er jusqu’aux AMBASSADEURS DE L’OMBRE. Les sché­mas idéologiques face à ce que les gens tra­versent ne tien­nent plus la route. La ques­tion n’est plus de faire — même si j’aime bien l’ex­pres­sion —, un théâtre d’u­til­ité publique, le tra­vail doit plutôt être un ter­rain où nous con­fron­tons et parta­geons des expéri­ences humaines. En quoi la cul­ture de celui qui est en face de moi serait inférieure à la mienne ?

L’ob­jec­tif est de faire de la cul­ture partagée, de la cul­ture de ren­con­tres. Des chocs qu’on n’essaye pas d’annihiler. Dans LES AMBASSADEURS DE L’OMBRE, tra­vailler avec des non pro­fes­sion­nels ne sig­nifi­ait pas faire du théâtre ama­teur, mais créer une œuvre qui tienne compte de leur cul­ture et de notre cul­ture. C’est cette démarche que je vais dévelop­per ensuite, sur RUPPE en Ser­bie, sur AFRICARE, sut HISTORIA ABIERTA. Cela nous con­duit à la ques­tion de la choral­ité.

À par­tir de ces expéri­ences-là, je me suis ren­du compte que j’ai passé beau­coup de temps de ma vie à écouter des his­toires et à avoir des voix, des voix, des voix.

Y. M.: Dans choral­ité, il y a aus­si poly­phonie…

L. W.: J’ai écrit un texte où je me posais la ques­tion de savoir pourquoi je n’arrivais pas à deman­der aux gens de chanter à l’unisson. Ce qui m’in­téresse dans la choral­ité, c’est que cha­cune des voix puisse avoir sa pro­pre incli­na­tion. Comme dans mes com­po­si­tions musi­cales : qu’un élan musi­cal soit de porter, qu’un autre élan musi­cal soit de met­tre en doute, qu’un autre élan musi­cal racon­te que c’est déjà per­du — que ces trois, qua­tre, cent voix se fassent enten­dre.

J’ai beau­coup tra­vail­lé dans les écoles ; ce tra­vail amène naturelle­ment à la choral­ité. Dévelop­per le sens du partage, que tout le monde ait une voix ; faire enten­dre des fables avec des voix qui soient dif­férentes.

Y. M.: La frag­men­ta­tion per­met à chaque indi­vidu, à chaque sujet, dirait-on en psy­ch­analyse, de s’ex­primer. En même temps la choral­ité lui per­met de se rat­tach­er à un groupe humain qui forme une société, une com­mu­nauté, une citoyen­neté.

L. W.: Le sens même de tout ce que j’ai abor­dé dans mon tra­vail est tou­jours lié aux rap­ports de l’individu, de l’intime avec la société. En quoi faisons-nous cet inces­sant aller-retour?En quoi, en tant qu’individu, faisons-nous par­tie d’une société ?

Les choix au théâtre sont sou­vent faits par rebonds et par propo­si­tions.

Il n’y aurait pas eu le tra­vail en Ser­bie (RUPE) s’il n’y avait pas eu LES AMBASSADEURS DE L’OMBRE, comme il n’y aurait pas eu non plus AFRICARE et il n’y aurait pas eu HISTORIA ABIERTA s’il n’y avait pas eu AFRICARE.

Daniel Cor­do­va : Si j’ai pro­posé à Lorent d’aller en Afrique et au Chili, c’est que je sen­tais chez lui cette capac­ité de pren­dre en compte de façon forte cette ten­sion entre le poli­tique et la forme. J’ai pen­sé que Lorent avait cette capac­ité d’explorateur mais aus­si de déclencheur des poten­tial­ités qui exis­taient là-bas en Afrique. Lorent a mis sur pied une méth­ode pour récolter l’in­for­ma­tion et suite aux obser­va­tions faites sur place, d’in­té­gr­er ces formes dans le spec­ta­cle AFRICARE.

Pour le Chili, il s’agis­sait de traiter les blessures fortes qui sont dans la mémoire des gens. Com­ment créer un spec­ta­cle en lien avec cette mémoire douloureuse de la dic­tature, mais dans une forme dif­férente de ce qui se fait au Chili ? Ain­si a sur­gi une créa­tion dans laque­lle se retrou­vaient trois scéno­graphes, deux com­pos­i­teurs, deux choré­graphes, et au début trois per­son­nes qui par­tic­i­paient à l’écri­t­ure. Il s’agis­sait d’un risque énorme, mais Lorent a cette capac­ité d’en­traîne­ment qui a per­mis au pro­jet d’aboutir.

Y. M.: J’ai encore ressen­ti cette méth­ode de tra­vail dans ton dernier spec­ta­cle, UNE AUBE BORAINE. Par­tant d’une chan­son de Brecht, il y a un con­cept qui est sou­vent affec­tif et sen­ti­men­tal. Ensuite, comme la chan­son de Brecht évoque la ques­tion de l’ex­il et de l’im­mi­gra­tion, Lorent va se doc­u­menter, Lire. Puis, il réécrit, non seule­ment d’un point de vue textuel mais aus­si au plateau. Dans la troisième phase de la méth­ode, il y a une espèce de super­po­si­tion écri­t­ure textuelle / écri­t­ure de plateau.

A

rticle réservé aux abonné·es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte 1€ - Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
5
Partager
auteur
Co-écrit par Meryl Moens
En 2011, après son diplôme en mise en scène à l’IN­SAS, Meryl Moens tra­vaille aux côtés de Pas­cale...Plus d'info
auteur
et Daniel Cordova
Diplômé en Mise en scène et cinéma à l’IN­SAS, Daniel Cor­do­va exerce d’abord une carrière de musi­cien. Per­cus­sion­niste,...Plus d'info
Bernard Debroux
et Bernard Debroux
Fon­da­teur et mem­bre du comité de rédac­tion d’Al­ter­na­tives théâ­trales (directeur de pub­li­ca­tion de 1979 à 2015).Plus d'info
auteur
et Yannic Mancel
Après l’avoir été au Théâtre Nation­al de Stras­bourg puis au Théâtre Nation­al de Bel­gique, Yan­nic Man­cel est depuis...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
#124 – 125
mai 2025

Elargir les frontières du théâtre

23 Jan 2015 — LES NOUVELLES technologies, on vit très bien sans, mais l’on risque de ne pas comprendre ce qui est en train…

LES NOUVELLES tech­nolo­gies, on vit très bien sans, mais l’on risque de ne pas com­pren­dre ce qui est…

Par Bérengère Deroux
Précédent
21 Jan 2015 — TERRE D'ACCUEIL de plusieurs vagues d'immigration, cœur de la révolution industrielle, bras des premiers grands mouvements sociaux de l’histoire belge,…

TERRE D’ACCUEIL de plusieurs vagues d’im­mi­gra­tion, cœur de la révo­lu­tion indus­trielle, bras des pre­miers grands mou­ve­ments soci­aux de l’histoire belge, le Bori­nage est un ter­ri­toire de rêves et de désil­lu­sions. Après avoir fait la richesse…

Par Meryl Moens
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total