Mon cher Georges,
C’EST ÉTRANGE à l’instant où tu me parlais de ce numéro de la revue consacré à l’amitié et que tu me faisais celle de m’inviter à y participer, j’ai ressenti aussitôt comme une obligation à payer (modestement) un tribut à elle (l’amitié) à qui j’ai beaucoup sacrifié ou, disons de manière moins prétentieuse ou plus exacte, à qui je dois beaucoup. Parce qu’elle m’a toujours tiré du gouffre de la solitude, que je sais pourtant foncière et définitive, et parce que je la préfère à la société à laquelle je sais, comme dirait Montaigne, que je ne peux rien apporter, ou pas grand- chose. La société, je n’ai jamais pu vraiment m’y faire ; il serait sans doute de peu d’intérêt d’expliquer comment j’ai raté mon entrée dans la société mais c’est un fait que je répugne à accepter ses obligations, ses conventions, ses compétitions, ses rétributions, ses sanctions, ses décorations, ses institutions surtout. Donc je te dirai d’abord que j’aime l’amitié parce qu’elle ignore l’institution, y échappe, – c’est notable quand même – qu’elle ne peut pas tourner à institution, qu’elle ne s’institutionnalise pas, comme l’amour le fait, hélas !, dans le mariage ou l’esprit (la vie de l’esprit) dans l’université, dans la culture au sens administratif du mot, dans toutes les formes sociales que prend la vie intellectuelle, avec ces ordres (il paraît même qu’il y a un ordre des Arts & Lettres!). L’amitié est libre, ce qui ne l’empêche pas de créer des liens (pas ceux des réseaux sociaux, ça va de soi). ou d’avoir ses rites, ce qui est une autre affaire. C’est toujours une union libre. on ne peut pas lui coller d’adjectif : il n’y a pas d’amitié politique (à développer), pas d’amitié professionnelle (on le sait bien), pas d’amitié raciale, religieuse, etc. Je laisse de côté la question de l’amicale qui concerne surtout les boulistes et autres pêcheurs à la ligne.