Quelles sont nos alternatives ?

Entretien
Théâtre

Quelles sont nos alternatives ?

Le 29 Avr 2016
La Grande parade des mou- vements Hartbovenhard et Tout autre chose, 2015. Photo DR.
La Grande parade des mou- vements Hartbovenhard et Tout autre chose, 2015. Photo DR.

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La Grande parade des mou- vements Hartbovenhard et Tout autre chose, 2015. Photo DR.
La Grande parade des mou- vements Hartbovenhard et Tout autre chose, 2015. Photo DR.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 128 - There are aslternatives!
128
Trois sphères

AL Dans ce pre­mier numéro piloté par la nou­velle équipe de direc­tion, nous avons souhaité inter­roger le titre de notre revue, trente-cinq ans après sa créa­tion et, avec lui, une cer­taine dimen­sion poli­tique des arts de la scène. Les sci­ences humaines, le monde asso­ci­atif et la créa­tion sont trois sphères où, poten­tielle­ment, la société peut se réin­ven­ter. Je souhait­erais com­mencer un pre­mier tour de table pour ten­ter de pos­er un con­stat. Com­ment expliquez-vous que ces trois sphères – pen­sée, mou­ve­ments citoyens, créa­tion artis­tique – ne se ren­con­trent-elles pas davan­tage ?

« Pose-t-on la ques­tion
en ter­mes de représen­ta­tion
–que mon­tre-t-on sur un plateau ?
– ou en ter­mes de pro­duc­tion ? »

MG Je ne peux répon­dre que pour la créa­tion artis­tique : je ne suis pas cer­tain que ce secteur ait la pos­si­bil­ité de réin­ven­ter le monde… L’art représente le monde mais je ne pense pas qu’il souhaite réelle­ment le chang­er ni qu’il le remette fon­da­men­tale­ment en cause ; il tend même par­fois plutôt à repro­duire les logiques du sys­tème néo-libéral. Le mod­èle de développe­ment du pro­jet artis­tique le plus répan­du – pro­duc­tion, dif­fu­sion – per­pétue ces logiques, même s’il existe des ini­tia­tives qui relèvent de l’exception. Si on regarde l’ensemble du secteur, on est très loin d’un idéal révo­lu­tion­naire. 

MA La non remise en cause du sys­tème dans le milieu artis­tique a moins d’excuses qu’ailleurs. Ce milieu est inscrit dans la société. Il en repro­duit les logiques mais ses marges de lib­erté et ses pos­si­bil­ités de sor­tir du cadre y sont plus grandes qu’ailleurs.

MG Cette marge de lib­erté induit une respon­s­abil­ité du secteur artis­tique. Les con­traintes de pro­duc­tion actuelles font qu’il est beau­coup plus facile de mon­ter un spec­ta­cle bien pen­sant et joli et de le tourn­er à tra­vers la planète que de faire une œuvre véri­ta­ble­ment poli­tique. 

Henri Liebman dans Liebman Renégat, conception Henri Liebman, collaboration à la mise en scène David Murgia, musique Philippe Orivel, Théâtre Varia, Bruxelles, 2015. Photo Leslie Artamonow.
Hen­ri Lieb­man dans Lieb­man René­gat, con­cep­tion Hen­ri Lieb­man, col­lab­o­ra­tion à la mise en scène David Mur­gia, musique Philippe Oriv­el, Théâtre Varia, Brux­elles, 2015.
Pho­to Leslie Arta­monow.

ND La ques­tion est dif­fi­cile à uni­ver­salis­er : il n’y a pas LE monde de la pen­sée ou LE monde créatif. À par­tir des années 1970 en Bel­gique fran­coph­o­ne, un cer­tain théâtre a voulu inter­venir dans la société en tra­vail­lant d’abord sur les struc­tures, c’est-à-dire sur ses con­di­tions de pro­duc­tion : avec qui « faire théâtre », com­ment faire théâtre et où faire théâtre. Avec le temps, le monde du « théâtre-action », par exem­ple, a eu à se resituer par rap­port à ses relais poli­tiques (les mutuelles, les syn­di­cats, etc.). Le théâtre insti­tu­tion­nal­isé a cher­ché sa place face aux con­traintes de la société, notam­ment économiques. Ain­si, dans les années 1990, par exem­ple, les théâtres étaient « som­més » d’agir sur leur quarti­er. Aujourd’hui, ce qui est poli­tique reste assez flou. Cer­tains artistes, comme Joël Pom­mer­at, dis­ent ne pas faire du théâtre poli­tique, d’autres revendiquent un théâtre qui serait davan­tage mil­i­tant. Ce flou n’est pas un hasard. Pose-t-on la ques­tion en ter­mes de représen­ta­tion – que mon­tre-t-on sur un plateau ? – ou en ter­mes de pro­duc­tion ? Les reven­di­ca­tions de con­di­tions de pro­duc­tion dans un cadre don­né s’uniformisent beau­coup : on essaie d’agir sur la Min­istre ou dans les cab­i­nets mais les cadres sont peu remis en ques­tion. C’est là le prob­lème. Entre le milieu asso­ci­atif, le milieu théâ­tral insti­tu­tion­nal­isé et la mou­vance du théâtre-action, les élé­ments de dif­féren­ci­a­tion sont le lieu et les con­di­tions de pro­duc­tion. Il faudrait s’emparer de cette ques­tion-là. Les ren­con­tres après les spec­ta­cles, le lien avec l’associatif qui est souhaité et mis en place par beau­coup d’artistes, est-ce que ça trans­forme réelle­ment le cadre ?

CS La pré­ten­tion qui con­siste à pos­er un « ver­nis poli­tique » à la créa­tion, à se mon­tr­er ouvert aux change­ments, ne résiste pas quand on grat­te un peu. Comme ailleurs dans la société, c’est au niveau des très petites échelles que les choses sont expéri­men­tées et se réin­ven­tent, très peu au niveau du fonc­tion­nement glob­al : les mod­èles cri­tiqués sont tout de même repro­duits. 

SML Si le théâtre en salle reste très cloi­son­né, le développe­ment du théâtre hors les murs et de la créa­tion in situ a beau­coup ouvert le champ des pos­si­bles à des­ti­na­tion d’autres publics et a été très soutenu par les pou­voirs publics (créa­tion de labels, nou­velles sub­ven­tions, etc.). Si ces pra­tiques sont encore con­sid­érées comme « mineures », en tout cas moins nobles que le théâtre en salles, elles se sont tout de même insti­tu­tion­nal­isées. Le cloi­son­nement entre artistes pro­fes­sion­nels et ama­teurs s’y amenuise, l’inscription dans le ter­ri­toire peut être plus forte. On par­le de « démarch­es artis­tiques partagées », les exem­ples sont nom­breux d’artistes qui prélèvent une matière sur un ter­ri­toire et per­me­t­tent un tra­vail par­ti­c­uli­er de médi­a­tion et de ren­con­tres.

DM Je voudrais revenir sur la pre­mière inter­ven­tion de Matthieu. J’observe des préoc­cu­pa­tions très com­munes à l’ensemble des per­son­nes qui tra­vail­lent dans les arts de la scène, sou­vent con­cen­trées autour de phénomènes négat­ifs pro­duits par le néolibéral­isme. De nom­breux artistes ten­tent, au plateau, de « faire quelque chose », de racon­ter des his­toires qui relaient ces préoc­cu­pa­tions. Bien enten­du, les modes de pro­duc­tion sont par­fois en totale con­tra­dic­tion avec les pro­pos tenus. Il y a aus­si des chercheurs sci­en­tifiques qui sont poussés à la pro­duc­tion effrénée d’articles et tra­vail­lent selon des normes en oppo­si­tion à ce qu’ils revendiquent. Il est fréquent de s’opposer aux modes de pro­duc­tion dont on béné­fi­cie en même temps…

AL On peut vouloir chang­er le monde mais ne pas y par­venir… Ce que j’entends dans l’inter­vention de Matthieu, c’est un point de vue sur le « résul­tat » des œuvres, pas sur les inten­tions de leurs auteurs.

Les conditions du décloisonnement
La Grande parade des mou- vements Hartbovenhard et Tout autre chose, 2015. Photo DR.
La Grande parade des mou­ve­ments Hart­boven­hard et Tout autre chose, 2015.
Pho­to DR.

DM Ce point d’intersection entre chercheurs cri­tiques, artistes et asso­ci­at­ifs, c’est-à-dire entre des pro­duc­teurs de pen­sée, des « racon­teurs d’histoires » et des gens de ter­rain, me sem­ble cru­cial et je m’étonne que la ren­con­tre n’existe pas davan­tage. Il faut chercher des raisons pra­tiques et non théoriques : quelle est cette plate­forme qui ne parvient pas à exis­ter ? Je pense que les artistes ont un rôle à jouer avec les penseurs pour soutenir l’action de ter­rain des mou­ve­ments asso­ci­at­ifs. Si on se demande com­ment lim­iter le pou­voir du poli­tique ou de l’économique, com­ment éviter con­crète­ment, par exem­ple, que le TTIP s’impose, il me paraît évi­dent que les per­son­nes qui savent pro­duire de la (contre-)pensée et celles qui savent la trans­met­tre doivent tra­vailler ensem­ble pour faire émerg­er des alter­na­tives au mod­èle dom­i­nant imposé. Les uni­ver­si­taires par­lent trop dans les uni­ver­sités, les artistes sont trop dans les théâtres : les uns et les autres devraient sor­tir de leurs « milieux naturels » et soutenir la rue pour créer des alter­na­tives con­crètes.

« La vraie pen­sée intel­lectuelle
est une pen­sée laborieuse,
du secret, de la con­cen­tra­tion,
qui n’a pas d’impact direct. »

MA Il est cer­tain que les struc­tures offi­cielles empêchent les alter­na­tives. L’organisation du tra­vail qui domine dans le monde artis­tique se retrou­ve aujourd’hui dans le monde de la pro­duc­tion : tra­vailler par pro­jets, intéri­oris­er les con­traintes… J’observe tout de même une con­ver­gence ces dernières années : l’expérience de « Tout autre chose1 » a été lancée en par­tie par des artistes issu du monde théâ­tral, tout comme celle des « Acteurs des temps présents2 ». Ce sont de nou­velles manières de se retrou­ver dans l’espace pub­lic. De plus, en se retrou­vant, ces per­son­nes dévelop­pent une manière de s’exprimer proche du mode théâ­tral. J’ai récem­ment par­ticipé à un débat sur la sécu­rité sociale à La Lou­vière où des mutu­al­istes wal­lons et africains avaient matéri­al­isé leur jume­lage en créant ensem­ble une pièce de théâtre. D’autres expéri­ences sim­i­laires m’ont été rap­portées. Le mode théâ­tral est util­isé comme out­il. 

AL Nan­cy, perçois-tu des raisons his­toriques qui expli­queraient que l’institution théâ­trale ne soit pas actuelle­ment le lieu priv­ilégié de ce décloi­son­nement ? Des choix passés de poli­tique cul­turels peu­vent-ils être pointés ?

ND Depuis les années 1930 et l’agit-prop, il y a une grande tra­di­tion de mobil­i­sa­tion du fait théâ­tral à visée sociale et poli­tique. Les expli­ca­tions sont sim­ples : le théâtre peut être un art pau­vre, qui échappe très vite à la cen­sure poli­tique (se déploy­ant et dis­parais­sant rapi­de­ment), et il s’agit d’un art éminem­ment social puisqu’il rassem­ble les gens. Mais aujourd’hui, la créa­tiv­ité est tou­jours davan­tage mise au ser­vice de l’esprit d’entreprise, dans le cadre de ce que Boltan­s­ki appelle le « nou­v­el esprit du cap­i­tal­isme ». Cela oblige la « vraie » créa­tion à réin­ven­ter son pro­pre mod­èle. 
Pour revenir à ta ques­tion, je pense que ces caté­gories sont des pré-con­struc­tions. Il faudrait inter­roger ce qu’est « l’associatif ». Durant les années 1970, en Bel­gique fran­coph­o­ne, au moment de la trans­for­ma­tion de l’institution par le Jeune Théâtre, les syn­di­cats étaient com­plète­ment dans le jeu et, par­mi cette généra­tion du Jeune Théâtre plusieurs fig­ures mar­quantes prove­naient du monde intel­lectuel et uni­ver­si­taire (Jean-Marie Piemme, Michèle Fabi­en, Jean Lou­vet…). Or, la pen­sée événe­men­tielle domine large­ment aujourd’hui. Les journées d’études dans les théâtres sont des événe­ments ponctuels sans grande retombée : les intel­lectuels sont con­tents d’avoir été invités et le théâtre est con­tent d’avoir fait un débat. L’un et l’autre monde sont d’ailleurs poussés à des rap­proche­ments, peu impor­tent les effets. Or, la vraie pen­sée intel­lectuelle est une pen­sée laborieuse, du secret, de la con­cen­tra­tion, qui n’a pas d’impact direct. Et, par ailleurs, le théâtre étant un art large­ment minori­taire aujourd’hui, il n’intéresse guère les intel­lectuels, en dehors des spé­cial­istes. Surtout, l’un et l’autre de ces mon­des ont des con­traintes insti­tu­tion­nelles fortes, notam­ment en matière d’évaluation. Il faut trou­ver les manières d’agir dans ces sit­u­a­tions – ou les trans­former – mais une dif­fi­culté réside dans la récupéra­tion per­ma­nente opérée par la logique insti­tu­tion­nelle. 

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