Des conditions difficiles pour les femmes créatrices

Théâtre
Réflexion

Des conditions difficiles pour les femmes créatrices

Le 23 Jan 2017
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 129 - Scènes de femmes
129

Com­ment le débat sur le sexe et le genre influ­ence-t-il le milieu théâ­tral ? La créa­tion des femmes est elle dif­férente de celle des hommes ? Si oui, en quoi dif­fère-t-elle ? Les femmes ont-elles les mêmes dif­fi­cultés à mon­tr­er leurs oeu­vres ? Gagne-t-on réelle­ment quelque chose en séparant les hommes des femmes ? Voilà quelques-unes des ques­tions débattues dans ce numéro : Scènes de femmes / écrire et créer au féminin.

Le pre­mier arti­cle, qui retrace un débat qui eut lieu au Cen­tre Wal­lonie-Brux­elles à Paris avec des par­tic­i­pants belges et français, artistes et respon­s­ables d´institutions, donne un con­stat déce­vant (vous retrou­verez les dif­férentes inter­ven­tions sur le site : www.alternativestheatrales.be).

Muriel Gen­thon, haute fonc­tion­naire chargée de l´égalité entre les femmes et les hommes au Min­istère de la Cul­ture et de la Com­mu­ni­ca­tion en France nous apprend notam­ment que dans les étab­lisse­ments du spec­ta­cle vivant, seules 8 % sont des femmes, direc­tri­ces ou prési­dentes. Seule­ment 11 % sont à la tête de cen­tres choré­graphiques nationaux et 10 % pour les scènes de musiques actuelles. Autre con­stat encore plus décourageant : plus le bud­get est impor­tant, moins il y a de femmes à la tête. Et pour­tant, la par­ité est de mise chez les étu­di­ants dans le secteur artis­tique. Si l’on se tient au fait que 30 % est le seuil d´invisibilité, on com­prend vite que la sit­u­a­tion est alar­mante.

Sophie Deschamps, prési­dente de la SACD en France se demande si les instances respon­s­ables dor­ment debout. La par­ité entre les deux sex­es doit être con­sid­érée comme un droit démoc­ra­tique. Mais si on essaie de par­ler de quo­tas, dit Inès Rabadan, du comité belge de la SACD, on entend sou­vent dire « oui, mais.… la qual­ité ? » Mais qui décide que telle oeu­vre est « de qual­ité » et quels sont alors ces critères ? L’expérience sué­doise des quo­tas visant à ren­forcer l´égalité hommes-femmes a eu de réels résul­tats, sans créer de con­flits. Alors pourquoi pas les intro­duire en France et en Bel­gique, se deman­dent les deux inter­venantes.

En même temps, on peut lire sur le site du jour­nal Rekto:Verso que la sit­u­a­tion dans l´autre com­mu­nauté de la Bel­gique n´est guère meilleure. Vivons-nous encore dans une société misog­y­ne ou, comme un auteur écrit avec sar­casme : « Too many cocks spoil the soup » ?

Phia Ménard, une autre inter­venante dans ce débat, est jon­gleuse, met­teuse en scène et direc­trice de la Cie Non Nova. Comme femme trans­genre ses spec­ta­cles trait­ent des hypocrisies de notre monde. « Pour les hommes, je suis le traître. Mes spec­ta­cles trait­ent des hypocrisies de notre monde de super destruc­teurs. Je suis fémin­iste parce que je pense que nous n’avons pas d’autres choix dans une société patri­ar­cale… Je revendique que les hommes ne sont pas éman­cipés et que notre égal­ité passe par la néces­sité de leur éman­ci­pa­tion. »

Chris­tine Letailleur, met­teuse en scène, estime que met­tre en scène pour une femme est un com­bat. Il faut se bat­tre pour impos­er son regard et même cer­tains choix d’auteurs. Elle ques­tionne la sex­u­al­ité en met­tant en scène des écrivains comme Sach­er, Sade… Dans son dernier spec­ta­cle, Les Liaisons dan­gereuses (Choder­los de Lac­los) elle a voulu mon­tr­er le côté « fémin­iste » de l´œuvre, com­ment le corps social de la femme a tou­jours façon­né son image et com­ment cette image con­tin­ue à être un enjeu poli­tique. Mais les pro­gram­ma­teurs sont sou­vent réti­cents parce qu’ils inter­prè­tent le sens de ces œuvres d´une manière assez machiste, dit-elle.

Lau­rent Bazin, qui dans son spec­ta­cle Bad Lit­tle Bub­ble B expose cinq corps de femmes dénudés dans une propo­si­tion scénique située entre con­férence, danse, théâtre, pan­tomime et per­for­mance mon­trant la crise du sens à l’heure de l’hyper-exploitation des désirs où le corps, surtout celui de la femme, est sur­ex­ploité. Une image stéréo­typée qui mal­heureuse­ment est sou­vent main­tenue par les femmes elles-mêmes.

« La pen­sée est un apanage humain, et non gen­ré », dit Maëlle Poésy, une jeune met­teuse en scène, très nour­rie par la danse con­tem­po­raine. Elle est éton­née que nom­bre de pro­gram­meurs refusent d’employer le terme de « met­teuse  en scène ». « Ils deman­dent aus­si si mes spec­ta­cles traduisent un point de vue féminin sur le monde ! Mais on ne demande jamais aux met­teurs en scène hommes s’ils imprèg­nent les leurs d’un regard mas­culin. »

Erman­na Mon­ta­nari, Emma Dante et Mar­ta Cus­cunà sont trois actri­ces et met­teuses en scène ital­i­ennes. Venant cha­cune de trois régions très dif­férentes, elles racon­tent le rap­port à la terre et les con­tra­dic­tions vitales de leur région respec­tive. Tou­jours en mon­trant les femmes comme com­bat­tantes pour la lib­erté et la jus­tice. Pour ces trois créa­tri­ces, la pen­sée n’est pas liée à un fac­teur biologique mais à une volon­té de ressor­tir les blessures causées par des injus­tices sou­vent liées à l’enfermement famil­ial.

Dans son spec­ta­cle Car­men, inau­guré en 2009 à la Scala de Milan, Emma Dante mon­tre com­ment les lois peu­vent être trans­gressées. « Quand je fais du théâtre, je suis her­maph­ro­dite, j’ai en moi les deux pul­sa­tions et les deux sex­es », dit Emma Dante dans un texte.

La met­teuse en scène belge Anne-Cécile Van­dalem ori­ente le spec­ta­teur vers notre sit­u­a­tion désas­treuse tant économique, sociale que cul­turelle ou les courants pop­ulistes gag­nent du ter­rain. Elle ques­tionne ce que sig­ni­fie l´espoir qui fait vivre beau­coup de gens mais qui crée aus­si une fausse attente. Son spec­ta­cle Trist­esses mon­tre notre volon­té de lut­ter con­tre la diminu­tion de notre puis­sance d’agir. Dans un entre­tien elle dit : « Je dirais en tout cas que même si je mon­tre les femmes dans leurs faib­less­es, comme je le fais avec tous mes per­son­nages, j’essaie aus­si d’en soulign­er la finesse et les nuances… J´aime énor­mé­ment écrire pour les femmes, car je les trou­ve intéres­santes, com­plex­es, inspi­rantes… Les femmes ont tou­jours dû s’adapter : de cette capac­ité d’adaptation, il ne peut sor­tir des per­son­nages mono­lithiques ».

« On ne peut pas défaire tout ce que l´histoire a fait, et l´on ne peut pas se défaire de tout ce que l’histoire nous a fait être » dit Didi­er Eri­bon dans Théories de la lit­téra­ture (sous-titré « Sys­tème du genre et ver­dicts sex­uels »). Dans son texte : « Quelques notes sur le genre », Antoine Laubin se demande si la fémin­i­sa­tion du dis­cours mas­culin ne serait pas un sil­lon à creuser. Féminis­er le lan­gage d´abord, pour par­venir à féminis­er les rap­ports humains ensuite. De met­tre de côté le phal­lo­cen­trisme et l’exercice mas­culin­isant du lan­gage pour les réin­ven­ter au féminin. Mais comme Eri­bon écrit : « La dom­i­na­tion mas­cu­line et avec elle la dom­i­na­tion hétéro­sex­uelle ne doit-elle pas être analysée dans ses rela­tions avec les autres formes d´oppression ? » D’autres groupes sociale­ment défa­vorisés ? Mais le prob­lème est que nous con­tin­uons la pen­sée bipo­laire et risquons de tomber dans le même sys­tème ana­ly­tique.

Maëlle Poésy est impres­sion­née par Guy Cassier et Ivo van Hove qui jouent avec les gen­res en don­nant à des hommes des rôles de femmes et vice-ver­sa, comme par exem­ple Katelijne Damen qui joue Eich­mann dans Les Bien­veil­lantes, d’après Jonathan Lit­tell. Une façon de faire évoluer les rôles de femmes qui sont bour­rés de stéréo­types ?

Comme notre société est de plus en plus dom­inée par les médias, où les vues patri­ar­cales stéréo­typées domi­nent, on peut se deman­der com­ment le théâtre pour­rait chang­er cette sit­u­a­tion.

Traduit par Ann Jon­s­son

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