Bd Quelle peut-être aujourd’hui la fonction d’un théâtre national dans un pays comme le nôtre ? Quel en est le rôle dans la vie artistique ; quelles en sont les missions ?
J‑Lc Il a deux fonctions essentielles. Il a d’abord une fonction structurelle, qu’il partage avec les autres théâtres dont l’origine est publique, c’est-à-dire créés par les pouvoirs publics. C’est une fonction de soutien et de développement du tissu théâtral de la Communauté française, des artistes et compagnies belges francophones.
Je lui ai adjoint, d’une façon subjective, et au fil des saisons, un autre rôle, celui d’être un lieu particulièrement attentif à l’émergence. On a, en effet, connu ici en Belgique un phénomène absolument terrible, qui a représenté le sacrifice de toute une génération, ceux que l’on a appelé les « vieux jeunes ». Faute de soutien de la part des structures, toute une génération d’artistes fut condamnée à travailler dans la plus grande précarité. J’ai donc estimé qu’il était impératif et urgent que le Théâtre National joue un rôle essentiel afin que ce processus ne se reproduise plus jamais.
Le qualificatif « émergent », très en vogue aujourd’hui, ne concerne pas seulement les jeunes mais de nombreux artistes pleins de talent, mais qui, par manque de moyens, ne parviennent pas à développer leur travail dans des conditions correctes et restent souvent privés d’une véritable reconnaissance internationale. En Belgique, comme dans nombre d’autres pays, il est aujourd’hui particulièrement difficile de créer son premier spectacle ; et c’est évident que le National a un rôle prépondérant à jouer dans ce domaine. Outre cette aide à l’émergence, le National a aussi une autre fonction à remplir, tout aussi importante à mes yeux, c’est celle de l’accompagnement des artistes. Souvent les théâtres fonctionnent comme des « fabriques de chefs‑d’œuvre ». Chaque directeur est à l’affût du spectacle qui va faire l’événement, qu’il va vendre partout, et sur lequel éventuellement il pourrait même gagner de l’argent… C’est la logique du résultat.
Certes, un théâtre se doit d’entretenir un lien étroit avec un large public en lui présentant de beaux spectacles. Mais cela ne peut en aucun cas devenir un but unique.
Aussi, les artistes, par manque de moyens, et donc d’autonomie, sont souvent condamnés à réussir à chaque tentative. C’est évidemment une chose non seulement impossible, mais tout à fait terrorisante ! Si un metteur en scène fait un premier spectacle plutôt réussi et apprécié, alors a‑t-il peut-être une chance d’en faire un deuxième. Mais si c’est moyennement apprécié, il n’en a quasi plus aucune.
Ce qui m’intéresse tout autant que les spectacles que crée l’artiste, c’est son parcours, le développement de sa démarche, la création de son propre univers, de son langage, de son discours ; et j’ai toujours eu à coeur d’accompagner les artistes sur le long terme.
À titre personnel, ce qui m’intéresse tout autant que les spectacles que crée l’artiste, c’est son parcours, le développement de sa démarche, la création de son propre univers, de son langage, de son discours ; et j’ai toujours eu à cœur d’accompagner les artistes sur le long terme, et ce, en dépit de spectacles parfois moins réussis. Cette idée d’aventure commune, d’accompagnement, de chemin parcouru de concert m’a toujours animé. Dans la saison 16/17 du National, il y a quinze créations, dont onze sont des projets de jeunes créateurs, et pour certains des tout premiers projets.
Bd C’est donc donner à des artistes qui ne sont pas nécessairement jeunes, une plus grande visibilité, la possibilité de mieux tourner, de se produire internationalement. Cette politique de soutien à l’émergence, tu l’as malgré tout plus approfondie dans un deuxième temps. Au départ, tu as eu une autre démarche en associant au projet du National cinq artistes : Michèle Noiret, Isabelle Pousseur, Ingrid von Wantoch Rekowski, Philippe Sireuil et Jacques Delcuvellerie. Quelle était ta motivation alors en les choisissant ?
J‑Lc Je pense que c’était une motivation d’ordre générationnel. Il est clair que durant les douze ans durant lesquels j’ai dirigé le National, ma conviction a subi une évolution. J’ai changé d’avis au cours du temps. Au début, j’ai décidé de travailler avec les gens de ma génération dont je me sentais artistiquement proche. À cette époque, je ne pensais pas que le National était le lieu d’un premier projet. C’était plutôt pour moi le lieu d’un deuxième ou troisième projet. On pouvait être intéressé par des jeunes artistes mais pas vraiment dès leurs débuts. Donc, pendant plusieurs saisons j’ai travaillé avec ces artistes de ma génération.
C’est au moment de ma rencontre avec Fabrice Murgia qui créait en nos murs son premier spectacle, Le Chagrin des Ogres, que j’ai compris que c’était ce que nous devions faire, car nous en avions les moyens. Je ne le connaissais pas, mais son propos, ce qu’il racontait du théâtre m’intéressait. C’est à partir de là que j’ai commencé à réfléchir différemment pour arriver aujourd’hui à l’intime conviction que ce théâtre doit être ouvert à cette question de l’émergence. Nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls à le faire en Communauté française. Je ne le revendique pas comme une singularité, mais comme une nécessité, pas exclusive, certes, mais essentielle, la façon de remplir les missions que nous confient les pouvoirs publics. Ce qui est intéressant, c’est que l’accueil de ces très jeunes artistes a intensément participé au rajeunissement du public du National. Il y a entre les acteurs et les jeunes qui sont dans la salle une réelle connivence, un langage, une sensibilité commune. C’est très clair, par exemple, dans les spectacles de Fabrice Murgia, du Raoul Collectif ou de Vincent Hennebicq.
Bd Ne peut-on pas dire aussi que les premiers artistes en résidence ont été remplacés ensuite par des artistes venus d’ailleurs ? Je pense à Joël Pommerat, Lars Norén, Anne Tismer, Falk Richter… Le fait de s’ouvrir à l’émergence des jeunes a permis aussi d’ouvrir le cercle à des créateurs étrangers.
J‑Lc Cela s’est fait de façon progressive. Je trouvais intéressant, enrichissant, que des metteurs en scène étrangers qui ont un regard différent, une autre démarche, viennent travailler avec des acteurs d’ici. Ce métissage est utile, productif, dynamisant. Bien sûr, cela a fait grincer des dents. On me disait parfois : « nous n’avons déjà que peu de moyens, et le Théâtre National en donne à des gens qui ne sont pas belges ». C’est une réaction compréhensible. Mais cette « internationalisation » n’a jamais pesé lourdement sur les budgets. Les acteurs qui ont eu la chance de vivre ces expériences ont chaque fois trouvé cela très riche. J’ai évidemment été toujours attentif à ce que les metteurs en scène avec lesquels on collaborait travaillent également avec des acteurs belges. Je citerai comme exemple Falk Richter, Lars Norén, Joël Pommerat, Ascanio Celestini qui ont travaillé ici avec des acteurs belges.
Quand Pommerat a créé Cendrillon qui a eu et qui a toujours le succès que l’on sait, c’était aussi une façon de montrer la qualité des acteurs belges dans le monde entier.
Bd Comment s’est développée, organisée, la relation du Théâtre National avec le tissu théâtral belge, centres dramatiques, théâtres, centres culturels ?
J‑Lc C’est un point important, car cela fait partie des missions du Théâtre National. On ne m’a jamais imposé quoi que ce soit, que ce soit le Ministre de la culture ou le Conseil d’administration. Mais il est clair que le National a des missions implicites. Nous avons beaucoup travaillé avec les centres dramatiques et les théâtres et festivals de Wallonie, comme Liège, Namur, Charleroi, Mons… Avec les théâtres bruxellois, évidemment moins, car nous sommes sur le même territoire. Cela ne nous a cependant pas empêchés de nous associer avec le théâtre Le Public, avec le théâtre 140, et bien sûr avec le KVS, avec lequel nous avons créé une relation étroite. Nous avons également énormément tourné dans les centres culturels. Une relation plus significative s’est engagée avec l’excellente Maison de la Culture de Tournai : bien qu’elle n’ait pas de réels moyens de création, elle s’est très régulièrement engagée à nos côtés dans des actions de coproductions, notamment vis-à-vis de jeunes créateurs.