À l’écoute de l’émergence

Entretien
Théâtre

À l’écoute de l’émergence

Entretien avec Jean-Louis Colinet

Le 30 Oct 2016
Mark Pieklo, Laura Smith et Tiemo Wang dans Daral Shaga (Cie Feria Musica), livret Laurent Gaudé, musique Kris Defoort, mise en scène Fabrice Murgia. Création en 2014 à l’Opéra-Théâtre de Limoges, programmé au Théâtre National en janvier 2017. Photo Hubert Amiel.
Mark Pieklo, Laura Smith et Tiemo Wang dans Daral Shaga (Cie Feria Musica), livret Laurent Gaudé, musique Kris Defoort, mise en scène Fabrice Murgia. Création en 2014 à l’Opéra-Théâtre de Limoges, programmé au Théâtre National en janvier 2017. Photo Hubert Amiel.

A

rticle réservé aux abonné.es
Mark Pieklo, Laura Smith et Tiemo Wang dans Daral Shaga (Cie Feria Musica), livret Laurent Gaudé, musique Kris Defoort, mise en scène Fabrice Murgia. Création en 2014 à l’Opéra-Théâtre de Limoges, programmé au Théâtre National en janvier 2017. Photo Hubert Amiel.
Mark Pieklo, Laura Smith et Tiemo Wang dans Daral Shaga (Cie Feria Musica), livret Laurent Gaudé, musique Kris Defoort, mise en scène Fabrice Murgia. Création en 2014 à l’Opéra-Théâtre de Limoges, programmé au Théâtre National en janvier 2017. Photo Hubert Amiel.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 130 - Ancrage dans le réel / Théâtre National (Bruxelles) 2004-2017
130

Bd Quelle peut-être aujourd’hui la fonc­tion d’un théâtre nation­al dans un pays comme le nôtre ? Quel en est le rôle dans la vie artis­tique ; quelles en sont les mis­sions ?

J‑Lc Il a deux fonc­tions essen­tielles. Il a d’abord une fonc­tion struc­turelle, qu’il partage avec les autres théâtres dont l’origine est publique, c’est-à-dire créés par les pou­voirs publics. C’est une fonc­tion de sou­tien et de développe­ment du tis­su théâ­tral de la Com­mu­nauté française, des artistes et com­pag­nies belges fran­coph­o­nes.

Je lui ai adjoint, d’une façon sub­jec­tive, et au fil des saisons, un autre rôle, celui d’être un lieu par­ti­c­ulière­ment atten­tif à l’émergence. On a, en effet, con­nu ici en Bel­gique un phénomène absol­u­ment ter­ri­ble, qui a représen­té le sac­ri­fice de toute une généra­tion, ceux que l’on a appelé les « vieux jeunes ». Faute de sou­tien de la part des struc­tures, toute une généra­tion d’artistes fut con­damnée à tra­vailler dans la plus grande pré­car­ité. J’ai donc estimé qu’il était impératif et urgent que le Théâtre Nation­al joue un rôle essen­tiel afin que ce proces­sus ne se repro­duise plus jamais.

Le qual­i­fi­catif « émer­gent », très en vogue aujourd’hui, ne con­cerne pas seule­ment les jeunes mais de nom­breux artistes pleins de tal­ent, mais qui, par manque de moyens, ne parvi­en­nent pas à dévelop­per leur tra­vail dans des con­di­tions cor­rectes et restent sou­vent privés d’une véri­ta­ble recon­nais­sance inter­na­tionale. En Bel­gique, comme dans nom­bre d’autres pays, il est aujourd’hui par­ti­c­ulière­ment dif­fi­cile de créer son pre­mier spec­ta­cle ; et c’est évi­dent que le Nation­al a un rôle prépondérant à jouer dans ce domaine. Out­re cette aide à l’émergence, le Nation­al a aus­si une autre fonc­tion à rem­plir, tout aus­si impor­tante à mes yeux, c’est celle de l’accompagnement des artistes. Sou­vent les théâtres fonc­tion­nent comme des « fab­riques de chefs‑d’œuvre ». Chaque directeur est à l’affût du spec­ta­cle qui va faire l’événement, qu’il va ven­dre partout, et sur lequel éventuelle­ment il pour­rait même gag­n­er de l’argent… C’est la logique du résul­tat.

Certes, un théâtre se doit d’entretenir un lien étroit avec un large pub­lic en lui présen­tant de beaux spec­ta­cles. Mais cela ne peut en aucun cas devenir un but unique.

Aus­si, les artistes, par manque de moyens, et donc d’autonomie, sont sou­vent con­damnés à réus­sir à chaque ten­ta­tive. C’est évidem­ment une chose non seule­ment impos­si­ble, mais tout à fait ter­ror­isante ! Si un met­teur en scène fait un pre­mier spec­ta­cle plutôt réus­si et appré­cié, alors a‑t-il peut-être une chance d’en faire un deux­ième. Mais si c’est moyen­nement appré­cié, il n’en a qua­si plus aucune. 

Ce qui m’intéresse tout autant que les spectacles que crée l’artiste, c’est son parcours, le développement de sa démarche, la création de son propre univers, de son langage, de son discours ; et j’ai toujours eu à coeur d’accompagner les artistes sur le long terme.

À titre per­son­nel, ce qui m’intéresse tout autant que les spec­ta­cles que crée l’artiste, c’est son par­cours, le développe­ment de sa démarche, la créa­tion de son pro­pre univers, de son lan­gage, de son dis­cours ; et j’ai tou­jours eu à cœur d’accompagner les artistes sur le long terme, et ce, en dépit de spec­ta­cles par­fois moins réus­sis. Cette idée d’aventure com­mune, d’accompagnement, de chemin par­cou­ru de con­cert m’a tou­jours ani­mé. Dans la sai­son 16/17 du Nation­al, il y a quinze créa­tions, dont onze sont des pro­jets de jeunes créa­teurs, et pour cer­tains des tout pre­miers pro­jets.

Bd C’est donc don­ner à des artistes qui ne sont pas néces­saire­ment jeunes, une plus grande vis­i­bil­ité, la pos­si­bil­ité de mieux tourn­er, de se pro­duire inter­na­tionale­ment. Cette poli­tique de sou­tien à l’émergence, tu l’as mal­gré tout plus appro­fondie dans un deux­ième temps. Au départ, tu as eu une autre démarche en asso­ciant au pro­jet du Nation­al cinq artistes : Michèle Noiret, Isabelle Pousseur, Ingrid von Wan­toch Rekows­ki, Philippe Sireuil et Jacques Del­cu­vel­lerie. Quelle était ta moti­va­tion alors en les choi­sis­sant ?

J‑Lc Je pense que c’était une moti­va­tion d’ordre généra­tionnel. Il est clair que durant les douze ans durant lesquels j’ai dirigé le Nation­al, ma con­vic­tion a subi une évo­lu­tion. J’ai changé d’avis au cours du temps. Au début, j’ai décidé de tra­vailler avec les gens de ma généra­tion dont je me sen­tais artis­tique­ment proche. À cette époque, je ne pen­sais pas que le Nation­al était le lieu d’un pre­mier pro­jet. C’était plutôt pour moi le lieu d’un deux­ième ou troisième pro­jet. On pou­vait être intéressé par des jeunes artistes mais pas vrai­ment dès leurs débuts. Donc, pen­dant plusieurs saisons j’ai tra­vail­lé avec ces artistes de ma généra­tion. 

C’est au moment de ma ren­con­tre avec Fab­rice Mur­gia qui créait en nos murs son pre­mier spec­ta­cle, Le Cha­grin des Ogres, que j’ai com­pris que c’était ce que nous devions faire, car nous en avions les moyens. Je ne le con­nais­sais pas, mais son pro­pos, ce qu’il racon­tait du théâtre m’intéressait. C’est à par­tir de là que j’ai com­mencé à réfléchir dif­férem­ment pour arriv­er aujourd’hui à l’intime con­vic­tion que ce théâtre doit être ouvert à cette ques­tion de l’émergence. Nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls à le faire en Com­mu­nauté française. Je ne le revendique pas comme une sin­gu­lar­ité, mais comme une néces­sité, pas exclu­sive, certes, mais essen­tielle, la façon de rem­plir les mis­sions que nous con­fient les pou­voirs publics. Ce qui est intéres­sant, c’est que l’accueil de ces très jeunes artistes a inten­sé­ment par­ticipé au raje­u­nisse­ment du pub­lic du Nation­al. Il y a entre les acteurs et les jeunes qui sont dans la salle une réelle con­nivence, un lan­gage, une sen­si­bil­ité com­mune. C’est très clair, par exem­ple, dans les spec­ta­cles de Fab­rice Mur­gia, du Raoul Col­lec­tif ou de Vin­cent Hen­nebicq.

Bd Ne peut-on pas dire aus­si que les pre­miers artistes en rési­dence ont été rem­placés ensuite par des artistes venus d’ailleurs ? Je pense à Joël Pom­mer­at, Lars Norén, Anne Tismer, Falk Richter… Le fait de s’ouvrir à l’émergence des jeunes a per­mis aus­si d’ouvrir le cer­cle à des créa­teurs étrangers.

J‑Lc Cela s’est fait de façon pro­gres­sive. Je trou­vais intéres­sant, enrichissant, que des met­teurs en scène étrangers qui ont un regard dif­férent, une autre démarche, vien­nent tra­vailler avec des acteurs d’ici. Ce métis­sage est utile, pro­duc­tif, dynamisant. Bien sûr, cela a fait grin­cer des dents. On me dis­ait par­fois : « nous n’avons déjà que peu de moyens, et le Théâtre Nation­al en donne à des gens qui ne sont pas belges ». C’est une réac­tion com­préhen­si­ble. Mais cette « inter­na­tion­al­i­sa­tion » n’a jamais pesé lour­de­ment sur les bud­gets. Les acteurs qui ont eu la chance de vivre ces expéri­ences ont chaque fois trou­vé cela très riche. J’ai évidem­ment été tou­jours atten­tif à ce que les met­teurs en scène avec lesquels on col­lab­o­rait tra­vail­lent égale­ment avec des acteurs belges. Je cit­erai comme exem­ple Falk Richter, Lars Norén, Joël Pom­mer­at, Ascanio Celes­ti­ni qui ont tra­vail­lé ici avec des acteurs belges.

Quand Pom­mer­at a créé Cen­drillon qui a eu et qui a tou­jours le suc­cès que l’on sait, c’était aus­si une façon de mon­tr­er la qual­ité des acteurs belges dans le monde entier. 

Bd Com­ment s’est dévelop­pée, organ­isée, la rela­tion du Théâtre Nation­al avec le tis­su théâ­tral belge, cen­tres dra­ma­tiques, théâtres, cen­tres cul­turels ?

J‑Lc C’est un point impor­tant, car cela fait par­tie des mis­sions du Théâtre Nation­al. On ne m’a jamais imposé quoi que ce soit, que ce soit le Min­istre de la cul­ture ou le Con­seil d’administration. Mais il est clair que le Nation­al a des mis­sions implicites. Nous avons beau­coup tra­vail­lé avec les cen­tres dra­ma­tiques et les théâtres et fes­ti­vals de Wal­lonie, comme Liège, Namur, Charleroi, Mons… Avec les théâtres brux­el­lois, évidem­ment moins, car nous sommes sur le même ter­ri­toire. Cela ne nous a cepen­dant pas empêchés de nous associ­er avec le théâtre Le Pub­lic, avec le théâtre 140, et bien sûr avec le KVS, avec lequel nous avons créé une rela­tion étroite. Nous avons égale­ment énor­mé­ment tourné dans les cen­tres cul­turels. Une rela­tion plus sig­ni­fica­tive s’est engagée avec l’excellente Mai­son de la Cul­ture de Tour­nai : bien qu’elle n’ait pas de réels moyens de créa­tion, elle s’est très régulière­ment engagée à nos côtés dans des actions de copro­duc­tions, notam­ment vis-à-vis de jeunes créa­teurs.

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Entretien
Théâtre
Jean-Louis Colinet
13
Partager
Bernard Debroux
Bernard Debroux
Fondateur et membre du comité de rédaction d'Alternatives théâtrales (directeur de publication de 1979 à...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements