J’ai découvert le travail de Joël Pommerat pour la première fois avec Treize étroites Têtes1 il y a une vingtaine d’années. Ce fut un éblouissement et mon admiration depuis ne s’est jamais éteinte. Euphémisme, elle n’a fait qu’augmenter. Depuis les premières pièces intimistes du fondateur de la compagnie Louis Brouillard (1990), ambiance feutrée, voix chuchotées (presque inaudibles, critiquaient certains), qui auscultaient l’humain au cœur de la famille, dans un espace flottant entre rêve et réalité2… jusqu’aux spectacles de l’ouverture au monde, qui se frottaient plus volontiers aux réalités économiques et politiques, en passant par l’adaptation de contes de fée (Pinocchio, Le Petit Chaperon Rouge ou Cendrillon)3, les spectateurs fidèles reconnaissaient une couleur « pommerassienne ». Le poids de chaque mot, l’intensité de chaque présence4. L’élégance et l’âpreté de ses camaïeux de gris. L’étrangeté et la force poétique de ses projets tissés de paroles, de sons et d’images…
Avec Ça ira (1) Fin de Louis (création 2015), l’écrivain de spectacles crée une forme inhabituelle dans son parcours : un chef‑d’œuvre reconnu qui résonne fortement dans nos sociétés en crise de sens (politique et philosophique) et traverse les frontières (brésiliennes dernièrement), mais aussi une forme monumentale par rapport aux créations antérieures ; une « épopée historique » écrite, notamment, avec l’aide de l’historien Guillaume Mazeau5, qui traite ou plutôt s’inspire de la Révolution française, pour aborder plus largement les thèmes du pouvoir, de l’engagement, de la violence et de l’invention démocratique. La scénographie de cette fiction politique déborde du plateau pour envahir la salle et prendre à parti le public, à la manière d’un théâtre immersif. Ça ira… semble sonner le glas des fameux noirs cinématographiques qui annonçaient les changements (quasi magiques) de scène. Le travail sonore emprunte à des technologies beaucoup plus sophistiquées que par le passé.
Qu’y a‑t-il de commun entre l’auteur des « histoires improbables, tordues, bancales, dans un « équilibre précaire » des premières heures, l’observateur clinique à la recherche d’une position anthropologique6 et le créateur à plusieurs mains de Ça ira… ? Y a‑t-il quelque chose de profondément changé dans l’œuvre du fauteur de trouble7 au point de parler de rupture esthétique ? Telle est la question que nous nous posons dans ce dossier, sans jamais préjuger de la qualité des productions. De fidèles compagnons de route de Joël Pommerat, comme la dramaturge Marion Boudier8, le créateur son François Leymarie et le scénographe et créateur lumières Éric Soyer, nous livrent leurs réflexions sur l’évolution de la compagnie Louis Brouillard. La réalisatrice Blandine Armand, auteure d’un premier documentaire intitulé Poésie de l’ordinaire 9, (ARTE, 14 mn, 2007), nous livre le très beau Verbatim d’un film à venir sur Joël Pommerat.
Leïla Delannoy, quant à elle, sociologue de formation et spécialiste des pratiques artistiques en prison, s’entretient avec Joël Pommerat à propos d’un travail en cours dans la maison d’arrêt d’Arles. Une expérience dans une zone d’inconfort, chère à l’auteur et metteur-en-scène : « Dans ce travail, ce qui me fait certainement évoluer et bouger, c’est de revenir à un endroit de recommencement, et d’incertitude, un endroit sans habitude, sans modèle de progression préétabli. Il faut reformuler du langage commun avec mes partenaires. Redéfinir des buts et des objectifs, des nécessités. »
- Treize étroites Têtes retrace la vie d’une prostituée cardiaque qui tente, un jour de grève des transports, de traverser une ville à pied, au péril de sa vie, pour assister à la première projection d’un film inspiré de sa propre histoire. ↩︎
- Voir l’article de Christophe Triau : « Le réalisme fantôme de Joël Pommerat, Questions de perception dans la trilogie Au monde –D’une seule Main– Les Marchands », in AT, n°100, p.66, et le dossier « Le travail et sa représentation » dans le n°94 – 95 d’Alternatives théâtrales, nov. 2007, (cf. « Les Marchands, tragédie contemporaine », Sylvie Martin-Lahmani et « Le sentiment d’exister, Entretien avec Joël Pommerat réalisé par Sylvie Martin-Lahmani »). ↩︎
- Voir Joël Pommerat, Cendrillon, un numéro du CNDP-CRDP dirigé par Christophe Triau, 4e trim. 2013. ↩︎
- Joël Pommerat, Théâtres en présences, Actes Sud-Papiers, 2007 ↩︎
- Voir Revue d’Histoire du Théâtre 2015 – 4 n°268 : Révolution(s) en actes, sous la direction de Lisa Guez et Martial Poirson, Société d’Histoire du Théâtre, 2015. ↩︎
- Joël Pommerat : « Je cherche à restituer ce que je vois, sans jugements ni préjugés – ni trop d’irrespect…», in S.M.-L., « La vérité n’a pas de face, Je tremble1 et 2 », Alternatives théâ- trales, n°100, p. 61. ↩︎
- Joëlle Gayot et Joël Pommerat, Joël Pommerat, troubles, Actes Sud, 2009. ↩︎
- Marion Boudier, Avec Joël Pommerat, Un monde complexe, Actes Sud-Papiers, 2015. ↩︎
- Elle a réalisé aussi un documentaire sur Pinocchio : Raconter l’indicible réalité. ↩︎