Un théâtre engagé dans les questions de notre temps

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Un théâtre engagé dans les questions de notre temps

Norén, Richter et Pommerat programmés au Théâtre National : trois auteurs en quête du réel

Le 29 Oct 2016
Anne Tismer dans Le 20 novembre, texte et mise en scène Lars Norén, Théâtre National 2012. Photo Valérie Leemans.
Anne Tismer dans Le 20 novembre, texte et mise en scène Lars Norén, Théâtre National 2012. Photo Valérie Leemans.

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Anne Tismer dans Le 20 novembre, texte et mise en scène Lars Norén, Théâtre National 2012. Photo Valérie Leemans.
Anne Tismer dans Le 20 novembre, texte et mise en scène Lars Norén, Théâtre National 2012. Photo Valérie Leemans.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 130 - Ancrage dans le réel / Théâtre National (Bruxelles) 2004-2017
130

Un aspect mar­quant de la direc­tion de Jean-Louis Col­inet au Théâtre Nation­al et au Fes­ti­val de Liège est la pro­gram­ma­tion d’auteurs con­tem­po­rains dont les œuvres enten­dent ren­dre compte du monde actuel. Parce qu’il définis­sait l’identité du Nation­al « comme celle d’un théâtre engagé dans les ques­tions de notre temps, qui inter­roge notre époque1 », Col­inet y a notam­ment pro­gram­mé des spec­ta­cles du Sué­dois Lars Norén (1944), de l’Allemand Falk Richter (1969) et du Français Joël Pom­mer­at (1962)2. Cette pro­gram­ma­tion ori­ente le cor­pus de cet arti­cle : les spec­ta­cles choi­sis par Col­inet con­stituent un échan­til­lon à par­tir duquel esquiss­er la car­togra­phie d’un cer­tain état de la scène actuelle, et plus pré­cisé­ment d’une de ses ten­dances que l’on pour­rait qual­i­fi­er de « réal­iste ». Au-delà de leurs dif­férences esthé­tiques, Norén, Richter et Pom­mer­at appar­ti­en­nent en effet à une même famille d’auteurs, dont l’intention com­mune est d’inventer des formes pour ren­dre compte de nos expéri­ences con­tem­po­raines du monde. Cha­cune à leur manière, ces trois dra­matur­gies ten­tent de saisir un réel qui nous échappe ou nous sidère, et réin­ter­ro­gent ce faisant la réal­ité théâ­trale. Elles représen­tent trois répons­es pos­si­bles à cette « ques­tion qui ne peut pas ne pas hanter le théâtre : celle de son apti­tude à représen­ter la réal­ité con­tem­po­raine, à met­tre sur scène le monde dans lequel nous vivons3 », comme l’écrivait Bernard Dort dans son célèbre arti­cle « Une propédeu­tique à la réal­ité ».

Si l’on sort le réal­isme du pur­ga­toire cri­tique qui l’assimile à une copie, au nat­u­ral­isme ou à la télé-réal­ité, le rap­port qu’entretiennent les écri­t­ures con­tem­po­raines au réel est un axe de réflex­ion stim­u­lant à par­tir duquel réin­ter­roger la fonc­tion anthro­pologique, voire poli­tique, du théâtre. Com­ment faire entr­er le monde sur la scène ? Et pourquoi ? Con­traire­ment au pro­jet du genre réal­iste qui était de réduire la per­plex­ité morale soulevée par le réel en don­nant à voir des exem­ples de con­duite, Norén, Richter et Pom­mer­at réex­posent théâ­trale­ment le spec­ta­teur à la vio­lence et à la com­plex­ité du monde sans néces­saire­ment pro­pos­er d’alternative ou de juge­ment. À tra­vers les per­spec­tives indi­vidu­elles et con­fus­es de per­son­nages vic­times de l’existence et en quête de sens, leurs écri­t­ures dressent un tableau plutôt pes­simiste de la société. Doc­u­men­tées, inspirées par l’actualité et les débats con­tem­po­rains, elles ne pro­posent cepen­dant pas d’expertises clar­i­fi­antes comme le fai­saient le réal­isme cri­tique brechtien et le théâtre doc­u­men­taire de Pis­ca­tor et Weiss. En cela, elles sont représen­ta­tives d’un impor­tant change­ment de par­a­digme dans la représen­ta­tion du réel au théâtre, l’expertise poli­tique lais­sant place à une expéri­ence émo­tion­nelle plus ouverte pour le spec­ta­teur.

Représen­tat­ifs, Norén, Richter et Pom­mer­at le sont aus­si quant aux nou­velles alliances du texte et de la scène qu’ils déploient : Norén et Richter met­tent en scène leurs pro­pres textes, Pom­mer­at écrit en même temps qu’il met en scène. Écri­t­ure textuelle et écri­t­ure scénique ten­dent à ne faire qu’un. Tous les élé­ments de la représen­ta­tion par­ticipent à ces nou­velles (en) quêtes du réel et se char­gent de sens autant que les mots. C’est ce tra­vail sug­ges­tif de la scène que Pom­mer­at nomme la « réal­ité fan­tôme4 ».

Le réalisme empathique et militant de Lars Norén5

L’œuvre de Norén est incon­tourn­able pour réfléchir au réal­isme con­tem­po­rain : le dra­maturge sué­dois a en effet exploré un grand nom­bre de modal­ités de représen­ta­tions du réel, du drame psy­chologique et famil­ial au théâtre doc­u­men­taire, en pas­sant par des pièces de société con­sacrées à cer­taines caté­gories de la pop­u­la­tion et par une écri­t­ure plus min­i­mal­iste. Con­va­in­cu que « le théâtre a besoin de la réal­ité […], des prob­lèmes que ren­con­trent les gens chaque jour et aus­si de leur façon de par­ler et de penser6 », Norén a délais­sé les salons bour­geois et les querelles domes­tiques (dont Démons et Automne et Hiv­er sont emblé­ma­tiques) pour inves­tiguer des lieux publics et des sujets d’actualité. « Je suis témoin de telle­ment de choses que je me dois de les racon­ter7 », dit-il au sujet d’À la mémoire d’Anna Politkovskaïa, présen­té au Théâtre Nation­al en 2007 et dont le titre est un hom­mage à la jour­nal­iste russe assas­s­inée suite à ses pris­es de posi­tions sur la guerre en Tchétchénie.

Depuis Caté­gorie 3.1 créée en 1997 et pour laque­lle il a vécu avec les mar­gin­aux de la place Sergel­storg à Stock­holm, Norén développe un théâtre qu’il qual­i­fie de « soci­ologique ». Il mène des enquêtes de ter­rain, ren­con­tre des pris­on­niers, des vic­times de tor­ture, des réfugiés et dresse par l’écriture le con­stat d’un monde injuste et vio­lent dans lequel le sens de l’humain est mis en péril. Dans Ici-bas, qui représente l’humanité abîmée et comique de trois clochards qui n’attendent plus Godot mais rejouent, ici-bas, une scène de cru­ci­fix­ion per­ma­nente, cette inter­ro­ga­tion du sens de l’humain prend une tonal­ité religieuse. Les Garçons de l’ombre se passe en prison, Crises dans un hôpi­tal psy­chi­a­trique tan­dis que Froid s’inspire d’un fait réel, la tor­ture et l’assassinat d’un jeune sué­dois d’origine étrangère par qua­tre ado­les­cents néon­azis. Dans Frag­mente, Norén con­tin­ue à représen­ter les tranch­es de vie de per­son­nes dis­crim­inées ou étrangères à elles-mêmes, invis­i­bles les unes aux autres. Aujourd’hui, mar­gin­aux et errants font fig­ure de per­son­nages récur­rents du théâtre con­tem­po­rain (drogués de Puri­fiés de Kane, cadres débous­solés chez Richter, par exem­ple) mais Caté­gorie 3.1 fut un véri­ta­ble choc théâ­tral, et l’on peut plac­er Norén au rang de ces écrivains qui, comme Vinaver en France, ont incité de plus jeunes auteurs à réin­ve­stir le théâtre d’une fonc­tion cri­tique en osant une nou­velle forme de réal­isme pour s’emparer de ques­tions sociales.

La dra­maturgie « soci­ologique » de Norén repose sur une mon­stra­tion sans com­men­taire. La vio­lence du monde est con­statée : l’écriture se développe par accu­mu­la­tion ou jux­ta­po­si­tion de sit­u­a­tions et par gra­da­tion dans l’horreur. Dans À la mémoire d’Anna Politkovskaïa, un enfant se pros­titue pour aider sa mère à pay­er une cure de dés­in­tox­i­ca­tion mais la retrou­ve morte d’une over­dose. Les didas­calies décrivent des actions vio­lentes : dans Froid, la con­ver­sa­tion des qua­tre ado­les­cents se mue en agres­sion ver­bale puis en agres­sion physique. « Ta gueule, putain, quand je par­le. On dis­cute, oui ou non ? » Le ressasse­ment de la parole et sa cru­dité con­jurent tout effet de langue d’auteur pour faire enten­dre une langue brute, chargée de réel et de souf­france. Lorsque Karl refuse de répéter « Heil Hitler », Anders le force « à se met­tre à genoux. Kei­th saisit ses cheveux et ren­verse sa tête en arrière8 ».

On peut s’interroger sur la force cri­tique de la représen­ta­tion de cette souf­france : comme l’ont mon­tré Luc Boltan­s­ki (La Souf­france à dis­tance) puis Myr­i­am Revault D’Allonnes (L’Homme com­pas­sion­nel) à la suite des travaux d’Hanna Arendt, le spec­ta­cle d’êtres souf­frants risque de sub­stituer la pitié au critère de la jus­tice. À la mémoire d’Anna Politkovskaïa mul­ti­plie les sit­u­a­tions pro­duisant indig­na­tion con­tre les per­sé­cu­teurs et atten­drisse­ment pour les vic­times. Après la scène insup­port­able de pros­ti­tu­tion du petit Stoijko, un colonel racole une fil­lette aveu­gle à la gare, mais « change d’avis » et la pro­tège… Dans le mono­logue du 20 novem­bre, inspiré du fait-divers de Sébas­t­ian Bosse, le pub­lic est directe­ment inter­pel­lé, ver­bale­ment et physique­ment. « Regardez-moi / Ou ne me regardez pas / Comme vous voudrez / Silence […] Vous êtes pas inno­cents9 ». Agres­sif, ce témoignage fait égale­ment enten­dre la souf­france d’un jeune à peine sor­ti de l’enfance, qui con­fie qu’il n’a « jamais embrassé une fille » et « aime les Simp­sons ». Pitié, indig­na­tion, cul­pa­bil­ité, empathie : une des sin­gu­lar­ités de la dra­maturgie de Norén est ce retra­vail des matéri­aux cathar­tiques, à tra­vers un large spec­tre émo­tion­nel, par­fois ambiva­lent, qui vise à pouss­er le spec­ta­teur dans ses retranche­ments. Norén croit en une effi­cac­ité poli­tique des émo­tions : selon lui, « le théâtre offre l’instrument le plus puis­sant par­mi les arts pour chang­er nos visions du monde10 ». Des trois théâtres ici étudiés, c’est sans doute celui qui sus­cite le plus de réac­tions épi­der­miques, selon qu’on sera touché ou scep­tique sur sa capac­ité à pro­duire des formes d’émotions agis­santes et cri­tiques, qui ne redou­blent pas la représen­ta­tion médi­a­tique à dis­tance de la mis­ère humaine.

Falk Richter : « le making of de notre vie11 »

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Marion Boudier. Photo de David Balicki
Marion Boudier
Marion Boudier accompagne Joël Pommerat et La Compagnie Louis Brouillard comme dramaturge depuis 2013 pour...Plus d'info
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