Écrire, comment ?

Compte rendu
Entretien
Théâtre

Écrire, comment ?

Le 30 Mar 2017
Darius, Stan et Gabriel contre le monde méchant, texte et mise en scène Claude Schmitz, Halles de Schaerbeek, 2015. Croquis de répétitions par Adèle Grégoire.
Darius, Stan et Gabriel contre le monde méchant, texte et mise en scène Claude Schmitz, Halles de Schaerbeek, 2015. Croquis de répétitions par Adèle Grégoire.

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Darius, Stan et Gabriel contre le monde méchant, texte et mise en scène Claude Schmitz, Halles de Schaerbeek, 2015. Croquis de répétitions par Adèle Grégoire.
Darius, Stan et Gabriel contre le monde méchant, texte et mise en scène Claude Schmitz, Halles de Schaerbeek, 2015. Croquis de répétitions par Adèle Grégoire.
Article publié pour le numéro
Couverture de numéro 131 - Écrire, comment?
131

Le 10 décem­bre 2016,
Alter­na­tives théâ­trales réu­nis­sait à La Bel­lone quelques auteurs de Bel­gique fran­coph­o­ne. 

L’occasion de faire le point sur les pra­tiques – mul­ti­ples – et les réal­ités insti­tu­tion­nelles – com­plex­es. 

Lit­téra­tures et auteurs

Antoine Laubin Quand on par­court le n°61 (1999) puis le n°93 (2007) d’Alternatives théâ­trales, tous deux con­sacrés aux écri­t­ures dra­ma­tiques, le con­stat est le suiv­ant : quelque part entre ces deux radi­ogra­phies, l’écriture scénique et la lit­téra­ture se décol­lent l’une de l’autre. À par­tir d’un cer­tain moment, écrire pour le théâtre ne relève plus de la lit­téra­ture. La reven­di­ca­tion de lit­térar­ité dis­paraît. 

Claude Schmitz J’ai com­mencé par écrire des spec­ta­cles. Ameri­ka est un spec­ta­cle très écrit, tant au niveau du texte que de tout le reste (les déplace­ments des acteurs, leurs mou­ve­ments, etc.). Avoir tra­vail­lé ensuite avec des comé­di­ens non-pro­fes­sion­nels a changé mon rap­port à l’écriture. Les scories, les défauts de lan­gage de ces acteurs m’ont intéressé davan­tage. Avec les années, je me dis que ce qui m’intéresse fon­da­men­tale­ment, ce sont les autres. Canalis­er la ques­tion de la parole des autres au sein d’une struc­ture dra­maturgique claire a donc plus d’importance que le geste d’écrire. Il ne s’agit plus d’écrire des per­son­nages mais de pren­dre les per­son­nes elles-mêmes et de les inscrire dans une dra­maturgie. Le spec­ta­cle devra ren­dre compte de la richesse de la langue des uns et des autres. Je n’aime plus l’idée d’auteur autori­taire qui décide com­ment les gens vont par­ler. Aujourd’hui, je mets en place des sit­u­a­tions à par­tir desquelles on canalise ensem­ble la parole. Même si je four­nis un scé­nario assez clair, je ne me sens donc pas véri­ta­ble­ment « auteur » de mes spec­ta­cles, bien qu’il ne s’agisse pas non plus de créa­tions col­lec­tives. 

Benoit Hen­naut Mais c’est toi qui fix­es la parole des autres. Tu ne te revendiques pas auteur dans le sens où tu n’écris pas en amont les mots qui com­poseront le spec­ta­cle, mais c’est toi qui les fix­es néan­moins, c’est toi qui décides ce qui y sera pronon­cé. Il y a donc un geste auc­to­r­i­al.

Veroni­ka Mabari L’auteur, c’est l’autorité. Mais peut-être que l’autorité au théâtre ne passe pas néces­saire­ment par les mots… 

CS Quand j’explique l’histoire aux acteurs au pre­mier jour de répéti­tion, ils n’y com­pren­nent pas grand chose. L’équipe oublie. Ensuite, nous tra­vail­lons sit­u­a­tion par sit­u­a­tion. Par exem­ple, je tra­vaille sou­vent avec quelqu’un qui est serbe, dont le français n’est pas très bon. Il m’arrive sou­vent de con­serv­er ses erreurs de français, qui révè­lent quelque chose. L’enjeu est de par­venir à ne pas trop liss­er. Et il ne s’agit pas non plus de regarder des bêtes dans un zoo : l’équipe dis­cute beau­coup de ce genre de choses, on cherche ensem­ble. Le sys­tème qu’on a mis en place avec Judith (mon assis­tante) est de faire tra­vailler les acteurs sur des sit­u­a­tions pré­cis­es en impro­vi­sa­tion, dont on prend note inté­grale­ment. À la fin de la journée, on imprime. On a donc des kilos de texte, que l’on relit sys­té­ma­tique­ment avec les acteurs. À force d’éliminations et de cor­rec­tions, le texte du spec­ta­cle émerge. Le résul­tat est un texte très écrit mais qui pour moi n’a aucune qual­ité lit­téraire. 

Axel Cornil La ques­tion de la langue a tout de même l’air cen­trale dans ce que tu décris. 

CS Oui, mais ce n’est pas un objet autonome. Je ne pense pas que ça puisse être lu ou pub­lié. 

AL L’auteur de théâtre serait celui qui écrit des textes dont d’autres pour­raient s’emparer ? 

CS Le théâtre est un art vivant. Shake­speare a écrit une œuvre pour les gens de son temps et puis les choses se sont figées. Le con­cept de l’auteur de théâtre est quelque chose d’étrange. Il me sem­ble aujourd’hui qu’on asso­cie le théâtre à une forme d’art mor­tu­aire. Qu’est-ce qui pousse un met­teur en scène à aller creuser pour la mil­lième fois le même texte ? 

BH Ce que tu décris est révéla­teur de la pro­fonde autonomi­sa­tion du théâtre vis-à-vis de la lit­téra­ture. Mais, sans refaire ici toute l’histoire du théâtre, entre ce que tu dis du théâtre élis­abéthain et la sit­u­a­tion con­tem­po­raine, il y a eu tout un pan de cette his­toire mené par des auteurs dra­ma­tiques qui s’inscrivaient pleine­ment dans l’histoire de la lit­téra­ture, ce qu’une bonne par­tie du théâtre con­tem­po­rain ne val­orise plus vrai­ment aujourd’hui.  

Nan­cy Del­halle Je pense que les deux pra­tiques coex­is­tent. Il y a d’une part l’écriture de matéri­aux textuels pour le théâtre et d’autre part l’écriture de spec­ta­cles. Nous sommes dans une forme de dual­ité et un rap­port de force opère entre ces deux per­spec­tives. L’écriture de plateau tend aujourd’hui à domin­er – du moins médi­a­tique­ment par­lant – pour plusieurs raisons his­toriques. Il y a eu beau­coup de mou­ve­ments autour des auteurs (des mis­es en lec­ture, des réseaux pour pro­mou­voir l’écriture etc.) et on peut se deman­der où tout cela a fail­li ? Depuis Koltès qui affirme que les auteurs exis­tent mais qu’on ne les monte pas, affir­ma­tion en écho à laque­lle tout un mou­ve­ment se con­stitue dans les années nonante, jusqu’aux années 2000 où les met­teurs en scène utilisent les textes comme des matéri­aux, c’est-à-dire finale­ment évolu­ent en tant qu’auteurs (du spec­ta­cle), la place de l’écriture est tou­jours aus­si prob­lé­ma­tique. On peut donc penser que le prob­lème a été mal posé. La ques­tion de l’édition n’est sans doute pas inno­cente à ce sujet : on édite du théâtre mais qui le lit ? Bernard Dort, dans La Représen­ta­tion éman­cipée, main­tient ce dou­ble mou­ve­ment un peu dialec­tique entre le pas­sage sur le plateau et le texte qui résiste : ce n’est pas le même lieu. J’ai ten­dance à penser que l’écriture de plateau est un lieu par­fois un peu total­i­taire : cette dimen­sion dialec­tique en est absente, tous les matéri­aux y sont util­isés dans une forme d’homogénéité qui est celle de l’auteur du spec­ta­cle, ce qui n’est pas éloigné de la posi­tion hégé­monique du met­teur en scène de la fin des années nonante. La ques­tion inter­pel­lante est celle de l’écrivain qui écrit pour le théâtre et de sa place dans le champ théâ­tral. On a, par exem­ple, vu peu d’auteurs à la tête de théâtres… L’évolution d’une fonc­tion d’un point de vue social et insti­tu­tion­nel est à inter­roger, ce débat-là est tou­jours en cours. 

Maxime Bodson, Je ne vois de mon avenir que le mur de ma cuisine au papier peint défraîchi, Les sœurs h., Heidelberg, 2016. Photo Les sœurs h.
Maxime Bod­son, Je ne vois de mon avenir que le mur de ma cui­sine au papi­er peint défraîchi, Les sœurs h., Hei­del­berg, 2016. Pho­to Les sœurs h.

VM Où que je sois, j’écris. Que ce soit avec un groupe d’apprenants alpha, des plas­ti­ciens ou des gens de théâtre. C’est une manière d’interagir artis­tique­ment, pour être en pro­jet avec les autres hors des codes soci­aux. Les mots m’intéressent davan­tage que l’« autorité finale ». Seule, j’écrirais un roman, un poème. Je pense le théâtre dans le lien avec l’autre et avec l’espace, qu’il soit théâ­tral ou non. Pour écrire du théâtre, j’ai besoin de la ren­con­tre ; sans elle, l’écriture se clôt. Je ne peux pas pro­jeter l’espace théâ­tral en moi, ou sur la page. Sur ma dernière expéri­ence, Legs Mater­nel, nous étions qua­tre, et nous ne savions pas qui, de Lay­la Nabul­si ou moi, écrirait, qui met­trait en scène, qui serait sur le plateau. J’ai écrit, mais le texte est né entre nous. C’est au moment de la « sig­na­ture », que les ques­tions se posent. On perd beau­coup de temps avec des ques­tions qui con­di­tion­nent notre rap­port à la créa­tion, à nous-mêmes, qui intro­duisent des rap­ports de force inex­is­tants : qui est payé pour quoi ? Quel nom appa­raît sur le livre ? La réal­ité était un proces­sus créatif organique, à qua­tre. M’en abstraire m’a posé prob­lème. Par con­tre, au Québec, j’ai per­du le com­plexe de légitim­ité à m’identifier comme autrice, dans l’absolu. C’est mon méti­er. Il y a là-bas un rap­port plus franc : ici il reste une timid­ité à dire qu’on est auteur. 

AL Com­ment expliques-tu ce rap­port plus décom­plexé au Québec ?

VM Là-bas, les spec­ta­teurs récla­ment des écri­t­ures d’aujourd’hui qui par­lent d’aujourd’hui !

« Quand un théâtre pro­gramme trop de réper­toire au Québec,
il reçoit des let­tres de récla­ma­tion, la presse en par­le !
Le fait d’écrire en français des his­toires d’ici et main­tenant
pour des per­son­nes d’aujourd’hui est une évi­dence. »

J’ignore pourquoi cela reste com­pliqué ici. 

Marie Hen­ry Mon écri­t­ure est née en même temps que le Groupe Toc. C’est au sein de ce col­lec­tif que j’ai com­mencé à écrire et que mes textes ont été mon­tés. Nous avons créé ensem­ble un vocab­u­laire com­mun pour appréhen­der mes textes. Je tra­vail­lais à la dra­maturgie de ces spec­ta­cles, j’étais donc présente lors du tra­vail sur le plateau. La manière dont on mon­tait les textes était donc en accord avec ma manière d’écrire : respect total de la ponc­tu­a­tion, des majus­cules, des sauts de ligne, des italiques, des para­graphes, des tirets etc. Et le rythme des propo­si­tions scéniques cor­re­spondait au geste de l’écriture. C’était ce respect du graphisme du texte en quelque sorte, qui indi­quait la manière de jouer, et pas le sens du texte en lui même. Le texte était abor­dé d’un point de vue sonore, musi­cal et ryth­mique. Donc, oui, l’écriture dra­ma­tique est liée pour moi au plateau, à l’espace, même lorsque l’écriture est très écrite. Ma ques­tion a tou­jours été « Com­ment créer du jeu et ques­tion­ner la mise en scène pour voir le théâtre que j’aimerais voir sur scène ? » Ou du moins empêch­er de voir celui que je n’aime pas ? Com­ment jouer avec les codes théâ­traux et m’en jouer ? Il s’agissait sou­vent pour moi, par des jeux de langues et de formes, de ten­dre des pièges à la mise en scène, de ren­dre impos­si­ble le fait de mon­ter mon texte de manière psy­chologique par exem­ple. Lorsque j’enlevais tous les points et les vir­gules d’un para­graphe, c’était pour que le sen­ti­ment d’angoisse dégagé vienne de la dif­fi­culté du comé­di­en à dire le texte plutôt que de ce que dis­ait le texte en lui même. Les ques­tions liées aux codes de jeu à met­tre en place étaient pri­mor­diales. Aujourd’hui, j’écris beau­coup moins pour le théâtre mais je con­sid­ère encore mon tra­vail comme une écri­t­ure scénique. Je ques­tionne encore une fois l’espace et les codes, mais ceux de l’image doré­na­vant ! En m’amusant avec ma sœur à con­fron­ter texte et images dans des espaces mul­ti-pro­jec­tions. J’ai l’impression que pour beau­coup, une écri­t­ure scénique se résume à une grande par­ti­tion textuelle et à une présence cor­porelle sur le plateau. Je pense pour ma part que c’est pos­si­ble autrement.

BH Finale­ment, la dis­tinc­tion entre écri­t­ure dra­ma­tique et écri­t­ure scénique, ques­tion très bien doc­u­men­tée, a été par­faite­ment inté­grée par le champ théâ­tral et est entrée dans les mœurs des auteurs eux-mêmes, dans leur rap­port à la scène et au texte. Il y a une vraie absorp­tion de la notion d’autonomisation de l’écriture scénique par rap­port à l’écriture dra­ma­tique.

ND Quand Piemme écrit Mille répliques, il atteste de cela. L’évolution de son écri­t­ure prend en compte cette évo­lu­tion. 

AL L’exemple de Piemme est intéres­sant dans la mesure où cette écri­t­ure-là, que tu pointes juste­ment, n’a pas rem­placé l’autre. Elles avan­cent de front toutes les deux. D’un point de vue his­torique, est-ce que la cyclic­ité des dernières décen­nies, où règnes de met­teurs en scène et d’auteurs ont alterné, ne débouche-
t‑elle pas aujourd’hui sur une coex­is­tence ou aucun mod­èle ne s’impose réelle­ment ? 

AC Ma con­vic­tion est que, lorsqu’on écrit un spec­ta­cle, on pose une et une seule ques­tion. La chose à se deman­der est donc com­ment on déroule le fil de cette ques­tion. L’histoire est un moyen de par­courir un tra­jet autour d’une ques­tion. Si l’histoire fait un tra­jet, la ques­tion aus­si. Si je prends l’exemple de mon texte Du Béton dans les plumes, je ne me suis pas dit « je vais racon­ter ma vie ou une com­pi­la­tion des réc­its de vie des qua­tre acteurs ». Le point de départ était la ques­tion « de quoi j’hérite ? », posée à mes parte­naires de tra­vail, et la ques­tion du réc­it est venue au fur et à mesure. 

LE Que ce soit dans les témoignages que je recueille ou quand je tra­vaille à par­tir de per­son­nages qui préex­is­tent – Ham­let et Eminem par exem­ple – ce que j’essaie de faire, c’est de don­ner de la parole. Les his­toires émer­gent comme ça. Je fais se frot­ter des matéri­aux qui ne sont pas sen­sés se ren­con­tr­er… il y a un aspect « mon­tage » à mon tra­vail d’écriture. 

Sandrine Blanche, Arié Mandelbaum, Pierre Palmi, Valéry Massion et Bruce Ellison, The Inner words – Le Souterrain, texte et mise en scène Claude Schmitz, Halles de Schaerbeek, 2008. Photo Gaëtan Vandeplas.
San­drine Blanche, Arié Man­del­baum, Pierre Pal­mi, Valéry Mas­sion et Bruce Elli­son, The Inner words – Le Souter­rain, texte et mise en scène Claude Schmitz, Halles de Schaer­beek, 2008. Pho­to Gaë­tan Van­de­plas.

CS Je racon­te des his­toires à base d’archétypes, en essayant de jouer avec les codes du sto­ry­telling. Il s’agit à la fois que le spec­ta­teur recon­naisse le réc­it arché­typ­al et s’amuse avec nous à jouer avec ses codes. Ça, c’est ce que je fais depuis le début, mais aujourd’hui je tente aus­si de m’effacer pour que les his­toires des autres domi­nent. Si l’histoire ne m’échappe pas, je suis un peu lassé. 

Cir­cu­la­tions

ND Le prob­lème éter­nel est la mise en con­tact entre les auteurs des textes et ceux qui vont les mon­ter. L’évolution insti­tu­tion­nelle va dans le sens du por­teur de pro­jet qui détient ou cherche à détenir les con­di­tions matérielles de la pro­duc­tion du spec­ta­cle et va con­va­in­cre un théâtre d’accueillir ou de copro­duire. La mise en rela­tion des textes et des équipes n’est donc plus à l’ordre du jour dans les théâtres. C’est sans doute la rai­son pour laque­lle les comités de lec­ture des théâtres dis­parais­sent. Le relais vers le plateau n’est plus assuré par l’institution. 

AC C’est l’endroit du désir qui est ques­tion­né là. L’institution ne peut pas se sub­stituer aux désirs des met­teurs en scène. 

BH On en revient à ce qui domine aujourd’hui sur les scènes. C’est parce que ce n’est plus une pra­tique « à la mode » que les directeurs de théâtre ne cherchent plus à met­tre en rela­tion textes et met­teurs en scène. 

MH Vous le souhai­teriez ? Être mis en rela­tion avec des équipes qui mon­teraient vos textes ?

AC Oui ! 

VM J’aimerais beau­coup débar­quer au Nation­al avec un texte et leur dire : voilà, je voudrais que cette met­teuse en scène le monte avec ces vingt actri­ces. 

LE La forme de l’écriture pour ma part vient aus­si d’un dia­logue avec les lieux qui m’accueillent. Que l’auteur soit sol­lic­ité à un endroit de com­mande me con­vient, en fonc­tion de ce que la per­son­ne en face souhaite met­tre en place. Sor­tir de la logique « dossier /demande » et con­stru­ire ensem­ble me sem­ble bien. 

BH L’auteur est une fig­ure rel­a­tive­ment mar­gin­al­isée dans le paysage théâ­tral con­tem­po­rain. Même si elle existe et qu’elle est val­orisée à cer­tains endroits, c’est la fig­ure du met­teur en scène qui domine, esthé­tique­ment, insti­tu­tion­nelle­ment, finan­cière­ment.  

ND Pour aller dans le sens de Louise, il est vrai qu’il y a une ten­dance à des expéri­ences plus rétic­u­laires, moins clivées, où les pro­jets peu­vent se définir ensem­ble. Là, les struc­tures pour­raient jouer un rôle plus grand, en favorisant les réseaux qui exis­tent déjà de manière informelle et en leur per­me­t­tant de se déploy­er, par exem­ple. Les formes où les fonc­tions s’échangent et cir­cu­lent ont ten­dance à se déploy­er. 

Lau­rent Mul­heisen,
directeur artis­tique de la Mai­son Antoine Vitez, Cen­tre inter­na­tion­al de tra­duc­tion théâ­trale

À l’étranger, les choses se passent rel­a­tive­ment bien pour les auteurs qui sont cor­recte­ment inscrits dans les divers réseaux de pro­duc­tion, lorsqu’ils sont en lien avec des com­pag­nies, des théâtres, lorsqu’on leur passe des com­man­des, et surtout lorsqu’ils sont représen­tés par des agents. De ce point de vue, le monde fran­coph­o­ne présente un manque. Dans le sys­tème français, ce sont les pro­gram­ma­teurs et les met­teurs en scène qui « ont le pou­voir ». Tant que la col­lab­o­ra­tion entre les auteurs, les com­pag­nies et les théâtres ne trou­vera pas un ter­rain favor­able à une grande échelle –il y a bien sûr de belles excep­tions– (des rési­dences, des postes de con­seillers dra­maturgiques, des com­man­des d’écriture), la place de l’auteur – sa pos­si­bil­ité de touch­er un pub­lic par la présen­ta­tion de son œuvre sur un plateau – ne bougera pas. On atteint un pla­fond de verre dans les dis­posi­tifs actuelle­ment en place en France, même si l’édition théâ­trale ne se porte pas trop mal. La sit­u­a­tion est dif­férente dans les pays où exis­tent des agences d’auteurs, c’est-à-dire des struc­tures pour lesquelles la représen­ta­tion des auteurs est une ques­tion de survie économique. Dans les pays anglo-sax­ons, l’auteur est au cen­tre du dis­posi­tif de la créa­tion d’œuvres con­tem­po­raines ; ce n’est pas par hasard que les auteurs anglo-sax­ons sont davan­tage con­nus que les met­teurs en scène. Les « Ver­lag » alle­mands choi­sis­sent les auteurs qu’ils font entr­er dans leur réper­toire et font cir­culer les textes. Le fonc­tion­nement du sys­tème théâ­tral alle­mand offre, il faut le soulign­er, de nom­breux débouchés aux auteurs. Quand l’un d’entre eux est « pris » dans une agence, il y est défendu : ses textes sont lus et com­men­tés dans le cadre d’un « lek­torat » au sein de sa mai­son, dont les col­lab­o­ra­teurs savent à quels théâtres, à quels bureaux de dra­maturgie envoy­er ses pièces ; puis, le relais est pris dans les théâtres par l’intermédiaire des « Dra­matur­gen ». Il n’y a pas un seul théâtre en Alle­magne sans bureau de dra­maturgie ! Les dra­maturges sont véri­ta­ble­ment des inter­mé­di­aires entre les auteurs et les met­teurs en scène, ils sont respon­s­ables en quelque sorte du « des­tin » du texte sur la scène. Ça crée imman­quable­ment du lien : dra­maturges et met­teurs en scène dis­cu­tent, vive­ment par­fois, ce qui est très sain – et que nous ne con­nais­sons pas du tout en France où les auteurs sont pour ain­si dire livrés à eux-mêmes. En Ital­ie, en Grèce ou en Espagne, la sit­u­a­tion économique a tout dérégulé, et cha­cun se débrouille comme il peut. Il y dix ou quinze ans, on con­statait que le grand sujet des auteurs était l’incommunicabilité entre les êtres. Aujourd’hui, on abor­de beau­coup plus la dif­fi­culté de s’exprimer soi-même. Il y a une ten­dance pro­fonde qui s’affirme dans les textes, autant dans la fable que dans le traite­ment des per­son­nages : com­ment se dire soi sur une scène ?

Pro­pos recueil­lis par télé­phone le 23 novem­bre 2016

Car­o­line Mar­cil­hac,
direc­trice de Théâtre Ouvert, Cen­tre Nation­al des Dra­matur­gies Con­tem­po­raines

Il faut dis­tinguer l’artistique de l’institutionnel. D’un point de vue artis­tique, il y a, aujourd’hui comme il y a dix ans, des auteurs-met­teurs en scène, des auteurs qui livrent des textes à des met­teurs en scène, et des col­lec­tifs qui fab­riquent leur dra­maturgie pen­dant le temps du tra­vail. Ce qui a évolué ces dix dernières années, c’est le développe­ment de ces col­lec­tifs avec des dra­maturges qui par­ticipent au tra­vail col­lec­tif directe­ment au plateau avec une part d’écriture et une part d’improvisation. L’autorité de l’auteur y est sans doute mise en ques­tion mais ça place l’auteur au cœur des proces­sus de créa­tion. Ça a un impact sur l’écriture. On con­state la recherche d’un effet de réel, avec des écri­t­ures les plus quo­ti­di­ennes pos­si­bles, qui peut tout aus­si bien avoir des effets très sai­sis­sants ou un peu banal­isants. Mais toutes les formes d’écriture du théâtre con­tin­u­ent de coex­is­ter, même si le développe­ment du théâtre doc­u­men­taire est impor­tant. La recon­nais­sance de Mohammed El Khat­ib en est un signe, par exem­ple. Il y a quelque années, on con­statait un mou­ve­ment de sus­pi­cion général vis- à‑vis du réc­it : la fic­tion a été assim­ilée à du sto­ry-telling. Aujourd’hui, on con­state plutôt un mou­ve­ment de retour du réc­it, en par­al­lèle à cette veine doc­u­men­taire. D’un point de vue insti­tu­tion­nel, les auteurs font tou­jours l’objet d’attention des pou­voirs publics, mais d’un statut social très peu pro­tecteur. Il y a aujourd’hui davan­tage de bours­es à l’écriture de longue durée. Pour autant, mis à part les auteurs-met­teurs en scène, il n’y a pas d’auteur à la tête des grands théâtres. On con­state toute­fois que des directeurs nom­més récem­ment, Waj­di Mouawad ou Stanis­las Nordey par exem­ple, pla­cent l’écriture con­tem­po­raine au cen­tre de leur pro­jet. Ça peut faire bouger les lignes.

Pro­pos recueil­lis par télé­phone le 23 novem­bre 2016.

Vin­cent Romain,
coor­di­na­teur du Cen­tre des Écri­t­ures Dra­ma­tiques de la Fédéra­tion Wal­lonie-Brux­elles

Il y a quinze ans, la place de l’écriture dans les for­ma­tions était inex­is­tante en Bel­gique fran­coph­o­ne. Aujourd’hui, les cur­sus de l’Insas et du Con­ser­va­toire de Mons, par exem­ple, intè­grent l’écriture, ce qui est une vraie avancée : ça affirme l’imbrication de l’écriture dans le proces­sus créatif. C’est par ce biais que la place de l’auteur peut évoluer. D’un point de vue
économique, le bâs blesse encore ! Les pro­duc­tions des spec­ta­cles ne prévoient que rarement un bud­get pour l’auteur. L’auteur n’est jamais, ou extrême­ment rarement, le moteur d’une créa­tion. Cer­tains auteurs déci­dent alors de ren­vers­er la sit­u­a­tion pour ne pas dépen­dre du désir de l’autre et mon­tent eux-mêmes leur pro­pre texte. C’est le cas de Céline Del­becq par exem­ple. Mais ce n’est pas tou­jours un désir artis­tique pre­mier, il y a une dimen­sion sou­vent très prag­ma­tique à ces sit­u­a­tions : « si je souhaite que mon écri­t­ure existe, je dois la porter ». Le principe des com­man­des n’est pas dans notre cul­ture en Bel­gique fran­coph­o­ne mais pour­rait chang­er la sit­u­a­tion des auteurs s’il était davan­tage dévelop­pé (il l’est en Flan­dre ou dans le monde anglo­phone). Le tra­vail d’écriture de plateau n’est pas non plus juste­ment rémunéré, en dehors des rares struc­tures, comme L’L, qui y sont dédiées dans une logique de recherche. Financer cinq acteurs pen­dant quinze jours pour qu’un auteur puisse écrire, ça n’existe pas encore en dehors des péri­odes de créa­tion. Ce sont des pistes à dévelop­per.

Pro­pos recueil­lis le 25 novem­bre 2016.

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