Miroirs et anamorphoses du spectateur : A Floresta que anda, de Christiane Jatahy

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Critique

Miroirs et anamorphoses du spectateur : A Floresta que anda, de Christiane Jatahy

Le 23 Mar 2017
La Forêt qui marche, texte et mise en scène Christiane Jatahy. Photo Aline Macedo.
La Forêt qui marche, texte et mise en scène Christiane Jatahy. Photo Aline Macedo.

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La Forêt qui marche, texte et mise en scène Christiane Jatahy. Photo Aline Macedo.
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Les créa­tions scéniques de Chris­tiane Jatahy tra­vail­lent sur les fron­tières, leurs porosités et leurs réversibil­ités, sur les « lignes ténues »1 qu’elles dessi­nent et sur l’épreuve desquelles jouent ses spec­ta­cles : entre le théâtre et le ciné­ma, entre l’acteur et le per­son­nage, et, pri­mor­diale­ment, entre la réal­ité et la fic­tion. Et, par le jeu sur ces fron­tières, c’est évidem­ment la posi­tion du spec­ta­teur qui est inter­rogée – si ce n’est son statut même. Alors que, comme elle l’explique elle-même, « dans ses travaux précé­dents la ques­tion était de trans­former une matière réelle en une matière fic­tion­nelle, à par­tir de Julia, en 2010/2011, l’enjeu a été de réus­sir à injecter une réal­ité sup­posée à l’intérieur d’une fic­tion préex­is­tante, en l’occurrence Made­moi­selle Julie de Strin­berg »2 ; entre­prise pro­longée et menée plus avant avec E se elas fos­sem para Moscou (d’après Les trois Sœurs de Tchekhov), deux­ième volet après Julia d’une trilo­gie à par­tir de textes du réper­toire théâ­tral que A Flo­res­ta que anda, inspirée du Mac­beth de Shake­speare, vient clore.

Mais A Flo­res­ta que anda pousse encore plus loin le déplace­ment des cadres et des fron­tières, et la mise en ques­tion du rap­port du spec­ta­teur à la représen­ta­tion et à ce qu’elle peut con­vo­quer du monde, son ren­voi à l’expérience de sa pro­pre posi­tion : non seule­ment parce que la pièce de Shake­speare n’y est en rien représen­tée ni adap­tée, mais tra­verse le spec­ta­cle par échos et bribes – le hante, pour­rait-on dire, l’inspire, lui four­nit matéri­aux, références, images, et fonc­tion­nant comme la métaphore d’un état du monde ; mais surtout par la sin­gu­lar­ité de la forme pro­posée : une « instal­la­tion-per­for­mance ». C’est une instal­la­tion vidéo, comme il peut en être présen­té dans des galeries d’art, qui en con­stitue la sit­u­a­tion de départ ; celle-ci sera pro­gres­sive­ment théâ­tral­isée au fil d’une évo­lu­tion spec­tac­u­laire sin­gulière, dont les spec­ta­teurs vont être une part essen­tielle­ment con­sti­tu­tive, non pas dans une sim­ple jouis­sance par­tic­i­pa­tive ou inter­ac­tive, mais dans l’expérience trou­blante de la mise en jeu, spécu­laire et intime­ment cri­tique, de leur pro­pre posi­tion – placés eux-mêmes sur la « ligne ténue » de leur pro­pre statut de regar­dants.

Une instal­la­tion vidéo, voire une expo­si­tion de vidéos, donc – et plus pré­cisé­ment de vidéo doc­u­men­taire. Les créa­tions de Jatahy se nour­ris­sent sans cesse d’un tra­vail doc­u­men­taire3 ; mais pour A Flo­res­ta que anda, c’est la présen­ta­tion des vidéos qui con­stitue le dis­posi­tif ini­tial du spec­ta­cle, son pre­mier degré : le spec­ta­teur entre dans une salle présen­tant qua­tre vidéos sur qua­tre écrans sus­pendus dis­séminés dans l’espace rec­tan­gu­laire – pour ce qui est des représen­ta­tions au Cen­tqua­tre-Paris4. Les seuls sièges sont qua­tre petits bancs face aux qua­tre écrans, et nulle dis­tinc­tion ne se présente dans l’espace qui en désign­erait une par­tie comme appelée à devenir un espace scénique. Seul un bar au fond de la salle (un grand miroir s’étend der­rière lui sur toute la largeur) con­stitue un sous-espace de nature dif­férente. Le spectateur/visiteur se retrou­ve ain­si à pass­er d’une vidéo à l’autre, ou à s’attarder devant l’une d’entre elles, ou encore à cir­culer entre les écrans et le bar : l’espace unique englobe le spec­ta­teur et est infléchi par ses cir­cu­la­tions.

Les abus du pou­voir poli­tique et polici­er sont au cœur des doc­u­men­taires pro­jetés : l’un des témoignages est celui d’un étu­di­ant arbi­traire­ment arrêté et empris­on­né pour avoir par­ticipé en juin 2013 à des man­i­fes­ta­tions lors du mou­ve­ment de protes­ta­tion et de reven­di­ca­tions poli­tiques et sociales qui a alors mar­qué le Brésil ; un autre est celui de la nièce d’un maçon habi­tant dans une des plus grandes fave­las de Rio, Amar­il­do de Souza, « dis­paru » en juil­let 2013 après avoir été emmené pour un « con­trôle » après une descente chez lui des mal-nom­mées « Unités de Police Paci­fi­ca­trice ». Les deux autres témoignages ajoutent l’expérience de l’exil à celle de la vio­lence poli­tique qui en est la cause, avec le cas d’un jeune Con­go­lais réfugié poli­tique au Brésil, ain­si que – et cette vidéo-là à été tournée spé­ci­fique­ment pour la reprise en Europe5 (le proces­sus de créa­tion et de dif­fu­sion de A Flo­res­ta que anda a en effet pour principe de pour­suiv­re le tra­vail doc­u­men­taire et donc la pro­duc­tion de nou­velles vidéos dans les dif­férentes régions du monde où il tourne) – celui d’un jour­nal­iste syrien per­sé­cuté par le régime de Bachar el Assad, ayant finale­ment dû et réus­si à fuir et actuelle­ment réfugié en Alle­magne. Il s’agit donc de qua­tre cas dif­férents de vic­times non pas d’un « mal » général et abstrait, mais de la vio­lence d’un ordre social et poli­tique. Les qua­tre vidéos ne nous don­nent pas, ou très peu, à voir les vis­ages des témoins : on voit par con­tre sou­vent leurs mou­ve­ments de mains, et les images s’attardent surtout sur les lieux con­crets dans lesquels ils rési­dent – majori­taire­ment des « cadres urbains très dégradés » (mais filmés avec une véri­ta­ble qual­ité plas­tique) man­i­fes­tant une sit­u­a­tion sociale, une posi­tion de « non-appar­te­nance et d’exclusion »6.

La Forêt qui marche, texte et mise en scène Christiane Jatahy. Photo Marcelo Lipiani. pages précédentes : La Forêt qui marche. Photo Aline Macedo.
La Forêt qui marche, texte et mise en scène Chris­tiane Jatahy. Pho­to Marce­lo Lip­i­ani. pages précé­dentes : La Forêt qui marche. Pho­to Aline Mace­do.

Ce dis­posi­tif d’installation vidéo se pra­tique au pre­mier degré : les doc­u­men­taires valent hors de toute logique fic­tion­nelle, et sont dif­fusés inté­grale­ment, en boucle. Mais il se trou­ve en fait déjà pris dans une fic­tion, dis­crète mais effec­tive, avec la présence, au fond de la salle et à l’écart des vidéos, du bar, où le spec­ta­teur peut aller se faire servir un verre, s’attarder, dis­cuter… Si l’installation est réelle, la sit­u­a­tion fic­tion­nelle ain­si mise en place est celle de son vernissage, auquel nous seri­ons con­viés – léger désax­age de la sit­u­a­tion de vis­ite d’une expo­si­tion, dans les espaces qu’elle met en jeu et dans les inflex­ions pos­si­bles de l’implication des spec­ta­teurs et de leurs rela­tions et com­porte­ments.

C’est sur cette base, ténue, de fic­tion­nal­i­sa­tion que se déploient peu à peu une suite de légers inci­dents, de per­tur­ba­tions comme autant de dis­so­nances d’abord presque imper­cep­ti­bles, puis d’événements plus forte­ment spec­tac­u­laires – le bar se trou­vant d’ailleurs être un des pre­miers lieux de man­i­fes­ta­tion de ces menus événe­ments, comme autant de trou­bles dans la sit­u­a­tion ini­tiale­ment instau­rée, avant que l’espace et les rap­ports qu’il con­fig­ure ne se mette lui-même à se trans­former. Ain­si va s’enclencher le cours spec­tac­u­laire de la « per­for­mance ». Mais il importe de ne pas réduire ces événe­ments à leur linéar­ité et à la con­sti­tu­tion d’un cours nar­ratif ou démon­stratif par le développe­ment d’une représen­ta­tion : ce qui se met alors en œuvre, c’est une série de muta­tions de l’espace qui nous englobe (et qu’en bonne par­tie nous con­sti­tuons) : un jeu de dis­tor­sions et de recon­fig­u­ra­tions de l’espace pre­mier et de la sit­u­a­tion qu’il posait, et, par­tant, de la place qu’il nous don­nait, tra­vail­lant alors à un ébran­le­ment, con­cret et pluriel, une mise en crise de notre assise et de notre statut de spec­ta­teurs.

Les trou­bles sont d’abord ponctuels et dis­crets, ne pou­vant être remar­qués ou soupçon­nés que par quelques spec­ta­teurs, selon là où ils se trou­vent et là où ils por­tent alors leurs regards. Une jeune vis­i­teuse, sans doute ivre, trébuche et tombe au milieu des autres spec­ta­teurs. Au bar, cer­tains spec­ta­teurs peu­vent être vus se livrant à des actions saugrenues : un homme fouille dans un sac féminin aban­don­né sur le comp­toir du bar ; un autre dans la chair d’un pois­son ouvert ; un autre boit longue­ment un énorme verre d’eau rem­pli à ras bord ; quelqu’un plonge sa main dans un aquar­i­um pour en retir­er quelque chose ; une autre per­son­ne encore plonge sa main dans le même sac et en ressort quelques bil­lets tâchés de sang, avant de net­toy­er ses mains rou­gies dans l’eau de l’aquarium voisin : des actes dont cer­tains, pour­ra-t-on remar­quer (mais sans doute plus tard), sem­blent pren­dre à la let­tre des expres­sions sim­ples (boire jusqu’à la lie, saisir l’occasion, avoir les mains pleines de sang…), et peu­vent recouper cer­tains motifs de Mac­beth (les mains sanglantes, la néces­sité de les laver, la ten­ta­tion et la saisie d’une oppor­tu­nité de gain, etc.). Insi­dieuse­ment, par le seul jeu des regards et des déplace­ments au sein du pub­lic, on peut être amené, ou non, à en remar­quer cer­tains, ou juste à se dire que « quelque chose » se passe du côté du bar. Ces micro-actions, on peut aus­si se ren­dre compte qu’elles sont effec­tuées, dis­crète­ment, par une caté­gorie par­ti­c­ulière de spec­ta­teurs-vis­i­teurs, équipés d’une oreil­lette. Cer­tains se sont en effet vu pro­pos­er, dans la file d’attente avant d’entrer en salle, d’être ain­si appareil­lés de manière à recevoir quelques instruc­tions pour par­ticiper au spec­ta­cle – deux caté­gories dif­férentes de spec­ta­teurs se trou­vant ain­si con­sti­tuées au sein même de l’espace com­mun, pou­vant de fait être amenées à se jauger l’une l’autre.

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Christophe Triau
Essayiste, dramaturge et est professeur en études théâtrales à l’Université Paris Nanterre, où il dirige...Plus d'info
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