Des chemins dans l’inconnu

Annonce
Théâtre
Portrait

Des chemins dans l’inconnu

Le 16 Août 2019
2666, mise en scène de Julien Gosselin, avec de gauche à droite : Carine Goron et Antoine Ferron. / photo Simon Gosselin
2666, mise en scène de Julien Gosselin, avec de gauche à droite : Carine Goron et Antoine Ferron. / photo Simon Gosselin
Article publié pour le numéro
Couverture de numéro 131 - Écrire, comment?
131

Adapter, c’est réécrire. Et réécrire, c’est se dress­er face à l’œuvre orig­i­nale en un triple défi : main­tenir la lis­i­bil­ité en dépit des coupes et des réécri­t­ures ; préserv­er l’esprit poé­tique et le mys­tère de l’œuvre ; et en même temps s’approprier cette poésie pour créer un univers sin­guli­er. C’est ce défi qu’a relevé le jeune met­teur en scène Julien Gos­selin en por­tant à la scène 2666, le dernier roman du romanci­er chilien Rober­to Bolaño1.

Le choix de cet auteur, et de cette œuvre en par­ti­c­uli­er (la plus longue, peut-être aus­si la plus com­plexe dans ses artic­u­la­tions, du romanci­er chilien), signe avec force une approche du théâtre par Gos­selin comme lieu de l’expérience lit­téraire, plus rad­i­cale­ment encore qu’il ne l’avait fait avec l’adaptation des Par­tic­ules élé­men­taires en 2013. C’est aus­si la mar­que du refus d’une théâ­tral­ité de théâtre, qui prendrait sa source dans un texte écrit pour le théâtre, et donc a pri­ori disponible à l’incarnation, à la mise en scène, à l’interprétation enfin.

 

Une odyssée théâtrale

Out­re que l’on ne peut que se réjouir du fait que l’œuvre de Bolaño, encore trop mécon­nue2, accède à plus de vis­i­bil­ité grâce au suc­cès de la pièce de Gos­selin, la spé­ci­ficité de cette entre­prise tient au fait que le jeune met­teur en scène ajoute à la gageure de l’adaptation celle de la durée : le spec­ta­cle s’étend en effet sur près de douze heures3. Il traduit ain­si la volon­té d’établir une équiv­a­lence entre les sen­sa­tions de durée et d’immersion que provo­quent, d’une part une journée entière au théâtre, d’autre part une lec­ture s’étalant poten­tielle­ment sur plusieurs semaines ou mois ; l’intimité pro­fonde que l’on noue avec l’univers men­tal de l’auteur au cours de la lec­ture devient acces­si­ble au spec­ta­teur par l’investissement en temps et en énergie qui lui est demandé. Gos­selin fait de cette dimen­sion une inten­tion pro­fonde, voulant pour son spec­ta­cle « qu’il soit pour le spec­ta­teur ce qu’il est pour le lecteur, énorme, infi­ni, jouis­sif, pénible par­fois »4.

Le défi posé en se con­frontant à l’œuvre bolañesque est de taille ; car au-delà de la vasti­tude du roman 2666 lui-même, il faut du temps pour pénétr­er la galax­ie Bolaño. Si l’on ne con­sid­ère que ce qui a été traduit en français, celle-ci se com­pose de dix romans, six recueils de nou­velles, deux recueils de poèmes et un recueil d’essais et d’entretiens. Rober­to Bolaño, oscil­lant entre humour et sens du trag­ique, y manie à sa guise les formes, les gen­res et dis­sout les fron­tières entre fic­tion, pen­sée, auto­bi­ogra­phie et poésie. Exem­ple remar­quable de syn­thèse entre l’héritage lit­téraire améri­cain, nord et sud, et européen, il est l’auteur d’un univers tout à fait sin­guli­er dont les codes ne se don­nent pas for­cé­ment dès le pre­mier texte lu. Car tous les livres de Bolaño se répon­dent, s’éclairent les uns les autres, for­mant un ensem­ble com­plexe. C’est pourquoi il ne reste plus, une fois l’œuvre entière­ment lue, qu’à la relire à la lumière de l’ensemble. C’est bien là, dans cette cohérence, ce qui signe Bolaño comme un grand romanci­er : ses livres sont de ceux qui peu­vent se lire et relire toute une vie durant.

Com­ment restituer cette cohérence au théâtre, en livr­er des clés à tra­vers l’adaptation d’un roman qui, par sa dimen­sion tes­ta­men­taire5, peut en être con­sid­éré comme un témoignage priv­ilégié ? Tout d’abord, Julien Gos­selin a choisi de respecter la struc­ture glob­ale. Les liens entre les cinq par­ties autonomes6 sont de thèmes, bien sûr, mais surtout de per­son­nages (faisant de 2666 une forme de microstruc­ture miroir de la macrostruc­ture que serait l’œuvre). Le théâtre, en don­nant une forme visuelle à ces répons, entérine le jeu des cor­re­spon­dances cher à Bolaño. Mais dans une œuvre aus­si longue7, que con­serv­er pour être fidèle à l’esprit du texte, tout en se recon­nais­sant, comme le fait Gos­selin, coupable d’une « trahi­son per­pétuelle » ? D’autant que l’utilisation inten­sive de l’image con­fisque elle-même une grande par­tie de l’espace disponible pour le matéri­au ver­bal… Reste donc une sub­stan­tifique moelle de texte, qui se doit d’être représen­ta­tive de l’ensemble tout en faisant enten­dre le point de vue du met­teur en scène. Celui de Gos­selin a con­sisté à con­serv­er ce qui lui sem­blait le plus proche de lui-même, ce qu’il y avait à ses yeux de plus « européen » dans le texte (dimen­sion qu’il asso­cie à la tristesse). Se dégage de ces choix une approche résol­u­ment som­bre du texte, puisque la poésie et l’humour ne sont plus per­cep­ti­bles qu’au cœur d’une méca­nique faite d’ultraviolence et d’excès.

 

Le secret du mal

L’œuvre de Bolaño passe moins par un réc­it linéaire, avec des per­son­nages aux­quels s’identifier, qu’elle n’incite à se famil­iaris­er avec une vision du monde, une appréhen­sion poé­tique du réel et, surtout, du mal. Thème récur­rent dans son tra­vail, générale­ment asso­cié à la logique à l’œuvre dans le fas­cisme nazi ou dans les formes dic­ta­to­ri­ales divers­es qu’il a pris­es en Amérique du Sud8, la ques­tion du mal est au cœur de 2666 – comme en témoigne le titre – et c’est bien dans sa pul­sa­tion organique que s’organise la mise en scène de Julien Gos­selin.

Au cœur du roman et donc du spec­ta­cle, les innom­brables crimes de femmes (plusieurs cen­taines, voire mil­liers depuis 1993) qui ont eu lieu dans le désert du Sono­ra, à la fron­tière du Mex­ique, infor­ment ici ce thème. En eux « se cache le secret du monde », c’est-à-dire le « secret du mal », pour repren­dre le titre d’une nou­velle et d’un recueil éponyme de l’écrivain. Ces dis­pari­tions et ces meurtres pren­nent le vis­age d’Archimboldi, ancien nazi réfugié en Amérique du Sud. Or, le fait de met­tre un vis­age sur ce mal ne vient rien résoudre puisque, et c’est la leçon de l’œuvre, celui-ci ne saurait être éradiqué et le châ­ti­ment indi­vidu­el est une apor­ie. Il faut sans doute voir dans le choix que fait Gos­selin de ne livr­er que le texte nu de Bolaño dans la par­tie des crimes, longue litanie des meurtres pro­jetée en sur­titres – procédé qui ren­voie lit­térale­ment le spec­ta­teur à l’expérience du lecteur, tout en faisant gliss­er cette expéri­ence de l’individuel au col­lec­tif – la con­science de la part néces­saire qui doit être don­née au silence et à l’épure, l’aporie devenant celle de la trans­po­si­tion du matéri­au romanesque au théâtre.

(…)


  1. Paru en 2004 ; 2008 pour la tra­duc­tion française, chez Chris­t­ian Bour­go­is, tra­duc­tion par Robert Amu­tio. ↩︎
  2. En France en tout cas, où toute l’œuvre n’a d’ailleurs pas encore été traduite. ↩︎
  3. 2666 avait déjà été adap­té au théâtre en 2007 par l’Espagnol Alex Rigo­la. Le spec­ta­cle durait cinq heures. ↩︎
  4. J. Gos­selin, note d’intention pour 2666. ↩︎
  5. C’est le dernier texte sur lequel Bolaño a tra­vail­lé, avant de mourir de mal­adie à l’âge de 50 ans. Il est inachevé mais, d’après l’éditeur, dans un état « très proche de celui qu’il con­sid­érait comme défini­tif ». ↩︎
  6. 2666 fut pub­lié – à titre posthume – en un seul vol­ume, con­tre les inten­tions du romanci­er qui comp­tait faire paraître séparé­ment ses cinq par­ties, essen­tielle­ment pour des raisons pra­tiques.  ↩︎
  7. Plus de 1300 pages en poche ↩︎
  8. Très engagé à gauche, Bolaño qui avait quit­té le Chili pour le Mex­ique à l’âge de quinze ans y est retourné juste avant le coup d’État de Pinochet en 1973. Il y a d’ailleurs fait quelques jours de prison.  ↩︎

Annonce
Théâtre
Portrait
Julien Gosselin
82
Partager
Emmanuelle Favier
Auteure de théâtre (Laissons les cicatrices), de nouvelles (Confession des genres) et de poésie (Le Point...Plus d'info
Partagez vos réflexions...

Vous avez aimé cet article?

Aidez-nous a en concocter d'autres

Avec votre soutien, nous pourrons continuer à produire d'autres articles de qualité accessibles à tous.
Faites un don pour soutenir notre travail
Soutenez-nous
Chaque contribution, même petite, fait une grande différence. Merci pour votre générosité !
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements