Danse en Iran : une position doublement critique

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Danse en Iran : une position doublement critique

À propos de : Sétâreh Fatéhi, Dâvoud Zâré, Mohammad Abbâsi, Ali Moini, Ehsan Hemmat, Hooman Sharifi, Sorour Dârâbi, Hivâ Sédâghat

Le 13 Juin 2017

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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 132 - Lettres persanes et scènes d'Iran
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Évo­quer la place du choré­graphique dans les nou­velles esthé­tiques irani­ennes oblige à situer les enjeux de la présence ou de l’absence, de la vis­i­bil­ité ou de l’invisibilité des corps. Cela, non pas tant pour jeter l’opprobre sur des dik­tats qui chercheraient par tous les moyens à en mas­quer les con­tours mais pour s’affranchir de la ques­tion iden­ti­taire comme de pré­sup­posés euro cen­tristes. Et d’abord, de quel corps s’agit-il ?
Quelles en sont les bornes ? Quelle en est la nature, le genre, la matière ? La réal­ité des corps iraniens est moins éloignée que mécon­nue et encore bien peu représen­tée sur les scènes dans son hétérogénéité.

« Quand je suis arrivée aux Pays-Bas pour étudi­er la danse », se sou­vient Sétâreh Fatéhi1, « j’ai décou­vert une con­cep­tion totale­ment dévoyée de mon pays d’origine. Mais tout au long de mes études et au fil de mes ren­con­tres, je me suis ren­due compte que je pou­vais mod­i­fi­er cette vision de manière bien plus pos­i­tive, non seule­ment en rai­son de ma présence mais au tra­vers de ma danse. » Il paraît oppor­tun de dress­er une car­togra­phie des mobil­ités pour localis­er tant les choré­graphes act­ifs en Iran tels que Dâvoud Zâré2, que ceux de la dias­po­ra qui gravi­tent entre les dif­férentes cap­i­tales, d’Amsterdam à Brux­elles, de Paris à Berlin, tout en main­tenant des liens étroits avec Shi­raz ou Téhéran. Cer­tains de ces choré­graphes sont issus du théâtre et pour deux d’entre eux du Mehr group. Moham­mad Abbâsi, acclamé pour sa vidéo­danse I am my Moth­er (2008) a étudié la danse au CNDC d’Angers avant de fonder en 2010 l’ICCD (The Invis­i­ble Cen­ter of Con­tem­po­rary Dance) en Iran et de lancer l’Untimely Fes­ti­val dans une rel­a­tive clan­des­tinité. Ali Moi­ni, lui, en par­al­lèle à une for­ma­tion musi­cale, a suivi des études d’art dra­ma­tique avant de rejoin­dre l’équipe d’Amir Rezâ Koohestâni en 2001 comme acteur et comme com­pos­i­teur. Après des études à Lis­bonne puis au CNDC, il s’est instal­lé en France. Mais c’est aux Pays Bas, en 2013, que les deux artistes, rejoints par Ehsan Hem­mat, ont pu repren­dre la pièce Recall your Birth­day3 ini­tiale­ment pro­duite à Téhéran en 2006. Dans le doc­u­men­taire So you think you can dance in Iran ?4 qui accom­pa­g­nait cette reprise, les trois artistes met­taient en exer­gue les dif­fi­cultés qu’ils avaient eux-mêmes à cern­er les raisons qui ren­dent la danse si sus­pecte aux yeux des censeurs alors que les ter­mes plus œcuméniques de « théâtre physique » per­me­t­tent de la pro­mou­voir de manière indi­recte. C’est d’abord en frayant un pas­sage à des expres­sions non ver­bales, au tra­vers du théâtre de texte et au pré­texte de l’intermédialité que le lan­gage gestuel a pu pro­gres­sive­ment s’émanciper. Quant au milieu choré­graphique, il s’est organ­isé depuis une dizaine d’années de manière autonome pour pro­pos­er des échauf­fe­ments et partager des ques­tion­nements dans un rap­port tou­jours renou­velé et déca­pant à la tra­di­tion. Et si l’enseignement de la danse a été offi­cielle­ment pro­scrit, les pra­tiques, elles, n’en ont pour autant pas été éradiquées. Mou­vantes, elles se révè­lent d’une éton­nante plas­tic­ité, voy­ageant d’un style à l’autre, ain­si qu’en atteste le re-enact­ment par Hiva Sedaqat des Equip­ment Pieces de Trisha Brown. Mem­bre du col­lec­tif MaHa, la danseuse auto­di­dacte présen­tait en mars 2016 au Da The­ater House5, Room, un solo de huit min­utes à la scéno­gra­phie épurée. Allongée sur une plaque d’acier qui réper­cute et ampli­fie cha­cun de ses sur­sauts, elle ten­tait de s’extirper de la gangue hyp­no­tique d’un som­meil agité et dis­so­nant.
Conçu comme une plate­forme col­lab­o­ra­tive qui rassem­ble des artistes de toutes prove­nances, des chercheurs et les publics, et comme un thésaurus rassem­blant des sources épars­es, le pro­jet de Sétâreh Fatéhi prend appui sur la philoso­phie : du corps sans organe de Deleuze au man­i­feste cyborg d’Haraway, tout en retour­nant aux racines médié­vales d’un dis­cours sur le corps véhiculé par les lan­gages médi­cal, philosophique et lit­téraire du monde islamique. Il emprunte son titre, Bod­i­less Heads6 (Des Têtes sans corps), à l’argument de l’homme volant d’Avicenne7 pour qui l’âme se nour­rit du sen­si­ble, tout en affir­mant, par rap­port au corps qui l’abrite et qu’elle gou­verne, indépen­dance et hau­teur de vue. Quant à l’adjectif « bod­i­less », il sig­ni­fie immatériel, indéfi­ni, dés­in­car­né ou éthéré et ren­voie ici à un corps asex­ué voire queerisé. Car si Sétâreh Fatéhi joue sur les mots, sa démarche n’en par­ticipe pas moins d’une microp­oli­tique des corps, comme témoignait sa con­férence per­for­mée à Utrecht8 en avril 2017. Dos au pub­lic, tan­tôt assise, tan­tôt allongée face à un écran, la choré­graphe se soustrayait aux regards en une atti­tude rad­i­cale­ment min­i­mal­iste afin qu’exsude à l’image la sen­su­al­ité d’autres cor­po­ral­ités que la sienne. Filmée en 2011 dans le secret des intérieurs, la série Une con­ver­sa­tion au salon rassem­ble des matéri­aux hétérogènes, dont les pos­es empreintes d’une rigid­ité toute clas­sique d’un pro­fesseur de danse tra­di­tion­nelle et le touchant por­trait de la grand-mère de Sétâreh, aux artic­u­la­tions rongées par l’arthrite, évo­quant à regret son agilité per­due. Au delà de ces instan­ta­nés dif­frac­tés, ce sont les mul­ti­ples facettes d’une cor­poréité mul­ti­voque qui en vien­nent à miroi­ter.
Dual­ité, ambiguïté, dédou­ble­ment, dis­tor­sions du passé ou défor­ma­tions du présent, les propo­si­tions du pro­gramme iranien de l’édition 2016 du fes­ti­val Mont­pel­li­er Danse
avaient en com­mun de dérouter toutes attentes. La pièce The dead live on for they appear liv­ing on dream (Les Morts con­tin­u­ent à vivre ; car ils appa­rais­sent en rêve aux vivants) d’Hooman Shar­i­fi9, fai­sait référence à la part fic­tion­nelle inhérente à la con­struc­tion de toute iden­tité.
Sur un plateau sim­ple­ment habil­lé d’une ten­ture sus­pendue à mi-hau­teur mais pleine­ment habité par les instru­ments de Meh­di Bagheri, d’Arash Mora­di et d’Habib Mef­tah Boushehri, le cor­pu­lent Shar­i­fi ébauche une impro­vi­sa­tion jazzy aux entrelacs aus­si sin­ueux que les méan­dres du proces­sus mémoriel auquel il tente de s’agripper. Il se défig­ure en tournoy­ant, se dérobe, se scinde, brouille les pistes pour mieux s’abandonner au ver­tige de la désori­en­ta­tion.
Dans Man anam ke ros­tam bovad pal­ha­van (C’est par Ros­tam que j’hérite de ma gloire), arnaché à son dou­ble mar­i­on­net­tique10, Ali Moi­ni atteignait lui ce point de non retour où la nature de la rela­tion entre l’objet manip­ulé et son manip­u­la­teur s’infléchit pour les fusion­ner dans l’identique. Paré de lamelles de viande, cet exosquelette en métal, qui, per­fusé par le réseau des câbles qui l’attache au danseur, a vam­pirisé une heure durant ses forces et sa volon­té, se voit finale­ment affublé tous les attrib­uts du vivant. Mais le dia­logue avec ce répli­quant qui enreg­istre et retrans­met mécanique­ment cha­cune de ses impul­sions est aus­si ce qui rend l’être à sa vir­tu­al­ité.

La tran­scrip­tion d’un proverbe pop­u­laire pour évo­quer les pou­voirs mimé­tiques de l’effigie rend pal­pa­ble l’approximation d’une tra­duc­tion, qui, faute de l’image juste pour cir­con­scrire l’idée, creuse l’écart entre langue d’origine et langue d’adoption. Or, c’est pré­cisé­ment ce dilemme de l’interculturalité qui crée pour ces artistes transfuges l’espace prop­ice à l’expérimentation. « Dans ma langue mater­nelle, le per­san, qui est la langue dans laque­lle j’ai com­mencé à penser aux choses, il n’y a pas de genre. Ni les objets, ni les idées n’ont de sexe. Dans ma langue, le mot « genre » se dit « jenssi­at », qui sig­ni­fie « matière ». Quand il s’applique aux objets, il désigne leur matéri­al­ité. Quand il s’applique aux êtres vivants, humains et ani­maux, il désigne leur sexe. Ain­si, dans ma langue, le genre de la table, c’est le bois.

  1. Sétâreh Fatéhi est sor­tie diplômée en 2012 du SNDO (School for New Dance Devel­op­ment) de l’Académie de Théâtre & Danse de l’Université des arts d’Amsterdam. Elle est à l’initiative de l’association TUSSEN-ruimte (Espace-entre) qui facilite les échanges entre l’Europe du Nord et l’Iran. ↩︎
  2. Dâvoud Zâré (1980) est choré­graphe et per­formeur. Il s’est for­mé à la mise en scène à l’Université des Arts de Téhéran et a suivi durant l’année 2013 – 2014, le Mas­ter en études choré­graphiques exerce dévelop­pé en parte­nar­i­at entre ICI-Insti­tut Choré­graphique International/ CCN- Mont­pel­li­er-Occ­i­tanie- Pyrénées/Méditerranée et le Départe­ment Théâtre& Ciné­ma de l’Université Paul Valéry Mont­pel­li­er. ↩︎
  3. Danc­ing on the Edge fes­ti­val, Kor­zoThe­atre, La Haye 2013. ↩︎
  4. « So you think you can dance in Iran », film copro­duit par Movies that Mat­ter, Kor­zo et Danc­ing on the Edge 2013. ↩︎
  5. « MaHa Fes­ti­val of Body Move­ment », man­i­fes­ta­tion placée sous l’égide du 35e Fad­jr Inter­na­tion­al Fes­ti­val, Da The­ater House, mars 2016. ↩︎
  6. http://artscabinet.org/portfolio/bodiless-heads ↩︎
  7. Ibn Sina Avi­cenne, « traité de l’homme volant », Livre des direc­tives et remar­ques, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1999, pp. 303 – 310. ↩︎
  8. https :// per­former­train­ing­plat­form. wordpress.com/upcoming- eventsl’heure, créa­tion 2016. ↩︎
  9. Hooman Shar­i­fi est né en Iran. En 1974, âgé de qua­torze ans, il part seul pour la Norvège et se forme en auto­di­dacte au hip-hop et au street-jazz. Après des études de danse clas­sique et mod­erne, il obtient en 2000, le diplôme de choré­graphe du Nation­al Col­lege of Dance d’Oslo. Cette même année il fonde sa com­pag­nie Impure. On a pu le voir au Fes­ti­val Mont­pel­li­er Danse 2006 avec We faild to hold this real­i­ty in mind en 2006 et eb en 2012 avec Then love was found and set the world on fire. ↩︎
  10. Man anam ke ros­tam bovad pal­ha­van (C’est par Ros­tam que j’hérite de ma gloire), Ali Moi­ni, cie Selon l’heure, créa­tion 2016. ↩︎
  11. Sorour Dârâbi, FARCI.E, dossier de presse, Fes­ti­val Mont­pel­li­er Danse, juil­let 2016. ↩︎
  12. Voir note 2 http://www.univ-montp3. fr/ufr1/index.php/formations/ mas­ters-pro­fes­sion­nel­s/ etudes-chore­graphiques ↩︎
  13. Afsâneh Najmâba­di, Women with Mous­tach­es and Men with­out beards, gen­der and sex­u­al anx­i­eties of iran­ian moder­ni­ty, Los Ange­les, Uni­ver­si­ty of Cal­i­for­nia Press, 2005. ↩︎
  14. Le ghaz­al, ou « con­ver­sa­tion avec une femme » est une forme poé­tique per­sane le plus sou­vent à con­no­ta­tion éro­tique. Apparue vers le dix­ième siè­cle, elle est elle-même issue d’une forme arabe appelée qasi­da. Le ghaz­al a été intro­duit en Inde par l’invasion mon­gole au douz­ième siè­cle. Il se pra­tique aujourd’hui non seule­ment en Iran (far­si), au Pak­istan (our­dou) et en Inde (our­dou et hindi).En Europe, le ghaz­al per­san a d’abord été con­nu par des tra­duc­tions en latin, en alle­mand, en anglais et en français à la fin du XVI­Ie. ↩︎
  15. Afsâneh Najmâba­di, op.cit, p.17. ↩︎
  16. Les rela­tions homo- éro­tiques étaient mon­naie courante à la cour et dans la bonne société avant que ne s’impose, à la fin du XIXe siè­cle, la norme hétéro­sex­uelle européenne. L’amrad était ce jeune éphèbe, cour­tisé par un aîné qui en plus de le célébr­er dans ses vers et de l’éduquer, lui procu­rait ses con­seils avisés afin d’aider ce parte­naire plus jeune à s’affirmer dans la société. Les « sigeh » ou vœux de soror­ité étaient égale­ment fort répan­dus par­mi les jeunes les­bi­ennes. ↩︎
  17. Idem, p.237. ↩︎
  18. La pre­mière de Savušun le 6 mai à l’Akademie der Kun­st der Welt à Cologne Alle­magne. ↩︎

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Alix de Morant
Alix de Morant est maître de conférences en études théâtrales et chorégraphiques à l’université Paul-Valéry...Plus d'info
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