« Regarder dans les yeux de celui qui regarde son monde s’effondrer » : sur Ivanov d’Amir Rezâ Koohestâni, Téhéran, octobre 2011.
Mohammadamin Zamani
Nous vous invitons à découvrir Blind Runner au théâtre de la Bastille, avec le Festival d’Automne à Paris, et à lire ou relire deux articles consacrés à Amir Rezâ Koohestâni, dans un N° spécial consacré à la scène persane, vue d’Europe et vue d’Iran.
Regards croisés proposés par Mohammadamin Zamani (docteur en Arts du spectacle à l’Université Libre de Belgique, ULB) et par Joëlle Chambon (maître de conférences en Études théâtrales à l’Université Montpellier 3), publiés dans Lettres persanes et scènes d’Iran, N° 132, d’Alternatives théâtrales, 2017.
Ivanov, une réécriture libre à partir d’Ivanov de Tchekhov, est une exception importante dans la carrière d’Amir Reza Koohestani, le metteur en scène et dramaturge iranien le plus vu et apprécié en Europe. Il l’a mis en scène, pour la première fois, en octobre 2011 dans la salle de « Nazerzadeh Kermani » du théâtre d’Iranshahr à Téhéran. D’abord, c’est la première et, jusqu’à aujourd’hui, la dernière adaptation de Koohestani à partir d’un classique. Ensuite, c’est sa seule création où il y a un héros ou, plutôt, un anti-héros à l’image des héros tragiques classiques ou modernes. L’artiste iranien s’est ainsi mis au défi d’appliquer son style minimaliste dans l’écriture et la mise en scène à une longue pièce tchekhovienne à quatre actes plein de personnages. Et enfin, il a été obligé d’enlever de son spectacle toute expression manifeste de ses préoccupations sociales et politiques, toujours visibles dans ses créations précédentes et suivantes.
Or, dans le contexte sociopolitique de Téhéran de 2011, toujours sous le choc des émeutes et des répressions après les élections présidentielles contestées de 2009, l’anti-héros tchekhovien est reçu par le public et les critiques comme une image reflétant l’état d’esprit de la classe moyenne iranienne. Déçue, traumatisée et paralysée, celle-ci cherchait désespérément un échappatoire de l’impasse sociale et politique dans laquelle elle était coincée. Ivanov est alors devenue, probablement contre toute attente de la part de son créateur, l’une de ses œuvres les plus politisées, si ce n’est la plus politisée. Néanmoins, sa réception en Europe fut quasiment dépourvue de ses connotations sociales et politiques contextuelles ; on n’en retirera que l’image poignante de « l’ennui, de la frustration et du désabusement » de l’homme de notre temps postmoderne. (Villiger Heilig, B. Neue Zücher Zeitung NZZ. Août 2014).
L’identification avec Ivanov de la part des spectateurs et critiques iraniens en 2011 montre également que le succès de Koohestani dans son pays est d’une tout autre nature que le succès rencontré au niveau international. Il est surtout tributaire du vécu social et politique du public iranien. Ce vécu provient de la vie quotidienne de la classe moyenne dans les grandes villes. Une quotidienneté qui est incessamment agitée voire totalement bouleversée par les tournants sociaux et politiques tels que le Mouvement des Réformes (1997 – 2005), les manifestations des étudiants en 1999 et 2003, la répression des intellectuels en 1998, la prise de pouvoir des extrémistes en 2005, le Mouvement Vert en 2009, etc.
Six ans après sa création, un retour sur Ivanov s’imposait dans le cadre d’un dossier sur Koohestani. Bien qu’étant une adaptation, il est l’exemple par excellence de ce qu’il y a d’« iranien » dans son œuvre : la représentation à la fois réaliste (et même naturaliste à force de souligner les menus détails) et minimaliste (parfois jusqu’à l’abstraction) de la vie quotidienne tumultueuse de la classe moyenne iranienne.
Dans ce qui suit, je m’appuierai sur des témoignages tant oraux qu’écrits, des entretiens sur les deux représentations en octobre 2011 et sa reprise en août 2016 à Téhéran, la toute première version du texte écrite par Koohestani au cours des répétitions, la version finale qui verra de petits changements sur la scène et, enfin, la captation vidéo disponible de la représentation de 2011. L’objectif est de retracer la création et la réception d’Ivanov en Iran afin de montrer comment il se fait que « Tchekhov puisse devenir tout d’un coup politiquement si dangereux » ? (Koohestani dans un entretien avec Atila Pessiani, Shargh, août 2016, n° 2670).
S’approprier un classique
Avec son Où étais-tu le 8 janvier ? inspiré directement de l’état d’effervescence à Téhéran pendant les manifestations postélectorales, Koohestani s’était attiré des remarques de la part des autorités sur ses textes. Il décide alors de monter un Tchekhov « pour se cacher derrière, croyant que c’est un auteur toujours jouable partout, quelle que soit la situation sociale et politique ! » (Ibid.). Il se met donc au défi de réécrire Ivanov de manière à pouvoir le monter de façon pertinente dans la Téhéran de 2011.
Une comparaison entre la première version du texte écrite au cours des répétitions et la version finale fait découvrir quelques points significatifs. La première tente de localiser l’histoire et les personnages à Téhéran entre 2009 et 2011. Il y a des références récurrentes et manifestes à la réalité contemporaine, à ce qui se passait et aux discussions des gens pendant cette période-là dans les rues de la capitale iranienne.