Extrait de Danse en Iran : une position doublement critique par Alix de Morant

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Extrait de Danse en Iran : une position doublement critique par Alix de Morant

Le 25 Sep 2020
FARCI.E-©Mehrdad Motejalli
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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 132 - Lettres persanes et scènes d'Iran
132

(…)

Dual­ité, ambiguïté, dédou­ble­ment, dis­tor­sions du passé ou défor­ma­tions du présent, les propo­si­tions du pro­gramme iranien de l’édition 2016 du fes­ti­val Mont­pel­li­er Danse avaient en com­mun de dérouter toutes attentes. La pièce The dead live on for they appear liv­ing on dream (Les Morts con­tin­u­ent à vivre ; car ils appa­rais­sent en rêve aux vivants) d’Hooman Shar­i­fi , fai­sait référence à la part fic­tion­nelle inhérente à la con­struc­tion de toute iden­tité. Sur un plateau sim­ple­ment habil­lé d’une ten­ture sus­pendue à mi-hau­teur mais pleine­ment habité par les instru­ments de Meh­di Bagheri, d’Arash Mora­di et d’Habib Mef­tah Boushehri, le cor­pu­lent Shar­i­fi ébauche une impro­vi­sa­tion jazzy aux entrelacs aus­si sin­ueux que les méan­dres du proces­sus mémoriel auquel il tente de s’agripper. Il se défig­ure en tournoy­ant, se dérobe, se scinde, brouille les pistes pour mieux s’abandonner au ver­tige de la désori­en­ta­tion. Dans Man anam ke ros­tam bovad pal­ha­van (C’est par Ros­tam que j’hérite de ma gloire), arnaché à son dou­ble mar­i­on­net­tique1, Ali Moi­ni atteignait lui ce point de non-retour où la nature de la rela­tion entre l’objet manip­ulé et son manip­u­la­teur s’infléchit pour les fusion­ner dans l’identique. Paré de lamelles de viande, cet exosquelette en métal, qui, per­fusé par le réseau des câbles qui l’attache au danseur, a vam­pirisé une heure durant ses forces et sa volon­té, se voit finale­ment affubler tous les attrib­uts du vivant. Mais le dia­logue avec ce répli­quant qui enreg­istre et retrans­met mécanique­ment cha­cune de ses impul­sions est aus­si ce qui rend l’être à sa vir­tu­al­ité. La tran­scrip­tion d’un proverbe pop­u­laire pour évo­quer les pou­voirs mimé­tiques de l’effigie rend pal­pa­ble l’approximation d’une tra­duc­tion, qui, faute de l’image juste pour cir­con­scrire l’idée, creuse l’écart entre langue d’origine et langue d’adoption. Or, c’est pré­cisé­ment ce dilemme de l’interculturalité qui crée pour ces artistes transfuges l’espace prop­ice à l’expérimentation. « Dans ma langue mater­nelle, le per­san, qui est la langue dans laque­lle j’ai com­mencé à penser aux choses, il n’y a pas de genre. Ni les objets ni les idées n’ont de sexe. Dans ma langue, le mot « genre » se dit « jenssi­at », qui sig­ni­fie « matière ». Quand il s’applique aux objets, il désigne leur matéri­al­ité. Quand il s’applique aux êtres vivants, humains et ani­maux, il désigne leur sexe. Ain­si, dans ma langue, le genre de la table, c’est le bois. Et mon genre, c’est la peau, la chair, les os, les mus­cles, le sang, les vais­seaux. Alors c’est quoi la matière du genre ? C’est quoi le sexe du genre ? »2

FARCI.E-©Mehrdad Motejalli
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Pour Sorour Dârâbi, sorti.e diplômé.e en 2015 du Mas­ter en études choré­graphiques3, les créa­tures et les choses se situent sur un pied d’égalité. Il.elle aime à déguis­er son iden­tité et le dis­cours sur le neu­tre lui per­met d’abolir les dis­tances entre agents humains et non humains, comme de bot­ter en touche les ques­tions oiseuses sur son apparence physique. Sa recherche plas­tique et per­for­ma­tive met en crise l’hétéronormativité de l’Iran con­tem­po­rain autant que le fétichisme de la langue française qui se refuse l’ambivalence alors que les langues per­sanes et turques ne s’embarrassent pas de telles assig­na­tions. Dans son ouvrage Women with Mous­tach­es and Men with­out beards 4 (Femmes à mous­tach­es et hommes imberbes), l’historienne Afsâneh Najmâba­di établit d’ailleurs un par­al­lèle entre la struc­tura­tion idéologique de l’Iran mod­erne et la ségré­ga­tion pro­gram­mée des sex­es qui, dès le début du XIXe siè­cle, vient met­tre un terme à l’indétermination qui pré­valait durant la péri­ode qua­jare. « La lit­téra­ture pré­mod­erne, quand il s’agissait d’amour et de beauté, ne s’intéressait pas au sexe des indi­vidus, et un vis­age féminin ou mas­culin pou­vait égale­ment sus­citer le désir. Soupir­er pour une beauté mas­cu­line était l’émanation d’un sen­ti­ment supérieur et les mêmes adjec­tifs pou­vaient soulign­er sans dis­tinc­tion la beauté androg­y­ne d’un mâle ou d’une femelle. Dans la pein­ture, comme dans la tra­di­tion cour­toise du ghaz­al5, l’homosensualité était une évi­dence et la ques­tion du genre dépassée au prof­it de la seule célébra­tion de la beauté. »6

Pour autant, l’historienne se garde bien d’évoquer un âge d’or et rap­pelle qu’il est erroné de vouloir cern­er une sex­u­al­ité de type occi­den­tal ou islamique tant les regards que les influ­ences croisées entre Europe et Empire ottoman ont pro­duit de sce­narii con­tra­dic­toires et équiv­o­ques. Mais elle con­voque, au titre d’outil con­ceptuel, cette fig­ure oubliée et ambiguë de l’amrad7 qui si elle s’était estom­pée, n’a pas pour autant dis­paru des imag­i­naires. « Être un amrad, après tout, n’était qu’une phase de tran­si­tion ».8

Si dans FARCI‑E, l’insolite per­son­nage de conférencier.ère mutique composé.e par Sorour Dârâbi, s’empêtre dans ses notes et s’imprègne jusqu’à l’indigestion de théories fémin­istes et trans­gen­res qu’il.elle régur­gite en une bouil­lie de papi­er et d’encre, sa prochaine créa­tion porte sur une réin­ter­pré­ta­tion des rit­uels du Tazieh. Il.elle a choisi de revis­iter, dans Savušun9, la ges­tu­al­ité mas­cu­line de cette céré­monie avec son corps gracile et éduqué en fille. Il.elle veut raviv­er les ver­tus empathiques de cette man­i­fes­ta­tion de tristesse col­lec­tive pour l’étendre aux souf­frances actuelles qui déchirent l’orient de la Syrie à la Pales­tine. Mais il est à prévoir qu’il.elle s’inspirera aus­si du body art et de la per­for­mance pour mieux cir­con­scrire les notions de sup­plice, de soumis­sion et de péni­tence qui lui sont asso­ciés. À l’instar de Sorour Dârâbi ou de Sétâreh Fatéhi et de leurs aîné.es, cette généra­tion de performeurs.euses, qu’elle se forme dans ou hors de l’institution, en Europe ou en Iran, cherche à se défaire du car­can d’une édu­ca­tion rig­oriste et à désamorcer les réc­its et les idéolo­gies dont elle a été imbibée pour éla­bor­er une pen­sée dés­in­hibée et éprou­ver le choré­graphique dans ses dimen­sions poïél­i­tiques. Alors que s’amorce un renou­veau des échanges, dans un de ces aller-retour féconds entre théâtres d’Orient et d’Occident et que pro­gres­sive­ment se dévelop­pent, à l’Université des Arts de Téhéran, des mod­ules d’enseignements en arts du mou­ve­ment, il appa­raît urgent d’aiguiser le sens cri­tique et de réformer les juge­ments pour que ce corps per­san réfrac­taire à toutes sortes de déf­i­ni­tions hâtives ou dis­crim­i­nantes s’affirme dans sa matéri­al­ité, dans une ten­sion entre tra­di­tion et extrême con­tem­po­rain.

Dans le cadre du Fes­ti­val d’Automne 2020 à Paris des per­form­ers des qua­tre coins globes, Édi­tion ECHELLE HUMAINE : Simon Senn, Mette Ing­vart­sen, Balkis Moutashar, Ben­jamin Kahn et Sorour Dârâbi avec Farci.e.s.


  1. Man anam ke ros­tam bovad pal­ha­van (C’est par Ros­tam que j’hérite de ma gloire), Ali Moi­ni, cie Selon l’heure, créa­tion 2016. ↩︎
  2. Sorour Dârâbi, FARCI.E, dossier de presse, Fes­ti­val Mont­pel­li­er Danse, juil­let 2016. ↩︎
  3. Études en arts choré­graphiques à l’université de Mont­pel­li­er ↩︎
  4. Afsâneh Najmâba­di, Women with Mous­tach­es and Men with­out beards, gen­der and sex­u­al anx­i­eties of iran­ian moder­ni­ty, Los Ange­les, Uni­ver­si­ty of Cal­i­for­nia Press, 2005. ↩︎
  5. Le ghaz­al, ou « con­ver­sa­tion avec une femme » est une forme poé­tique per­sane le plus sou­vent à con­no­ta­tion éro­tique. Apparue vers le dix­ième siè­cle, elle est elle-même issue d’une forme arabe appelée qasi­da. Le ghaz­al a été intro­duit en Inde par l’invasion mon­gole au douz­ième siè­cle. Il se pra­tique aujourd’hui non seule­ment en Iran (far­si), au Pak­istan (our­dou) et en Inde (our­dou et hindi).En Europe, le ghaz­al per­san a d’abord été con­nu par des tra­duc­tions en latin, en alle­mand, en anglais et en français à la fin du XVI­Ie. ↩︎
  6. Afsâneh Najmâba­di, op.cit, p.17. ↩︎
  7. Les rela­tions homoéro­tiques étaient mon­naie courante à la cour et dans la bonne société avant que ne s’impose, à la fin du XIXe siè­cle, la norme hétéro­sex­uelle européenne. L’amrad était ce jeune éphèbe, cour­tisé par un aîné qui en plus de le célébr­er dans ses vers et de l’éduquer, lui procu­rait ses con­seils avisés afin d’aider ce parte­naire plus jeune à s’affirmer dans la société. Les « sigeh » ou vœux de soror­ité étaient égale­ment fort répan­dus par­mi les jeunes les­bi­ennes. ↩︎
  8. Idem, p.237. ↩︎
  9. La pre­mière de Savušun le 6 mai à l’Akademie der Kun­st der Welt à Cologne, Alle­magne. ↩︎
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Hooman Sharifi
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Écrit par Alix de Morant
Alix de Morant est maître de con­férences en études théâ­trales et choré­graphiques à l’université Paul-Valéry Mont­pel­li­er 3 et...Plus d'info
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