Le doux pour le dur

Compte rendu
Danse
Théâtre

Le doux pour le dur

Le 15 Mai 2017
Mithkal Alzghair dans "Displacement". Photo Frederic Hanssens
Mithkal Alzghair dans "Displacement". Photo Frederic Hanssens
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 132 - Lettres persanes et scènes d'Iran
132

Crois­er un Syrien dans la rue à Brux­elles n’en­traîne aucune réac­tion par­ti­c­ulière. Nous ignorons la nation­al­ité des per­son­nes qui nous entourent ; la mul­ti­cul­tur­al­ité de nos rues est un habi­tus. A con­trario, regarder entr­er en scène un danseur syrien dont on con­naît la nation­al­ité rap­pelle instan­ta­né­ment qu’il existe au théâtre plusieurs qual­ités de silence. Celui qui règne dans la Gouden­za­al du Beurschouw­burg ce soir est d’une inten­sité pal­pa­ble. Chaque geste, chaque pas est scruté avec une atten­tion rare par l’au­di­ence faisant corps, comme si chaque geste, chaque pas, était capa­ble de dire enfin, mieux que tout autre canal d’in­for­ma­tion, le vrai de la guerre et de l’ex­il. Aucun mot et presque pas de musique ; de la pré­ci­sion, des regards choi­sis, du tact. Une atmo­sphère coton­neuse mal­gré les bottes qui s’au­tonomisent et les dra­peaux blancs qui en dis­ent long. Pas besoin d’a­gress­er la salle pour évo­quer le vrai de l’hor­reur, en somme.

La veille, autre réal­ité, deux Irani­ennes, sans bouger, sur un plateau presque nu, chu­chotent pour faire dia­loguer une mère dans le coma et sa fille à la recherche d’indices du passé dans le Téhéran des années 2070. La dystopie ne s’en­com­bre pas de l’emballage de la sci­ence-fic­tion. 2016 est regardé depuis 2070 mais seules de calmes voix féminines et de cour­tes vidéos famil­iales nous y invi­tent. S’il est ques­tion d’un meurtre et d’une soif inex­tin­guible de jus­tice et de vérité, la quête et l’en­quête se mènent sans éclat de voix et dans une lumière tamisée.

Shadi Karamroudi dans "Voicelessness". Photo Roberta Cacciagla
Sha­di Karam­rou­di dans “Voice­less­ness”. Pho­to Rober­ta Cac­ciagla

La veille, les Barcelon­ais d’El Conde de Tor­refiel, qui l’an dernier pous­saient les curseurs des déci­bels et des stro­bo­scopes au seuil de la douleur dans leur GUERILLA, com­posent désor­mais dix tableaux qui invi­tent à la con­tem­pla­tion. Si le texte – dix inscrip­tions d’in­di­vidus dans leur con­texte urbain européen — pos­sède la vio­lence dés­espérée des meilleurs Angéli­ca Lid­dell, il n’est ici que pro­jeté dans le silence, ou énon­cé posé­ment par une voix off, et n’est mis en dialec­tique que par les com­po­si­tions visuelles déli­cates (même quand elles provo­quent ouverte­ment) de qua­tre hommes muets qui, d’une ville d’Eu­rope à l’autre, affichent la même forme de dilet­tan­tisme cares­sant. Bal­lons et sacs plas­tiques à la Quesne, émas­cu­la­tion sym­bol­ique col­orée et souri­ante, plantes vertes. Seul un gong à Kiev nous sort de la moi­teur, mais sans sur­prise ni vrai heurt : on nous emmène vers l’in­ten­sité pas à pas, petit à petit, douce­ment.

Tirso Orive Liarte, Nicolás Carbajal Cerchi, David Mallols et Albert Pérez Hidalgo dans "La posibilidad que desaparece frente al paisaje". Photo Titanne Bregentzer
Tir­so Orive Liarte, Nicolás Car­ba­jal Cer­chi, David Mal­lols et Albert Pérez Hidal­go dans “La posi­bil­i­dad que desa­parece frente al paisaje”. Pho­to Titanne Bre­gentzer

Trois spec­ta­cles qui déploient une sérénité scénique com­plète alors même que leurs sujets lais­saient présager du fra­cas et de la fureur.

Il n’y a guère que Tran­squin­quen­nal et Rafael Spregel­burd cette semaine qui sem­blent échap­per à cet hasardeux con­stat. Leur Philip Sey­mour Hoff­man par exem­ple repose essen­tielle­ment, comme La Estu­pid­ez avant lui, sur une hys­téri­sa­tion ludique du plateau à coups d’in­nom­brables entrées, sor­ties, change­ments de per­ruques et cos­tumes des cinq inter­prètes. Mais, à bien y regarder, si les per­son­nages féminins lut­tent et ten­tent de s’af­firmer, c’est pour mieux faire ressor­tir par con­traste l’a­tonie du vide iden­ti­taire porté par les trois piliers du col­lec­tif (Breuse/Decleire/Olivier). À l’abyssale ques­tion « qui sommes-nous vrai­ment ? », Spregel­burd et Tran­squin­quen­nal ne répon­dent plus que par la néga­tive, sans oser plus rien affirmer.

Manon Joannotéguy et Bernard Breuse dans "Philip Seymour Hoffman, par exemple". Photo Herman Sorgeloos.
Manon Joan­notéguy et Bernard Breuse dans “Philip Sey­mour Hoff­man, par exem­ple”. Pho­to Her­man Sorgeloos.

Les qua­tre spec­ta­cles vus cette semaine au Kun­sten­fes­ti­valde­sarts ont en com­mun une recherche de la vérité qui ne s’énonce pas frontale­ment. Si le spec­ta­teur est pris en con­sid­éra­tion par les qua­tre spec­ta­cles et que de nom­breux regards lui sont adressés (avec par­fois une inten­sité réelle, comme chez Mithkal Alzghair), l’in­ter­pel­la­tion ver­bale directe est ban­nie. Pour chercher la vérité, on n’en énonce aucune directe­ment. En écho à de mul­ti­ples batailles poli­tiques récentes per­dues, toute reven­di­ca­tion paraît désor­mais vaine. Il s’ag­it davan­tage d’af­fich­er sa bien­veil­lance dans l’adresse indi­recte et de chercher sa vérité…

Dans les pre­mières pages de leur récent Main­tenant, les auteurs du Comité invis­i­ble écrivent : « La vérité n’est pas quelque chose vers quoi il y aurait à ten­dre, mais une rela­tion sans esquive à ce qui est là. (…) Elle n’est pas quelque chose que l’on pro­fesse, mais une manière d’être au monde. Elle ne se détient donc pas, ni ne s’ac­cu­mule. Elle se donne en sit­u­a­tion et de moment en moment. (…) Il n’y a pas à « proclamer la vérité ». Prêch­er la vérité à ceux qui n’en sup­port­eraient pas même des dos­es infimes, c’est seule­ment s’ex­pos­er à leur vengeance. Dans ce qui suit, nous ne pré­ten­dons en aucun cas « dire la vérité », mais la per­cep­tion que nous avons du monde, ce à quoi nous tenons, ce qui nous tient debout et vivants. »

Les artistes pro­gram­més au Kun­sten­fes­ti­valde­sarts cette semaine sem­blent l’avoir com­pris.

*

Displacement par Mithkal Alzghair (encore ces 15 et 16 mai au Beurschouwburg)

Voicelessness par Azade Shamiri (encore ce 15 mai aux Brigittines ; il sera très prochainement à nouveau question de ce spectacle ici-même, en guise de prélude au numéro 132 d'Alternatives théâtrales consacré aux arts de la scène en Iran, parution juin 2017).

La possibilidad que desaperece frente al paisaje par El Conde del Torrefiel

Philip Seymour Hoffman, par exemple par Rafael Spregelburd et Transquinquennal
Maintenant par le Comité Invisible, La Fabrique éditions, 2017.
Le Kunstenfestivaldesarts se poursuit à Bruxelles jusqu'au 27 mai.
Compte rendu
Danse
Kunstenfestivaldesarts
Théâtre
Transquinquennal
El Conde de Torrefiel
Mithkal Alzghair
Azade Shamiri
Le Comité Invisible
70
Partager
Antoine Laubin
Antoine Laubin
Metteur en scène au sein de la compagnie De Facto.Plus d'info
Partagez vos réflexions...

Vous avez aimé cet article?

Aidez-nous a en concocter d'autres

Avec votre soutien, nous pourrons continuer à produire d'autres articles de qualité accessibles à tous.
Faites un don pour soutenir notre travail
Soutenez-nous
Chaque contribution, même petite, fait une grande différence. Merci pour votre générosité !
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements