Le 4 août 2022, ce sera la commémoration des 60 ans du décès de l’actrice Marilyn Monroe. À cette occasion, nous nous sommes intéressés dans cet article à la manière dont son personnage a pu servir pour présenter sur la scène contemporaine iranienne une vision conforme à l’idéologie dominante. Il porte sur un spectacle intitulé Marlon Brando et présenté en 2019 par l’auteur et metteur en scène iranien, surtout connu pour ses rôles sur le petit écran, dénommé Mehran Ranjbar (né en 1982 à Khorramabad, capitale de la province du Lorestan) au Sepand Hall à Téhéran (repris quelque mois plus tard au Iranshahr Théâtre) où Marilyn Monroe est un des personnages principaux. Le spectacle paraît particulièrement pertinent pour réfléchir à la question de la représentation des femmes sur la scène en Iran, où elles sont traitées trop souvent comme des citoyennes de seconde classe et leurs droits bafoués aussi bien dans les domaines public (notamment celui du travail) que privé (comme celui du droit de la famille et la garde des enfants), et sur le rapport étroit et complexe qu’entretient une part considérable de la production scénique avec la doctrine imposée par la classe dirigeante.
I. Régler son compte au capitalisme
Précisons d’emblée que le spectacle se place dans la lignée des ‘portraits’ de personnalités mondialement connues et importantes sur lesquelles Mehran Ranjbar a travaillé depuis plusieurs années. Avant Marlon Brando, il y a eu en effet Steve Jobs présenté en 2018 ; il a été suivi par Maradona (actuellement sur scène). Selon lui, sa démarche est motivée par une volonté de ‘démythification’ de ces personnalités sur un fond ‘anticapitaliste’ : « Sous prétexte de raconter l’histoire de ces gens, je raconte mon ‘manifeste’, [à savoir] une lutte fondamentalement acharnée contre le capitalisme », (teater.ir, 29 juin 2019). Dans sa série de ‘portraits’, il est donc déterminé à briser les idoles et du même coup à régler son compte au capitalisme. Autrement dit, afin de combattre le capitalisme, il opte pour la démonstration de ses travers en désacralisant ses icônes, ses figures connues aux yeux de tous – y compris en Iran – dont les existences ont déjà pris fin (et il n’y a par conséquent plus de possibilité d’une évolution quelconque pour elles). Affirmant le peu d’intérêt que présentent pour lui « les personnes stupides, positives et ordinaires » (ibidem.) face au défi de la scène, Ranjbar renchérit alors sur les propres propos de Brando1 en le décrivant comme « extrêmement criminel et intelligent, très génial et bien sûr négatif et gangster » (ibidem.), et c’est ainsi que « le plus grand acteur du XXe siècle », d’après lui, s’impose comme le candidat idéal pour ce ‘spectacle-manifeste’. Ensuite, afin d’élaborer la structure de sa pièce, il s’appuie sur Les Chansons que m’apprenait ma mère – l’autobiographie de Marlon Brando disponible en persan depuis 1997 (première édition en France en 1994) – comme sa principale source, et en dégage quelques cinq personnages ‘clés’ afin de soutenir son manifeste, à savoir dénoncer « la maladie des célébrités misérables qui à la place de Dieu sont en adoration devant un veau d’or vide (c’est-à-dire) ‘la braguette de leur pantalon’ qui les empêche de réfléchir » (Ranjbar, 2020, pp. 98 – 99).
Cela peut paraître rocambolesque pour un pays tel que la République islamique d’Iran mais c’est bien le sexe et la subordination des individus au sexe dans le monde capitaliste qui constitue le thème central du spectacle. Une fois l’angle d’attaque ainsi défini, le choix de Ranjbar est déterminé et on retrouve donc dans sa pièce le père, Marlon Brando Sr., mais aussi Maria Schneider, sa partenaire dans Le Dernier Tango à Paris (1972), une fan, Maria la malade, accompagnée de son fiancé et surtout une certaine Marilyn Monroe dont le choix en sa qualité de ‘sex-symbol’ revêt ici toute son importance. Toutefois, outre cet aspect phare, le destin tragique de cette insoumise désireuse d’un bouleversement complet de sa vie et de sa situation quitte à abandonner son nom, transformer son apparence et mettre en avant son corps, offre au discours idéologique officiel iranien sur les femmes, qui ne cesse de prêcher que « bon nombre des désagréments auxquels les femmes sont confrontées sont dus au type de vêtements qu’elles portent » (asriran.com, 14 janvier 2022), une occasion inespérée pour briller sur scène. Autant dire que le point de vue adopté par Mehran Ranjbar ne peut que trop servir ceux qui, au zénith du pouvoir, arguent que « la frontière principale (autrement dit la fortification principale) de ‘la guerre douce’ est la chasteté et le hijab » en considérant les mêmes chasteté et hijab comme étant de tout temps « le premier front » tandis que « les autres sujets se sont placés dans d’autres bastions » (Jamileh Alamolhoda2 in donya-e-eqtesad.com, 20 janvier 2022). La fable que compose Ranjbar se veut par ailleurs ostensiblement ancrée dans le XXe siècle américain. Et en montrant au doigt ‘la décadence du Grand Satan d’Amérique’, elle se situe aisément dans le domaine désigné par le fondement discursif du pouvoir en place durant ces dernières décennies.
II. Pour une ‘ultra faste’ assimilation
Affirmant sa volonté de raconter son propre récit d’un moment de la vie de Marlon au lieu d’en faire une œuvre biographique (teater.ir, 29 juin 2019), Ranjbar imagine alors les derniers instants de l’existence terrestre de Brando, au 1er juillet 2004, hantés par la visite de ces personnages, ces « morts vivants qui se relèvent pour le traquer » (Brando, 1996, p. 121). Ils viennent exposer ses erreurs, le blâmer pour ses faiblesses et le maudire pour ‘ses péchés’, pour qu’il fasse rédemption et s’en rachète. C’est une sorte de purgatoire qui s’est mis ainsi en place afin qu’un Brando purifié de ses péchés sur cette même terre, comme le dit le père (Ranjbar, 2020, p. 77) puisse éviter d’entrer en enfer. En vue de concrétiser ce projet, Ranjbar s’écarte de la structure classique des pièces de théâtre et adopte une structure épisodique : sa pièce comporte onze scènes numérotées successivement. Ces scènes ne sont pas réparties équitablement entre les personnages : ainsi, Marilyn ne vient à la rencontre d’un Marlon au seuil de la mort que dans la deuxième et la dernière scène ; tandis que, par exemple, Maria la malade n’apparaît dans pas moins de quatre scènes. La longueur des scènes non plus n’est pas égale bien que toutes restent relativement brèves. Les deux scènes dans lesquelles Marilyn fait son apparition contiennent quelques 139 répliques (58 pour la deuxièmeet 81 pour la scène finale), qui parfois même sont laconiques : « – je sais », « – quoi ? », « – ta gueule ». Le nombre et la taille des scènes octroyées à Marilyn en dit déjà long sur la secondarité de son rôle aux yeux de l’auteur. Toujours est-il que la durée du spectacle tourne autour de 85 minutes. Compte tenu des intervalles entre les scènes, elle est effectivement bien courte. Cela impose la nécessité d’aller vite et surtout d’aller à l’essentiel, qui ne sera que très partiellement, et plutôt de manière partiale, emprunté à l’autobiographie de Brando3. Puisque concernant Marilyn, par exemple, ce dernier se contente d’évoquer, en peu de mots, sa première rencontre notable avec elle, qui le décrit « sensible et incompris, […] ayant une intelligence aiguë des rapports humains, le type le plus raffiné d’intelligence » (Brando, 1996, p. 129), lors d’une soirée à New York. Il ajoute qu’ils ont entamé « une liaison qui s’est poursuivie, de façon épisodique, jusqu’à sa mort en 1962 » (ibid., p. 130), avant d’aborder sa disparition en ces termes : « Elle est peut-être morte d’une surdose accidentelle de médicaments, mais j’ai toujours pensé qu’on l’avait assassinée » (ibidem.).