Prémices d’un renouveau du théâtre iranien

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Prémices d’un renouveau du théâtre iranien

À propos de : Jaber Ramezani Farshad Jafari Behnam Ahmadi Hossein Tavâzonizâdeh Ali Akbar Alizad Rézâ Servati

Le 21 Juin 2017
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 132 - Lettres persanes et scènes d'Iran
132

En Iran, comme dans tout pays à régime sévère, un nou­veau gou­verne­ment, plus sou­ple que le précé­dent, ouvre une brèche où les artistes s’engouffrent. C’est ce qui s’est pro­duit ces dernières années, prin­ci­pale­ment à Téhéran.
On a vu appa­raître des nou­veaux petits théâtres privés à la vie frag­ile et par­fois éphémère, des nou­veaux met­teurs en scène sachant au besoin jouer au chat et à la souris avec la cen­sure, et un pub­lic, jeune pour l’essentiel, qui rem­plit les salles avec fer­veur.

Cela part dans tous les sens, du boule­vard à l’expérimental, du min­i­mal­isme à l’expressionnisme. C’est grouil­lant, riche d’avenir. Trop tôt encore pour par­ler de ten­dances. L’heure est à l’étoilement. Voici quelques exem­ples de spec­ta­cles repérés au cours de deux voy­ages effec­tués à Téhéran ces dernières années.
Le Trou. Sur scène, cinq portes et, sur la droite, l’arrivée d’un l’ascenseur. Où sommes- nous ? Nulle part. Qui sont ces deux flics- détec­tives qui sor­tent non sans mal (pre­miers gags) de l’ascenseur souf­fre­teux ? On ne sait. L’un se fait appel­er « inspecteur » et l’autre « ser­gent » Que cherchent-ils ? « Un jeune homme », un coupable. Ils trou­veront cinq jeunes hommes der­rière les portes, aus­sitôt soupçon­nés d’être coupables.
Ambiance kafkaïenne pimen­tée de détails et gags ubuesques, joli cock­tail. Par exem­ple « l’inspecteur » a en main un télé­phone portable qu’il bran­dit comme une arme et avec lequel il pho­togra­phie tout. C’est bien ryth­mé, bien joué. Le Trou est une pièce écrite et mise en scène par Jaber Ramezani né en 1987. Il signe des spec­ta­cles depuis 2011, après avoir suivi des études de théâtre et de ciné­ma, en Iran, en Thaï­lande et à Mum­bai. Le spec­ta­cle se donne dans un nou­veau lieu, le Théâtre indépen­dant de Téhéran, 80 places.
Han­té. Une pièce de Far­shad Jafari, mise en scène dans des lieux inso­lites par Behnam Ahma­di (28 ans), encore étu­di­ant. Deux acteurs (S. Bal­a­hang et M. Sha­he­di) et une actrice extra­or­di­naire, Bahreh Rad­mand. La pièce se donne dans un lieu à peine éclos, deux longues caves voûtées en briques rouges, assez hautes et très longues (les réserves d’eau d’un ancien bain). Une his­toire au temps du Shah dans un faubourg de Téhéran entre deux cousins, Javad et Jamal, et la sœur de ce dernier, Java­her. Une ami­tié entre hommes brisée par la trahi­son (dénon­ci­a­tion) dont la fille sera la vic­time. Une ambiance proche d’un rit­uel de pos­ses­sion très pop­u­laire dans le sud de l’Iran, le Zaar. Un spec­ta­cle noc­turne avec bou­gies et lam­pes tem­pête, une suc­ces­sion de scènes furtives, sai­sis­santes. On pense à Gro­tows­ki. Un pub­lic restreint due à la petitesse du lieu mais le spec­ta­cle s’est don­né dans des lieux plus vastes.
Parvâneh (Le Papil­lon), signé par le jeune Hos­sein Tavâ­zonizâdeh se donne (deux fois par jour) pour trois spec­ta­teurs. En haut d’un escalier nous attend une jeune fille ; elle donne un bou­quet de fleurs au pre­mier spec­ta­teur, le sec­ond doit enfil­er un veston et au troisième on met entre les mains une boite de sucreries, autant d’éléments liés tra­di­tion­nelle­ment à une céré­monie de mariage. On s’installe dans un salon où les trois femmes vont se relay­er pour par­ler à cha­cun de nous en regar­dant de près, les yeux dans les yeux. Trois actri­ces impres­sion­nantes de présence. À la fin, le mariage n’a pas eu lieu, les trois sœurs sont alan­guies sur le bal­con, l’air absent elles chantent douce­ment, le chant s’éteint petit à petit, on com­prend que c’est fini et on sort.
Ce sont égale­ment des actri­ces qui inter­prè­tent La Mai­son de Bernar­da Alma de FG Lor­ca, mis en scène par Ali Akbar Alizad.
Une pièce sur l’enfermement et sur l’autorité qui par­le en sous-main de l’Iran, un pays qui rêve d’ouverture comme les filles de Berna­da. « Après les huit ans de Mah­mood Ahmad­inéjâd, on avait besoin de cela, les femmes surtout. Pen­dant les répéti­tions, les actri­ces se sen­taient si proches de leur rôle qu’il leur arrivait de pleur­er » dit Ali Akbar Alizad. Il enseigne à l’université des arts du théâtre et du ciné­ma de Téhéran après y avoir été étu­di­ant. Il s’est fait con­naître en 2004 avec un En atten­dant Godot de veine comique. Depuis, il a entre­pris de mon­ter tout Beck­ett. Il y a six ans, Ali A. Alizad a créé le 84théâtre avec sept de ses étu­di­ants. Aujourd’hui, ils sont tous par­tis à l’étranger, sauf lui. « J’aime tra­vailler ici, c’est le seul endroit où je peux tra­vailler ». Il n’est pas le seul à le penser. C’est le cas du jeune Rézâ Ser­vati qui met en scène Woyzeck avec une force excep­tion­nelle. Un spec­ta­cle « d’après » la pièce de Georg Büch­n­er, on le sait, inachevée. Le met­teur en scène y ajoute sa pro­pre prose poé­tique et son éton­nante scéno­gra­phie. Tout se passe sur une courbe, le bas d’un U, sem­blable
à une piste de skate­board mais tout en bois. De chaque côté en haut de la courbe, un petit espace flan­qué à gauche d’une porte, à droite d’une sorte de gigan­tesque œil de bœuf. À mi-pente, de chaque côté, une petite trappe. Le doc­teur est une sorte de Méphistophélès. Le cap­i­taine est un colosse aveu­gle, la scène du rasage est superbe avec un Woyzeck effrayé, mal­adroit. Woyzeck lui-même est tou­jours flan­qué de son dou­ble.
Marie, seule femme de la pièce, est en blanc, ce qui, avec sa coiffe (oblig­a­toire à la ville comme à la scène), lui donne une allure d’infirmière. L’amant de cette dernière est une sorte de héros de BD à com­bi­nai­son rouge et cheveux iro­quois qui la séduira avec ses mirages et ses patins à roulettes. Scène hal­lu­ci­nante, à un moment l’amant scalpe Marie qui se retrou­ve chauve, et, à la fin, c’est Woyzeck qui se retrou­vera affublé de ce scalpe par l’amant, humil­i­a­tion suprême.

« Cela part dans tous les sens, du boule­vard à l’expérimental, du min­i­mal­isme à l’expressionnisme. C’est grouil­lant, riche d’avenir. Trop tôt encore pour
par­ler de ten­dances. L’heure est à l’étoilement. »

Ce spec­ta­cle, comme d’autres, se joue des règles imposées par le régime islamique, qui valent pour le théâtre autant que pour le ciné­ma. La femme ne peut mon­tr­er que ses pieds (pas les chevilles), ses mains et son vis­age, un homme ne peut touch­er une femme, seule tolérance, la poignée de mains, mais aucune étreinte, même légère, et pas de bais­ers, bien sûr. Ser­vati trans­forme ces con­traintes en redou­blant d’imagination scénique.
Début du spec­ta­cle : à Jardin, Marie est assise ; à mi-pente au bas de la courbe, un sol­dat endor­mi ou mort. Elle bal­ance un seau (son enfant de quoi s’agit-il ? son enfant est dans le seau ?). De la trappe à Cour sort un énorme rat qui, lente­ment, vient reni­fler le sol­dat puis dis­parait dans l’autre trappe, près de Marie, après avoir hurlé ou plutôt mugi à la mort comme un loup. Alors appa­raît en haut à droite, émergeant de la margelle d’un puits ou d’un sous-marin, le doc­teur. Der­rière lui, dans l’œil de bœuf, un homme mon­strueux à tête proémi­nente est cru­ci­fié. Le doc­teur actionne une tronçon­neuse élec­trique et lui scie les bras, puis fait dis­paraître le tout dans une trappe. La tête du mon­stre, vivante et tirant la langue, réap­pa­raî­tra plus tard. Tout le spec­ta­cle est ain­si tra­ver­sé de visions, de cauchemars, qui ne sont pas tirés directe­ment de la pièce de Büch­n­er. Dans l’œil de bœuf appa­raît alors un sol­dat sem­blable à l’autre : Franz. Il dit « Mari­i­i­i­i­ie » comme une plainte qui rap­pelle le cri du rat. Marie répond « Franz », plus douce­ment. L’ambiance nous prend et ne nous quitte plus.
Rézâ Ser­vati a fait des études de théâtre à l’université, une thèse sur l’influence de Mey­er­hold chez Kan­tor et Gro­tows­ki. Pourquoi Woyzeck ? « On sor­tait de huit années [les années de Mah­mood Ahmad­inéjâd] où tout allait mal mais où per­son­ne ne fai­sait rien, où cha­cun était pas­sif comme Woyzeck. Le héros de Büch­n­er ne réag­it pas. Dans la pièce, j’ai intro­duit un dou­ble qui ne cesse de lui dire ce qu’il faudrait faire mais qui ne fait rien. »
Son spec­ta­cle, lui, fait beau­coup, comme tous ceux dont j’ai par­lé (liste non exhaus­tive) pour un renou­veau du théâtre iranien. Fort, on le voit, d’une foi­son­nante diver­sité.

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