Regards croisés, voix entrelacées

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Regards croisés, voix entrelacées

À propos de Hearing, mis en scène par Amir Rezâ Koohestâni

Le 16 Juin 2017

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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 132 - Lettres persanes et scènes d'Iran
132

On ten­tera ici d’analyser la façon dont le « passeur Koohestâni »1 nous par­le du par­cours entre l’Iran et l’Europe dans Hear­ing – dix ans après Amid the clouds2, et d’une façon bien dif­férente. Même si, dans les deux pièces, l’Europe est un lieu d’exil, de con­fu­sion et de ver­tige, de renais­sance et de mort…

Immo­bil­ité, besoin de fuir, plaisir de bouger
Peut-être con­vient-il de rap­pel­er tout d’abord que Koohestâni a longtemps défi­ni son théâtre par l’immobilité. Dance on Glass­es était « l’histoire de deux per­son­nes qui n’avaient pas la force de se lever de leur place, avant tout parce que si elles se lev­aient, elles sor­taient de la lumière. […] Par la suite, les per­son­nages de ce type se sont instal­lés dans mon univers […] eux aus­si man­quaient de force pour se lever et provo­quer un change­ment dans leur sit­u­a­tion. […] Mon théâtre con­tin­ue d’être celui de l’incapacité des hommes et des femmes à se lever. »3
L’immobilité de la plu­part des per­son­nages de Koohestâni car­ac­térise dans Hear­ing la cheffe du dor­toir (Mahin Sadri), que Koohestâni a instal­lée par­mi les spec­ta­teurs. Mais ce n’est plus l’immobilité dépres­sive des per­son­nages de Quar­tet, Timeloss ou Ivanov. C’est une immo­bil­ité qui dit sa posi­tion de pou­voir, et met en valeur l’autorité de son regard et de sa voix.
Parce qu’elle est moins jeune, parce qu’elle est con­sid­érée comme fiable, parce qu’on lui a con­fié les clés du dor­toir, elle est celle à qui il faut ren­dre des comptes. C’est elle qui mène, tout au long de la pièce, l’interrogatoire des deux étu­di­antes plus jeunes, Samaneh (Mona Ahma­di) et Neda (Ainaz Azarhoush), par qui le scan­dale risque d’arriver. Neda a‑t-elle reçu pen­dant les vacances un garçon dans sa cham­bre ? et Samaneh, qui a enten­du une voix mas­cu­line dans la cham­bre de Neda, a‑t-elle écrit une dénon­ci­a­tion, risquant ain­si de com­pro­met­tre la cheffe ? L’immobilité de l’inquisitrice con­traste vio­lem­ment avec la bougeotte inquiète de Samaneh et Neda, qui ne cessent tout au long du spec­ta­cle d’entrer et de sor­tir, de se pour­suiv­re sans se rat­trap­er, et d’arpenter fébrile­ment l’espace off.
La bougeotte : besoin de fuir ou plaisir de bouger ? Cette ques­tion est l’objet para­dox­al d’une sorte de pause con­tem­pla­tive dans deux moments essen­tiels de Hear­ing.
Exacte­ment au milieu du spec­ta­cle, Samaneh dev­enue adulte (Elham Kor­da) prend le relais de la Samaneh ado­les­cente. Neda est morte en exil mais Samaneh con­tin­ue avec son fan­tôme l’investigation sur ce moment de leur passé où tout a bas­culé. La voix fan­toma­tique de Neda par­le avec réti­cence, évoque son exil en Suède, sa demande d’asile rejetée, le froid. Elle avoue qu’il lui arrivait de penser à Samaneh, et elle lui demande tout à coup si elle sait faire du vélo. Samaneh ne sait pas, et Neda racon­te alors com­ment elle grim­pait pen­dant une heure jusqu’en haut d’une colline pour se laiss­er ensuite descen­dre en roue libre. « Je m’éclatais », dit-elle à Samaneh, avant de remar­quer : « C’est drôle, je repen­sais à toi seule­ment quand je me jetais en roue libre ».
Un peu plus tard, la voix adulte de Samaneh revient pren­dre toute la place sur la scène plongée dans le noir : elle évoque son pro­pre appren­tis­sage du vélo, sur les avenues désertes de Téhéran à l’aube. Et ses descentes en roue libre, « sans penser à rien ». C’est l’unique moment où Neda et Samaneh, en désac­cord tout au long de la pièce, sem­blent se rejoin­dre quelques sec­on­des : sur l’image vidéo qui occupe alors le fond de scène, on voit défil­er de grands arbres, puis appa­raît l’image un peu floue et fugi­tive de deux cyclistes. C’est aus­si le seul moment poé­tique du spec­ta­cle – d’une poésie retenue, d’un lyrisme refusé : res­pi­ra­tion mélan­col­ique, bouf­fée de « nos­tal­gie du futur ». Le moment con­joint, en même temps que les deux jeunes filles réc­on­cil­iées, la mobil­ité apprise en Europe (où l’on meurt de soli­tude et de froid) et la calme beauté du pays natal (où l’on meurt d’immobilité). Un moment utopique donc, où le plaisir de bouger n’aurait plus rien à voir avec le besoin de fuir.

Voir ou enten­dre
À l’image de la cheffe du dor­toir, Hear­ing inter­roge les deux fonde­ments per­cep­tifs de tout spec­ta­cle : voir et (surtout) enten­dre. Sa force sin­gulière réside dans la rad­i­cal­ité et la sub­til­ité avec lesquelles cette inter­ro­ga­tion est menée. Qui a enten­du quoi : le pre­mier objet de l’investigation con­cerne le fait d’entendre (d’avoir enten­du). Et le spec­ta­teur lui-même est con­traint à pra­ti­quer une écoute d’autant plus ten­due qu’il est d’abord frus­tré d’une par­tie du dia­logue. Les ques­tions aux­quelles les jeunes filles répon­dent ne nous sont don­nées à enten­dre qu’au bout de cinq min­utes, en même temps qu’apparaît celle qui ques­tionne. Le soulage­ment d’accéder à l’interrogatoire com­plet sera de courte durée. D’autres frus­tra­tions nous atten­dent, dont une fon­da­men­tale : lorsque nous nous apercevons que chaque répéti­tion du dia­logue ini­tial, loin d’éclairer peu à peu le sens et la sit­u­a­tion, ne fait que les « feuil­leter » davan­tage, que leur ajouter une nou­velle couche d’ambiguïté – alors nous com­prenons que l’objet de la pièce est en effet (comme le dit le titre) de nous amen­er aux lim­ites de notre capac­ité d’écoute, pour nous laiss­er à la fin l’entière respon­s­abil­ité de nos per­cep­tions.
Ces per­cep­tions sont d’emblée mar­quées par une très grande dis­pro­por­tion entre le visuel et le sonore. L’univers visuel, à l’exception des images vidéo pro­jetées en fond de scène, se résume tout entier aux corps des qua­tre actri­ces, perçus comme en gros plan. Une légère dif­férence dans l’arrangement du foulard, une main ou un doigt qui se décolle à peine de la longue tunique, un vis­age ou des yeux qui se détour­nent de quelques cen­timètres : tout cela est vu et fait sens. Mais tout cela aus­si est réduit à n’être que le sup­port de ce que nous enten­dons, et dont la com­plex­ité requiert l’essentiel de nos fac­ultés, de notre désir de partage, de notre par­tic­i­pa­tion.
Dans l’ordre du visuel, la frus­tra­tion domine, et cul­mine dans les moments où le visuel se pré­tend dom­i­nant. La caméra-œil que les qua­tre femmes se passent et se fix­ent tour à tour sur le vis­age nous per­met par moments de devenir leur regard. Lorsque les jeunes filles par­tent s’isoler hors scène, nous par­courons le off aus­si fiévreuse­ment qu’elles, dans l’espoir que loin de la Cheffe elles nous lais­seront enfin sur­pren­dre la vérité. En vain : les images de la caméra portée sont à la fois hachées et floues, le par­cours dans les couloirs et les dessous obscurs du théâtre ne nous offre aucun repère. Accom­pa­g­née d’un son inaudi­ble, la déam­bu­la­tion sem­ble dénuée de
sens. L’opacité qui a mar­qué jusque-là le domaine sonore gagne main­tenant aus­si le visuel.

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Joelle Chambon
Joelle Chambon a été dramaturge et collaboratrice artistique de divers metteurs en scène. Elle est...Plus d'info
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