De ces spectacles dont on ne veut définir le genre d’expression scénique, que l’on qualifie volontiers de transdisciplinaire, demeure l’importance du geste, de la parole. L’heure passée avec la danseuse et chorégraphe Dorothée Munyaneza nous invite à écouter un cri déchirant dans la nuit, à percevoir la figuration de l’innommable. Force manifeste d’un théâtre qui met en exergue le propos, comme un coup porté au cœur et à l’âme. Le théâtre qui ébranle, qui trace un éclair pertinent dans la nuit obscure, le théâtre où se (re)joue la barbarie du monde et s’élève la voix d’une possible reconstruction.

Au commencement d’Unwanted, Dorothée Munyaneza offre son regard au public, la lumière baisse, un enregistrement audio se déclenche. Une femme confie ses « soucis de guerre », terrifiante litote – « j’ai attrapé une grossesse ». Enfant né de l’exterminateur, enfant pétri de haine, innocence issue de la violence la plus atroce, celle de viols successifs. Depuis sa première pièce, Samedi Détente, l’artiste dynamite le silence douloureux du génocide rwandais. Ici, s’exerce un travail précis, inspiré, sur l’expression d’une âpreté incisive, d’une déchirure sanglante. La voix grave de la comédienne s’éteint par instants dans un écho comme une âme disparue dans un charnier. Les notes de la clarinette de Holland Andrews1 tracent une ligne musicale à la dissonance troublante. Le corps, s’il se meut dans certains élans gracieux, retient surtout l’attention par la manière dont il se tord, corps meurtri par ce qui n’était voulu. Unwanted. Le mouvement d’un corps lacéré, étripé. Sur le plateau, une œuvre du plasticien Bruce Clarke2 réalisée en tôle ondulée représente une femme dont le visage exprime la détermination, la force, au-delà, malgré, avec les blessures. Ses deux bras sont tendus le long de son corps. Se dessine un troisième bras, coude replié, poing serré vers son ventre. À la hauteur de ses pieds, se lit : no apology. Aucune excuse. L’horreur toutefois n’arrêtera pas la marche en avant. Si le viol est un champ de bataille depuis de trop nombreux conflits armés, la Femme porte la résilience aux limites de ses possibles. « Au fil des guerres, depuis la nuit des temps, des sexes d’homme ont semé la terreur. Prostitution forcée, viols, esclavage sexuel ont ainsi jalonné les campagnes militaires, partout. Privilège des vainqueurs –un butin, un « avantage en nature » –, soumission des vaincus, l’agression sexuelle a longtemps été considérée comme un « mal nécessaire » dans tout contexte de conflit armé, une banalité parmi d’autres, un « dommage collatéral»…»3.
Dans son travail avec le compositeur Alain Mahé sur l’inharmonie saisissante à écouter, Dorothée Munyaneza arrache par morceaux les papiers collés de l’œuvre de Bruce Clarke. Crissements des ongles, bruit et fureur. Les déchirures jonchent peu à peu le sol comme autant de lambeaux de chair, comme autant d’identités bafouées. Du théâtre pour faire entendre l’inexprimable. Des petites filles trouées de douleur. I dream to forgive, I dream to forget, no apologies for what they did, for what they’re doing. Le tumulte du combat des femmes pour s’arracher à la mort et s’accrocher à la vie se déploie sur le plateau. Les dents claquent contre le micro, le son devient strident, la voix soprano de la chanteuse et musicienne se saccade. D’un Ave Maria surgissent des cris d’enfants qui jouent. Dorothée Munyaneza, en fond de scène, se lave le visage. La violence des sonorités s’apaise. Le bruit de l’eau qui s’écoule. La descente dans l’horreur reprend. Le corps de l’artiste tourne, se plie et déplie, tente de se frayer un chemin vers la reconstruction. Des coups de bâton sur le sol résonnent. Les deux femmes se rejoignent à l’avant du plateau, s’agenouillent. Leurs profils se dressent devant nous. Elles frappent le sol de leurs bâtons, leurs chants se mêlent de cris. Acmé percutante d’Unwanted. Puis les voix deviennent métalliques, se transforment en un bruit terrible et la coupure se fait nette. Dorothée Munyaneza revient au-devant de la scène, comme au début de la représentation. Guérir ne sera pas possible, la mort sera partout, la femme ayant enfanté une « hyène » vivra comme une bête féroce. Mais la vie regagnera du terrain sur les plaines désertées de l’horreur. « Personne ne me manque de respect, je me donne le moral et je ris, c’est comme ça, nous sommes encore là ». Un chant de femmes s’élève. Exutoire. Un théâtre qui, s’il tord le cœur, pénètre les consciences.
Des filles,
des femmes.
Des centaines.
Des milliers.
Des centaines
de milliers.
Abusées déchirées
violées mutilées
humiliées annihilées
Beaucoup la mort
a recueillies
D’autres la mort
a rejetées
Terrorisées
torturées déchirées
déchiquetées
Non-désirées
écartées répudiées
par la société
Unwanted
Originaire du Rwanda, Dorothée Munyaneza quitte Kigali avec sa famille en 1994 au moment du génocide des Tutsis, à l’âge de douze ans, pour vivre en Angleterre. Après plusieurs collaborations à des projets musicaux et chorégraphiques internationaux, la chanteuse, autrice et chorégraphe britannique crée Samedi détente en 2014. Croisant les expressions artistiques, elle construit une œuvre singulière où s’incarnent les mémoires et les corps des tragédies de l’Histoire rwandaise.
- Holland Andrews est une chanteuse expérimentale et clarinettiste américaine ↩︎
- Bruce Clarke avait conçu un projet artistique –Les Hommes debout– comme une œuvre de mémoire exposée dans le cadre des cérémonies commémoratives du génocide des Tutsis du Rwanda de 1994. ↩︎
- Sanchez B., Schmitz M., « Les Dérives d’une société malade », dans Bofane I.K.J., Braeckman C., Cadiere G‑B., Marthoz J‑P., Vandermeersch D., Le Viol, une arme de terreur –Dans le sillage du combat du Docteur Mukwege, Éditions Mardaga – GRIP, 2015, pp.17 – 30. ↩︎