Introduction : Corps étrangers

Théâtre
Réflexion

Introduction : Corps étrangers

Le 29 Nov 2017
Footitt et Chocolat II. Acrobates sur chaise, film des frères Lumière, Paris, 1900. Photo Institut Lumière.
Footitt et Chocolat II. Acrobates sur chaise, film des frères Lumière, Paris, 1900. Photo Institut Lumière.

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Footitt et Chocolat II. Acrobates sur chaise, film des frères Lumière, Paris, 1900. Photo Institut Lumière.
Footitt et Chocolat II. Acrobates sur chaise, film des frères Lumière, Paris, 1900. Photo Institut Lumière.

« L’art rend à cha­cun 
ses racines »

Ben Vau­ti­er, 
Ben min­istre des cul­tures, 
Lau­sanne, 
Édi­tions Favre SA, 2013.

Pro­posant Joséphine Bak­er à la pan­théon­i­sa­tion, à la fois en tant que femme et afro-descen­dante, Régis Debray appelle à l’habilitation en dig­nité d’artistes représen­tant l’altérité cul­turelle, afin de bat­tre en brèche la mon­tée d’un pop­ulisme oublieux de la dette de la France envers ses étrangers :

« En ren­dant les hon­neurs du Pan­théon à Joséphine Bak­er, l’époque ne ferait qu’endosser haut et fort ce qu’elle a de sin­guli­er, et de plus dynamique. Elle se dis­tingue de ses devan­cières par ceci que la femme libre, le colonisé, le col­oré des con­fins, le bi- ou l’homosexuel, ont fait irrup­tion à l’avant-scène, avec des formes d’art jusqu’alors dédaignées, la danse, le rythme, le jazz, la chan­son. »1

Pour autant, en dépit d’une salu­bre con­cep­tion générique de la diver­sité, englobant toutes les spé­ci­ficités, il verse dans un champ séman­tique et un réseau métaphorique qu’on peut rap­procher d’un cer­tain incon­scient cul­turel colo­nial, tant il trahit une per­spec­tive implicite­ment essen­tial­iste. Salu­ant « tous ces nou­veaux venus, exo­tiques et excen­triques » crédités d’avoir « éven­té notre province », le philosophe place la danseuse de revues exo­tiques, la résis­tante gaulliste et la mil­i­tante pour les droits civiques des Noirs « à hau­teur d’homme ». Il loue « un affran­chisse­ment qui a bous­culé les con­formismes et dérangé les lignes ». Pour­tant, il la relègue dans le même temps du côté du « mer­veilleux », des « bat­te­ments d’aile et de cœur », du car­ac­tère « bon enfant » : « L’esprit des hau­teurs a trop cen­suré le corps, le grand absent des annales homo­loguées répub­li­caines » ; « Cette sirène des rues pour­rait bien nous aider à dégel­er les urnes et les stat­ues, à met­tre un peu de tur­bu­lence et de soleil dans cette crypte froide et tris­te­ment guindée ». 

La sincérité d’une telle déc­la­ra­tion n’a d’égale que la naïveté de for­mu­la­tions qui ren­voient une nou­velle fois à la « femme exo­tique » du côté d’un âge d’or pré-occi­den­tal, attes­tant de la vital­ité intacte et de l’emprise per­sis­tante du mythe du « bon sauvage », qui asso­cie encore et tou­jours l’altérité à l’enfance, la nature, le corps, l’instinct, la chaleur… Cette con­vic­tion est par con­séquent emblé­ma­tique du piège de la réha­bil­i­ta­tion et du cer­cle vicieux de la dépré­ci­a­tion qui sous-ten­dent toute posi­tion de sur­plomb rétro­spec­tif. Elle témoigne surtout du malaise d’une civil­i­sa­tion – la nôtre – qui con­naît aujourd’hui une crise de représen­ta­tion sans précé­dent : elle peine à tir­er les con­séquences d’un mul­ti­cul­tur­al­isme auquel la mon­di­al­i­sa­tion a don­né une ampleur inédite. 

Cette cul­ture plurielle ouverte sur le monde a pour­tant été célébrée de façon emblé­ma­tique, voire iconique, à l’occasion du Bicen­te­naire de la Révo­lu­tion française, alors que la can­ta­trice afro-améri­caine Jessye Nor­man enton­nait la Mar­seil­laise, place de la Con­corde, drapée dans un éten­dard tri­col­ore, pen­dant que le pub­li­ciste Jean-Paul Goude organ­i­sait sur les Champs-Élysées, pour le tra­di­tion­nel défilé du 14 juil­let, moment de célébra­tion patri­o­tique aux codes rigoureuse­ment ordon­nés, un « opéra bal­let » : cette parade bigar­rée des­tinée à célébr­er une « cul­ture-monde » et une « fra­ter­nité uni­verselle » tran­shis­torique et transna­tionale au son des tam­bours africains a lancé la vogue du « style eth­nique » chez les créa­teurs de mode et dans les vit­rines des grands mag­a­sins, alors que man­nequins d’ébène aux acces­soires vic­to­riens et à l’iconographie indi­enne envahis­saient jour­naux, clips vidéo et mag­a­zines…

Comme si la présence d’artistes eth­ni­cisés au sein de l’espace pub­lic, même dans le cadre d’un grand rassem­ble­ment pop­u­laire à voca­tion cos­mopo­lite sup­posé con­tr­er un « réc­it nation­al » désireux d’occulter les fonde­ments com­pos­ites d’une France con­sid­érée comme le plus vieux pays d’immigration d’Europe, où la diver­sité des orig­ines atteint aujourd’hui un niveau iné­galé, devait encore et tou­jours ren­voy­er à un héritage qu’on pen­sait remisé dans notre passé colo­nial : celui d’une exhi­bi­tion de l’altérité dont ont fait les frais, en leur temps, des artistes tels que la « vénus noire » Sarah Baart­man ou le clown Choco­lat, par­mi bien d’autres, reprenant la tra­di­tion des Min­strel shows et Freak shows, sans par­ler des grandes mis­es en scène de « zoos humains », par­mi bien d’autres « indigènes » à qui on demandait de col­or­er d’une touche d’exotisme les expo­si­tions uni­verselles jusque dans les années 1930.

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Martial Poirson
Martial Poirson est professeur des universités à l'Université Paris 8, où il enseigne l’histoire culturelle,...Plus d'info
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