Les directeurs de structures face aux défis de la diversité (1)

Entretien
Théâtre

Les directeurs de structures face aux défis de la diversité (1)

Le 29 Mai 2017
"DFS", Cécilia Bengolea & François Chaignaud. Photo Hervé Véronèse
"DFS", Cécilia Bengolea & François Chaignaud. Photo Hervé Véronèse

Il est d’usage aujourd’hui de cri­ti­quer les théâtres publics au motif de leur inca­pac­ité à inté­gr­er la diver­sité cul­turelle de nos sociétés mul­ti­cul­turelles. Existe-t-il, selon vous, un prob­lème spé­ci­fique d’accès des artistes issus de l’immigration aux scènes européennes ? 

Maria-Carmela Mini : C’est un prob­lème encore plus large que celui de l’accès des seuls artistes issus de l’immigration. D’une manière générale, cha­cun peut con­stater qu’il y a une porosité entre les scènes européennes et les médias dom­i­nants con­cer­nant une soumis­sion rel­a­tive aux stan­dards physiques et cor­porels. S’il existe quelques indi­vid­u­al­ités très con­nues venues de l’immigration, elles sont les excep­tions qui con­fir­ment la règle. Quant aux cor­poréités non con­formes aux stan­dards dom­i­nants, elles sont aus­si rares sinon dans des emplois très ciblés : corps obès­es, nanisme, en fau­teuil, etc…. Nous ne pou­vons qu’admirer Romeo Castel­luc­ci pour sa capac­ité à s’aventurer dans une banal­i­sa­tion des corps autres avec une telle force et évi­dence.

Com­ment se traduit l’injonction con­tra­dic­toire des pou­voirs publics sur ce qui est devenu un enjeu poli­tique d’affichage et de vis­i­bil­ité, tout en soule­vant des débats de fond au sein d’une société mar­quée par la frac­ture colo­niale ?

M.-C. M. : C’est com­pliqué. Il y a bien sûr une « bonne con­science » qui œuvre à peu de frais en recourant à une forme de méth­ode des quo­tas ou encore, l’enfer étant pavé de bons sen­ti­ments, la pro­gram­ma­tion de pièces ou spec­ta­cle soulig­nant lit­térale­ment un mes­sage de tolérance ou de dénon­ci­a­tion de racisme. On pour­rait alors décider de faire tout autre chose et dans le même temps s’interdire de ne mon­tr­er que des physiques blancs con­formes au mod­èle dom­i­nant tout en s’interdisant de pro­mou­voir une diver­sité dic­tée par le seul devoir moral… Il faudrait dépass­er l’injonction morale pour décou­vrir la plus grande diver­sité au ser­vice d’un pro­pos qui n’est pas for­cé­ment cen­tré sur la seule ques­tion de la diver­sité. C’est ce que mon­tre entre autre le film d’Alice Diop, La Mort de Dan­ton, dans lequel un jeune homme noir issu de la ban­lieue  parisi­enne veut pou­voir se for­mer comme acteur dans une grande école de théâtre à Paris et pou­voir jouer Dan­ton.
La frac­ture colo­niale doit s’estomper avec le temps et il est impor­tant de ne plus penser la ques­tion de la diver­sité par rap­port à ce seul critère. On souhaite que les scènes européennes con­nais­sent le même des­tin que le jazz : il ne viendrait à per­son­ne aujourd’hui l’idée d’opposer un jazz noir à un jazz blanc.

Il sem­ble que le théâtre soit à la traine d’une ten­dance à la diver­si­fi­ca­tion des artistes, sen­si­ble en par­ti­c­uli­er dans la danse ou la musique, et à plus forte rai­son dans l’audiovisuel, depuis des années ? Pourquoi une telle résis­tance ou réti­cence ? 

M.-C. M. : D’abord, con­cer­nant le théâtre au sens strict du terme, il faut sans doute regarder du côté du réper­toire et de l’attachement de ce genre au texte, à la langue. Le théâtre, jusqu’à peu et à l’exception notable de Genet ou plus récem­ment de Koltès, était un théâtre majori­taire­ment européen pour les Européens. Il faut ren­dre hom­mage aux met­teurs en scène pour avoir su pro­gres­sive­ment pren­dre con­science de ce qui est devenu une anom­alie. Dans la danse, par exem­ple, les danseurs noirs ont longtemps été can­ton­nés aux choré­gra­phies exo­tiques ou cen­trée sur des prob­lèmes com­mu­nau­taires ou iden­ti­taires. Ce n’est que depuis une bonne ving­taine d’année que l’ouverture à l’international dans les pro­gram­ma­tions a per­mis de voir autre chose, qui reste encore trop résidu­el par rap­port à l’ensemble des pro­gram­ma­tions. Le tra­vail con­tre les habi­tudes et les con­formismes est de longue haleine. Mais les choses bougent, fort heureuse­ment. Le con­texte poli­tique et la mon­tée des extrémismes a sans doute accéléré le désir qu’il en soit autrement. Cela dit, il y a encore du chemin à par­courir égale­ment dans la danse, en par­ti­c­uli­er dans le clas­sique qui est égale­ment dans une forme d’attachement au réper­toire. Cela a pour con­séquence qu’encore aujourd’hui, dans cer­tains bal­lets, on blan­chit le corps des danseurs si celui-ci est trop mat.

Com­ment expli­quer la plus grande capac­ité appar­ente des théâtres privés et du show busi­ness à assur­er la pro­mo­tion des artistes issus de l’immigration, à la façon du Com­e­dy Club ini­tié par Jamel Deb­bouze ? 

M.-C. M. : C’est impor­tant, mais comme nous le disions, ceci reste ambigu dans la mesure où plane tou­jours un doute sur les effets pro­duits : banalise-t-on ou ren­force-t-on les clichés ?

Peut-on dire que le spec­ta­cle vivant en France est encore pris­on­nier d’un « sys­tème d’emplois » d’autant plus effi­cace qu’il ne se déclare pas comme tel, voire qu’il n’a pas con­science de lui-même ? Peut-on y voir la résur­gence d’une his­toire du théâtre mar­quée par les spec­ta­cles exo­tiques, freaks shows ou encore slide shows, dont Sarah Baart­man la « vénus hot­ten­tote » ou « vénus noire »,  le clown Choco­lat et la danseuse Joséphine Backer ne sont que les fig­ures sail­lantes ? 

M.-C. M. : Il n’y a pas de raisons pour s’interdire de célébr­er ces fig­ures et les dif­fi­cultés qu’elles ont pu ren­con­tr­er. Dans un autre ordre d’idée, le célèbre film de Tod Brown­ing avait déjà ouvert la marche sauf que là, il s’agissait non pas de faire du spec­tac­u­laire autour de vedettes ou stars mais de met­tre à l’écran des physiques pour eux-mêmes, con­fron­tés à la dureté de l’intolérance et du mépris. Peut-être que c’est là le vrai prob­lème : la mise en cause de la stari­sa­tion et de ces effets nor­mal­isants.

Com­ment sor­tir d’un sys­tème de dis­tri­b­u­tion où les comé­di­ens issus de l’immigration sont le plus sou­vent relégués à des rôles sub­al­ternes, ou pire, à des rôles les con­duisant à sur­jouer les stéréo­types eth­niques ou raci­aux imposés par la société ?


M.-C. M. : En créant de nou­velles pièces cen­trées sur des ques­tions qui con­cer­nent tout le monde, sans doute, ou du moins dans lesquelles cha­cun peut se fray­er un chemin pour saisir ce qui le con­cerne. Le « sur­jeu » est une con­séquence d’un pro­pos auto­cen­tré et souscrivant à un régime de stari­sa­tion. Mais la for­mule inau­gure un champ de recherche et d’invention en chantier. C’est l’une des fonc­tions de l’art, de l’investir, non ?

Le théâtre souf­fre-t-il d’une forme d’inconscient cul­turel colo­nial ? 


M.-C. M. : Oui, sans doute, mais il ne faut pas être car­i­cat­ur­al : ce n’est pas l’effet d’une volon­té délibérée et cet incon­scient l’est de moins en moins. Il reste qu’il n’est jamais inutile de le rap­pel­er.

Festival Latitudes contemporaines - débats d’idées « Diversités en scène » vendredi 16 juin 2017
Entretien
Théâtre
Maria-Carmela Mini
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Sylvie Martin-Lahmani
Professeure associée à la Sorbonne Nouvelle, Sylvie Martin-Lahmani s’intéresse à toutes les formes scéniques contemporaines....Plus d'info
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