Tout est métissage, chez Caroline Guiela Nguyen. Son nom et son histoire d’abord, mais aussi son théâtre qui, après des débuts remarqués avec des créations comme Elle brûle ou Le Chagrin, vient de connaître un bel accomplissement. Avec Saïgon, son dernier spectacle, créé à la Comédie de Valence le 1er juin, puis présenté au début du Festival d’Avignon avant de largement tourner dans toute la France, la démarche menée depuis une dizaine d’années par la jeune (35 ans) metteuse en scène, avec sa compagnie Les Hommes approximatifs, semble particulièrement aboutie.
Le spectacle lui trottait dans la tête depuis longtemps, de même que l’envie de raconter l’histoire des relations entre la France et le Vietnam. Caroline Guiela Nguyen est elle-même une fille de « Viet-keu », comme on appelle les Vietnamiens exilés à l’étranger. Sa mère est arrivée en France en 1956, après la partition du pays et le retrait militaire de la France, comme nombre de ses compatriotes. Pour autant, si la pièce se déroule entre 1956 et 1996, entre la capitale du Sud-Vietnam et Paris, « Saïgon n’est ni un projet autobiographique, ni un spectacle sur la colonisation », posait la jeune femme lors d’un entretien accordé en juin1.
C’est par le biais de l’intime et du récit, et d’un théâtre qui toujours ramène de la vie et du concret, que Caroline Guiela Nguyen aborde cette histoire et sa dimension politique. Et qu’elle affirme une démarche théâtrale passionnante, qui la situe dans une filiation allant d’Ariane Mnouchkine à Joël Pommerat. Depuis le début, la metteuse en scène travaille en création collective, avec de vrais acteurs-créateurs, qui sont aussi bien professionnels qu’amateurs. D’emblée, il lui est apparu comme « fondamental, vital en termes de représentation, de faire monter sur le plateau du théâtre des corps, des visages, des histoires que l’on ne voyait pas dans le théâtre français » (entretien réalisé en avril 2015, lors de la présentation du Chagrin, au Théâtre de la Colline à Paris).
Pour Saïgon, elle a donc effectué plusieurs voyages au Vietnam, avec son équipe, afin de « récolter des récits, des ambiances, des sensations » – et de recruter trois jeunes comédiens vietnamiens et deux traducteurs. Mais il ne s’agit pas non plus de théâtre documentaire : la récolte de matériaux, chez cette metteuse en scène qui a fait des études d’ethnoscénologie avant d’entrer à l’école du Théâtre national de Strasbourg, sert de point de départ à la création d’une fiction, nourrie par une forme d’intime collectif.
Saïgon est le fruit, au parfum doux et entêtant, de cette démarche originale dans sa manière de mêler le réel et la fiction, et de ramener l’histoire dans le présent de la représentation. Le cœur battant du spectacle est un restaurant, plus vrai que vrai avec ses murs vert pastel, ses petites tables en aluminium et, surtout, sa cuisine en ordre de marche (la scénographie est signée par Alice Duchange, qui collabore avec Caroline Guiela Nguyen depuis le début), installée sur le côté gauche du plateau. Dans cette cuisine officie, en direct, Anh Tran Nghia, comédienne amateure elle aussi plus vraie que vraie, qui incarne Marie-Antoinette (un prénom couramment donné au Vietnam, au début du XXe siècle), laquelle tient ce restaurant d’abord dans la capitale du sud-Vietnam, puis à Paris, où elle s’est exilée à la fin des années 1950.
Autour d’elle, les histoires se tissent, dans ce spectacle qui effectue avec une fluidité toute cinématographique d’incessants allers-retours entre 1956 et 1996, entre Saïgon et Paris, et où les scènes se jouent alternativement en vietnamien et en français. Et ce sont ces histoires, telles qu’incarnées par des personnages et des acteurs bien vivants, qui disent quelque chose de l’inconscient et de l’impensé colonial français, et de l’inconscient et de l’impensé colonisé vietnamien, à travers une infinité de détails subtils et intimes. Qui disent ce qu’est l’exil, aussi, tel qu’il se vit au plus profond des êtres.

Rien ne vient peser, rien n’est didactique, dans ce spectacle qui n’a peur ni de l’émotion –voire du mélodrame– ni du kitsch, que Caroline Guiela Nguyen manie, comme le reste, la nostalgie et la douleur, avec une infinie délicatesse. La metteuse en scène installe un espace-temps en apesanteur qui évoque irrésistiblement le cinéaste hong-kongais Wong Kar-wai et son film culte In the mood for love, avec son découpage panoramique, et la dimension romanesque amenée par le séquençage en chapitres et l’utilisation des voix off. « C’est ainsi que se racontent les histoires au Vietnam », dit la metteuse en scène « avec beaucoup de larmes ». Le théâtre de Caroline Guiela Nguyen ramène dans le théâtre français nombre d’éléments qui y ont longtemps été considérés comme impurs et donc proscrits, à commencer par ces larmes-là.
- « Avec Saïgon, Caroline Guiela Nguyen cuisine l’histoire du Vietnam », par Fabienne Darge. Le Monde du 3 juillet 2017. ↩︎