Quand la « diversité » fait diversion face aux discriminations raciales… et esthétiques 

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Quand la « diversité » fait diversion face aux discriminations raciales… et esthétiques 

Les points de vue de Mohamed El Khatib et Marine Bachelot-Nguyen

Le 28 Nov 2017
Yoan Charles, Flora Diguet et Lamine Diarra dans La Place du Chien de Marine Bachelot Nguyen. Maison du Théâtre à Brest, 2014. Photo Caroline Ablain.
Yoan Charles, Flora Diguet et Lamine Diarra dans La Place du Chien de Marine Bachelot Nguyen. Maison du Théâtre à Brest, 2014. Photo Caroline Ablain.

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Yoan Charles, Flora Diguet et Lamine Diarra dans La Place du Chien de Marine Bachelot Nguyen. Maison du Théâtre à Brest, 2014. Photo Caroline Ablain.
Yoan Charles, Flora Diguet et Lamine Diarra dans La Place du Chien de Marine Bachelot Nguyen. Maison du Théâtre à Brest, 2014. Photo Caroline Ablain.

C’est tar­di­ve­ment que la notion de « diver­sité » a fait son appari­tion dans le champ du théâtre pub­lic français, plus de dix ans après son impor­ta­tion via le monde de l’entreprise à des fins cap­i­tal­istes1, et après l’entrée sur cette même scène théâ­trale d’une autre « ques­tion », celle de l’égalité ou plutôt des iné­gal­ités hommes/femmes, arrivée, elle, par la grande porte d’un rap­port com­man­dité par le Min­istère de la Cul­ture lui-même. Le pre­mier mou­ve­ment serait de s’en réjouir, comme du signe d’un change­ment que l’on dés­espérait de voir venir. 

De fait, le théâtre pub­lic était resté ces dernières décen­nies plus que timide dans l’examen de con­science de la manière dont se pro­dui­saient et se repro­dui­saient en son sein les iné­gal­ités liées au sexe, à la race et à la classe2, au point de con­stituer un espace pro­fes­sion­nel et social para­dox­al, où ces dom­i­na­tions et dis­crim­i­na­tions opéraient d’autant plus forte­ment que ce secteur se vivait comme par essence pro­gres­siste et éman­ci­pa­teur. Et puis, « com­ment pour­rait-on s’opposer à la diver­sité ?»3 Le mot fleure bon le libéral­isme poli­tique, « la plu­ral­ité, l’harmonie, l’échange et la tolérance en même temps qu’il sem­ble s’arrimer à la nature »4, et laisse plan­er un flou agréable quant à ce qu’il désigne. C’est juste­ment « cette plas­tic­ité du terme [qui] ne peut qu’attiser la sus­pi­cion de l’analyste »5 et incite à con­cen­tr­er l’attention non sur la déf­i­ni­tion du mot, évanes­cente, mais sur ses « usages soci­aux »6. Cela implique de répon­dre à ces ques­tions : que nomme la « diver­sité » et à quoi sert-elle ? que per­met-elle de met­tre en lumière… et que con­tribue-t-elle à flouter, à occul­ter ? Ce sont ces ques­tions que j’ai souhaité pos­er à Marine Bach­e­lot Nguyen (MBN) et Mohamed El Khat­ib (MEK). Pourquoi eux ? Parce que ce sont deux auteurs et met­teurs en scène, d’abord. Or, si les pou­voirs publics et les directeurs d’institutions théâ­trales agis­sent (s’agitent ?) sur ce ter­rain par des dis­cours et des dis­posi­tifs (le Haut Con­seil de la diver­sité, le dis­posi­tif Pre­mier Acte, etc.), les artistes « indépen­dants » sont invités à pren­dre posi­tion, voire som­més de le faire quand ils sont con­sid­érés comme ayant a pri­ori quelque chose à dire puisqu’ils feraient par­tie de cette fameuse « diver­sité » dont on com­mence à com­pren­dre qu’elle ne con­cerne pas tout le monde. J’ai choisi de don­ner à enten­dre ces deux voix, parce qu’elles sont claires et fortes, d’autant plus peut-être que les posi­tions qu’elles expri­ment sont peu en vogue dans le champ théâ­tral, et aus­si parce que les œuvres de ces artistes por­tent une féconde cri­tique en acte de la notion de diver­sité. 

1. L’origine du mot comme source du problème : lutter contre les discriminations vs promouvoir la diversité 

Sans doute une par­tie des prob­lèmes que pose le mot « diver­sité » vient-elle de son orig­ine. Né aux États-Unis7 dans les années 1980, il était une répons­es aux cri­tiques alors for­mulées con­tre les poli­tiques d’« affir­ma­tive action » qui s’étaient mis­es en place depuis les années 1960 pour lut­ter con­tre les dis­crim­i­na­tions raciales. Ces cri­tiques venaient de deux camps poli­tique­ment opposés en ces années Rea­gan : le pou­voir répub­li­cain et les mou­ve­ments mil­i­tant con­tre le racisme et les dis­crim­i­na­tions et pour l’égalité des droits. Ces poli­tiques étant de plus en plus con­tro­ver­sées, il s’agissait tout à la fois de les renom­mer pour les préserv­er, et de les élargir. 

Yvette Dupuis dans Stadium.
Création à l’Hippodrome de Douai les 16 & 17 mai
2017. Stadium de Mohamed El Khatib, Théâtre de la Ville, Paris, 2017. Photo Pascal
Victor/artcompress.
Yvette Dupuis dans Sta­di­um. Créa­tion à l’Hippodrome de Douai les 16 & 17 mai
2017. Sta­di­um de Mohamed El Khat­ib, Théâtre de la Ville, Paris, 2017. Pho­to Pas­cal
Victor/artcompress.

Le mot a donc été créé pour en éviter un autre : dire diver­sité, c’est ne plus dire dis­crim­i­na­tion raciale. De même, note MBN, « l’expression « artistes issus de la diver­sité » est une façon de ne pas employ­er les mots noir, maghrébin ou asi­a­tique, qui sont plus explicites8 et per­met ain­si d’éviter de for­muler les prob­lèmes en ter­mes de racisme ou de dom­i­na­tion ». Dire diver­sité, c’est euphémiser la cause (le racisme), mais aus­si la con­séquence, car la diver­sité est sim­ple­ment pro­mue, là où les dis­crim­i­na­tions étaient inter­dites. On est ain­si passé de l’obligation poli­tique et juridique à la bonne volon­té. Dans le champ théâ­tral, la diver­sité a d’abord été encour­agée par quelques ini­tia­tives aus­si volon­taristes qu’individuelles en matière de for­ma­tion (le dis­posi­tif « Pre­mier Acte » lancé par Stanis­las Nordey et Stéphane Braun­schweig et la classe pré­para­toire inté­grée de l’École de la Comédie de Saint-Éti­enne conçue par Arnaud Meu­nier) et soutenues essen­tielle­ment par des fon­da­tions privées, avant la toute récente créa­tion en 2016 du Col­lège de la diver­sité. S’il faut voir là le signe d’une impli­ca­tion des pou­voirs publics, l’État sem­ble ne pas vouloir jouer pleine­ment le rôle nor­matif qui peut être le sien, puisqu’il n’est pas ques­tion de fix­er des objec­tifs chiffrés con­traig­nants. C’est que ce principe, déjà très dif­fi­cile à faire accepter s’agissant des iné­gal­ités hommes/femmes, sem­ble ici dou­ble­ment incon­cev­able. Il vient heurter la sen­si­bil­ité d’une com­mu­nauté pro­fes­sion­nelle dont les class­es supérieures promeu­vent d’autant plus le tal­ent, défendu en tant que valeur sup­posée objec­tive et fondée en nature, comme seul critère de choix des œuvres et des artistes que ce tal­ent, tel qu’il est con­stru­it dans les dis­posi­tifs de sélec­tion, tend à péren­nis­er leur posi­tion dans le champ. Mais ce n’est pas seule­ment la pureté (ou le con­ser­vatisme déguisé) du critère du tal­ent qui est en cause, c’est toute l’idéologie répub­li­caine d’un pays rétif aux sta­tis­tiques eth­niques et aux actions pos­i­tives con­tre les dis­crim­i­na­tions au motif qu’elles con­tredi­raient le principe d’égalité de droit.9

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Bérénice Hamidi-Kim
Bérénice Hamidi-Kim est maîtresse de conférences en Études Théâtrales à l’Université Lyon 2, chercheuse associée...Plus d'info
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