Ce n’est pas des mains du pouvoir que l’art obtient sa liberté. La liberté existe en nous, nous devons lutter pour la liberté, seuls avec nous-mêmes, dans notre plus intime intérieur. »
TADEUSZ KANTOR
Tomasz Kireńczuk (directeur de programmation du Festival Dialog de Wrocław) : « Cette phrase de Kantor est fondamentale. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à ce problème en Pologne. Le ministère de la Culture considère que l’argent dont il dispose est le sien alors que c’est celui des Polonais. Kantor attirait notre attention sur une situation idéale dans laquelle l’État administrerait, gèrerait l’argent public sans que cela soit idéologisé. »
En septembre 2017 le mouvement « Culture Indépendante » a vu le jour. Il réunit les hommes et femmes du milieu culturel, des artistes, animateurs, tous ceux qui veulent défendre la culture indépendante. Ses membres ne représentent aucun parti ni idéologie, leurs visions politiques, esthétiques et philosophiques divergent, mais la culture indépendante, libre, ouverte est leur point commun. « Un pays indépendant mérite une culture indépendante. La culture en Pologne devrait être à l’image des Polonais : de droite et de gauche, conservatrice et avant-gardiste, patriotique et cosmopolite, chrétienne et athée… La pluralité dans la culture doit être respectée. « “Culture Indépendante” en parle dans son manifeste. Et le gouvernement aujourd’hui cherche à s’approprier la culture… Je pense que notre ministre de la Culture ne serait pas d’accord avec Tadeusz Kantor. Il aurait dit que la liberté de l’art est le don de la politique. Aujourd’hui, ce que nous allons faire ou pas dépend de la décision d’une seule personne. Le ministre décide s’il nous accorde cette liberté ou pas. »
Aujourd’hui, la culture en Pologne est en danger. Lorsqu’un spectacle ne se conforme pas aux règles morales et aux valeurs admises par les dirigeants, on utilise divers moyens de pression : économiques, organisationnels ou religieux, on crée une atmosphère d’autocensure. L’État polonais se croit capable de distinguer le bon du mauvais, en vertu de critères qu’il définit lui-même. La dernière victime de la censure économique est le Festival Dialog de Wrocław, et avant, le Festival Malta de Poznań. La censure « organisationnelle », quant à elle, a touché le Teatr Polski de Wrocław ; la censure religieuse, Klątwa (Malédiction) d’après S. Wyspiańki par le Croate Oliver Frljić au Teatr Powszechny de Varsovie, un spectacle inconfortable, brutal. Alors que le lien entre l’État et l’Église semble inséparable, que l’État influence le fonctionnement des institutions laïques en Pologne, le spectacle traite de notre résistance face à ce mécanisme et analyse le poids de la bigoterie catholique sur nos décisions et nos actes individuels. Mais surtout il interroge la censure religieuse et son influence sur l’art : l’autocensure ou la peur d’ébranler le sentiment religieux.
La culture et la démocratie sont un espace de dialogue et de liberté. Les dirigeants actuels empêchent ce dialogue. Ils cherchent à punir les artistes – les libres penseurs, mais aussi les programmateurs, privant ainsi le public polonais de la possibilité de jugement, de réflexion et du choix… Quel art les politiciens cherchent-ils à imposer à la société polonaise ? Le bureau du président de la République polonaise a organisé un débat sur l’avenir du théâtre polonais. Sa mission ? Construire une communauté polonaise, nationale, catholique et antieuropéenne. L’art national n’a de sens que s’il est capable de dépasser ses propres frontières, disait Kantor.
Aujourd’hui, en Pologne, on s’enferme dans une vision unique, étriquée, fermée à la diversité, à l’universalité et à la différence. Ainsi, on choisit l’option de la régression. On ne laisse pas le champ libre aux artistes, on le barricade, et par conséquent on enferme le public, les artistes et les institutions culturelles dans une vision unique qui serait, selon leurs critères, juste. L’expression artistique est contrôlée pour mieux protéger l’art national.
Le Festival Dialog de Wrocław n’a jamais cherché à éviter les sujets difficiles et les propositions radicales, sachant que le théâtre de qualité se défendra toujours dans la confrontation avec le public. C’est aussi la mission du festival de rendre cette confrontation possible, surtout dans la situation actuelle, où le chauvinisme, la xénophobie et le populisme prennent de l’ampleur.
Tomasz Kireńczuk : « J’ai vu Klątwa (Malédiction) le jour de la première en février 2017 et j’ai tout de suite décidé de le programmer au Festival Dialog. Par rapport au processus d’élaboration de la programmation, il était très important pour moi d’avoir vu ce spectacle le jour de la première et non quelques mois plus tard. Il n’y avait pas encore tout ce que ce spectacle a provoqué : les fortes controverses de la part des groupements nationalistes, les attaques de la part du ministère, les tentatives d’intimidations, d’ingérence. Je me référais alors uniquement à ses qualités artistiques et politiques.
Selon le ministère de la Culture, aucune liste noire n’existe. Et c’est toute la perversité de nos dirigeants actuels. Aucune loi n’interdit Klątwa, par exemple, mais on a créé une atmosphère où son exploitation n’est possible qu’à Varsovie.
Les théâtres ont peur de l’inviter.