Le rideau sur lequel il est écrit « Poutine »

Théâtre
Réflexion

Le rideau sur lequel il est écrit « Poutine »

« L’affaire Serebrennikov » et la nouvelle révolution conservatrice

Le 26 Mar 2018
Nikita Kukushkin, Filipp Avdeev et Andrey Rebenkov dans Who is happy in Russia de Nikolai Nekrasov, mise en scène Kirill Serebrennikov, musique Ilya Demutsky et Denis Horov, chorégraphie (Drunken Night) Anton Adasinsky. Photo Ira Polyarnaya.
Nikita Kukushkin, Filipp Avdeev et Andrey Rebenkov dans Who is happy in Russia de Nikolai Nekrasov, mise en scène Kirill Serebrennikov, musique Ilya Demutsky et Denis Horov, chorégraphie (Drunken Night) Anton Adasinsky. Photo Ira Polyarnaya.

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Nikita Kukushkin, Filipp Avdeev et Andrey Rebenkov dans Who is happy in Russia de Nikolai Nekrasov, mise en scène Kirill Serebrennikov, musique Ilya Demutsky et Denis Horov, chorégraphie (Drunken Night) Anton Adasinsky. Photo Ira Polyarnaya.
Nikita Kukushkin, Filipp Avdeev et Andrey Rebenkov dans Who is happy in Russia de Nikolai Nekrasov, mise en scène Kirill Serebrennikov, musique Ilya Demutsky et Denis Horov, chorégraphie (Drunken Night) Anton Adasinsky. Photo Ira Polyarnaya.
Article publié pour le numéro
Couverture deu numéro 134 - Institutions / insurrections
134

Depuis quelque temps déjà, le met­teur en scène Kir­ill Sere­bren­nikov incar­ne un des sym­bol­es du nou­veau théâtre russe. Et « l’affaire » qui porte son nom est un prisme à tra­vers lequel on peut exam­in­er les prob­lèmes poli­tiques, économiques et esthé­tiques de la Russie.
Cette affaire a com­mencé le 23 mai 2017 : tôt le matin, des perqui­si­tions ont été menées simul­tané­ment dans dix-sept lieux, et notam­ment au Cen­tre Gogol, et de telle façon que les per­son­nes alors présentes à prox­im­ité ont eu l’impression qu’il y avait une bombe dans le théâtre fondé par Sere­bren­nikov. Le théâtre a été bouclé par un périmètre de sécu­rité, des hommes masqués et armés entraient et sor­taient du bâti­ment en courant. À l’intérieur, ils ont rassem­blé tous les artistes et acces­soiristes sur la scène, leur ont pris leurs télé­phones et leur ont inter­dit de quit­ter le théâtre.
Dès lors, il est devenu évi­dent qu’il ne s’agissait pas là d’une sim­ple affaire de détourne­ment de fonds, mais plutôt d’une action d’intimidation du monde théâ­tral. Mais pourquoi s’est-il avéré néces­saire de l’intimider à ce moment pré­cis ? Pourquoi c’est Kir­ill Sere­bren­nikov qui a été choisi pour le rôle de la vic­time prin­ci­pale ? Et pourquoi l’enquête a‑t-elle été ouverte non pas en lien avec le Cen­tre Gogol, comme on aurait pu s’y atten­dre, mais avec le pro­jet « Plate­forme », mené par Sere­bren­nikov entre 2011 et 2014, avant même la créa­tion du Cen­tre Gogol ? Il existe une réponse sim­ple à ces ques­tions.
Alex­eï Naval­ny, un des prin­ci­paux opposants au pou­voir aujourd’hui en Russie, mène depuis longtemps une croisade con­tre la cor­rup­tion qui prospère dans les plus hautes sphères du pou­voir russe. Et l’affaire Sere­bren­nikov est apparue, entre autres, comme une réponse directe aux révéla­tions de Naval­ny.
Le Krem­lin préfère presque tou­jours agir en miroir.
Peu après la tenue à Moscou de man­i­fes­ta­tions con­tre les fraudes élec­torales pour les lég­isla­tives, de nom­breuses man­i­fes­ta­tions pro-Pou­tine, ou « pout­ings »1, ont été organ­isées en sou­tien au pou­voir suprême.
Si un représen­tant de l’opposition fait des révéla­tions sur des impor­tantes opéra­tions finan­cières dans les plus hautes strates du pou­voir, il faut for­cé­ment s’attendre à des révéla­tions sur des fig­ures de l’opposition ou de l’intelligentsia libérale. Cette révéla­tion devra bien enten­du être fra­cas­sante, et le nom de la per­son­ne con­cernée sera répété con­tin­uelle­ment.
La sphère théâ­trale est par­ti­c­ulière­ment prop­ice à cela. Tout d’abord, elle com­prend beau­coup de noms très con­nus. Ensuite, le théâtre russe est l’art le plus dépen­dant des finances publiques. Enfin, notre lég­is­la­tion budgé­taire est telle­ment absurde dans son fonc­tion­nement qu’il est presque impos­si­ble de faire quoi que ce soit sans enfrein­dre la loi.
Ain­si, si le directeur d’un théâtre devait à chaque instant et dans tous les domaines agir stricte­ment selon la loi, il ne pour­rait acheter à temps ni les cos­tumes pour ses spec­ta­cles, ni même le papi­er toi­lette pour son théâtre.
Cela fait de la sphère théâ­trale une proie facile pour les dénon­ci­a­tions : il est tou­jours facile de décou­vrir un cas de « détourne­ment », à un moment prop­ice pour le pou­voir et en lien avec une per­son­ne indésir­able.
Mais ceci n’est que la face vis­i­ble de l’iceberg.
La face cachée est, de loin, la plus intéres­sante.
En regar­dant un peu en arrière, on peut voir qu’en 2011, lorsque le pro­jet « Plate­forme » est né, nous viv­ions dans une toute autre époque. La Crimée n’était pas encore annexée, les con­tacts avec l’Occident n’étaient pas inter­dits, mais au con­traire encour­agés, la loi sur l’offense aux sen­ti­ments religieux n’était pas encore adop­tée dans sa nou­velle rédac­tion, et les représen­tants de l’art con­tem­po­rain n’étaient pas encore con­sid­érés comme des traîtres à la patrie.
De plus, c’est juste­ment au début des années 2010, donc pen­dant la prési­dence (nom­i­nale ou factuelle, selon les points de vue) de Dmitrii Medvedev, que pour la pre­mière fois dans la jeune his­toire de la fédéra­tion de Russie, le pou­voir a déclaré haut et fort qu’il souhaitait et était prêt à soutenir ce qu’on appelle com­muné­ment l’art con­tem­po­rain.
Chez nous, les qua­tre années de prési­dence de Medvedev (2008 – 2012) sont con­sid­érées à la légère, mais elles sont encore plus méprisées en Occi­dent, où on estime que « tout était cousu de fil blanc » : Medvedev n’a été que le sub­sti­tut de Pou­tine sur le trône. Mais en réal­ité, peu importe de savoir quel a été le réel pou­voir de Medvedev. Ce qui importe, c’est que c’est juste­ment sous sa prési­dence qu’est apparue en Russie une reven­di­ca­tion de mod­erni­sa­tion et d’occidentalisation, dans plusieurs domaines de la société : l’industrie, l’économie, la sci­ence…

Mikhail Troynik et Odin Byron dans Dead souls de Nikolai Gogol, mise en scène Kirill Serebrennikov, costumes Kirill Serebrennikov. Photo Alex Yocu.
Mikhail Troynik et Odin Byron dans Dead souls de Niko­lai Gogol, mise en scène Kir­ill Sere­bren­nikov, cos­tumes Kir­ill Sere­bren­nikov. Pho­to Alex Yocu.

Pen­dant les années Medvedev, un grand tra­vail de libéral­i­sa­tion de la lég­is­la­tion sur le com­merce a été mené. La durée du ser­vice mil­i­taire a été écourtée, pas­sant de deux à un an. L’Examen Nation­al Unifié (EGE) de fin d’études sec­ondaires a été insti­tué, rap­prochant ain­si le sys­tème russe d’enseignement des stan­dards occi­den­taux. Il est intéres­sant de se rap­pel­er que c’est égale­ment pen­dant ces années que la police a rem­placé la mil­ice. Si cela peut sem­bler un détail, il a son impor­tance dans le con­texte russe. La police, c’est « occi­den­tal », alors que la mil­ice, c’est sovié­tique.
Et c’est ain­si que dans le cadre de la mod­erni­sa­tion et de l’occidentalisation, au cours de la deux­ième année de la prési­dence de Medvedev, l’establishment du Krem­lin s’est sou­venu de la cul­ture.

À ce moment-là, il était devenu évi­dent qu’il serait très dif­fi­cile de men­er des réformes sub­stantielles dans le domaine de l’économie, et que les change­ments déco­rat­ifs (comme la trans­for­ma­tion de la mil­ice en police) ne seraient pas suff­isants. Et les réformes cul­turelles sont venues en quelque sorte en sub­sti­tu­tion de la véri­ta­ble mod­erni­sa­tion qui n’a pas eu lieu.
À l’écoute du sténo­gramme de la ren­con­tre du 24 mars 2011 de Medvedev avec les représen­tants de plusieurs domaines artis­tiques, il appa­raît claire­ment qu’à l’époque, le Krem­lin tendait non seule­ment la main aux nou­velles ten­dances et aux élans mod­ernisa­teurs alors en cours dans le domaine de la cul­ture, mais qu’il les cataly­sait au sens pro­pre du terme. Preuve en est cette cita­tion de son allo­cu­tion : « Selon moi, la mod­erni­sa­tion dont je par­le beau­coup et dont par­lent aus­si mes col­lègues, cette mod­erni­sa­tion de notre vie, des piliers de notre économie, du sys­tème poli­tique, doit être faite par des per­son­nes ouvertes au développe­ment. Et en règle générale, ces per­son­nes acceptent et com­pren­nent l’art con­tem­po­rain.
Il y a donc, ici, si vous voulez, un lien direct… ». (Je tiens à soulign­er cette dernière phrase).
Mais au sein même de la cul­ture, il y a cette ram­i­fi­ca­tion com­plexe : le théâtre, par­ti­c­ulière­ment dif­fi­cile à mod­erniser, puisque le théâtre en Russie se trou­vait être la branche la plus résis­tante à tous les tumultes de l’époque.
Depuis 1991, absol­u­ment tout dans le pays s’était engagé sur de nou­veaux rails (bons ou mau­vais, c’est une autre ques­tion), mais les théâtres de réper­toire, mas­sifs et lour­dauds, ain­si que les fac­ultés de théâtre dans les uni­ver­sités, tout aus­si con­ser­va­tri­ces, n’avaient que peu évolué depuis 1975 et même depuis 1955, donc depuis la péri­ode stal­in­i­enne. Et le pou­voir a soudaine­ment eu besoin de per­son­nes sur lesquelles miser ses vel­léités mod­ernisatri­ces (vel­léités pure­ment organ­i­sa­tion­nelles et, dans une moin­dre mesure, esthé­tiques).

Kir­ill Sere­bren­nikov s’est trou­vé être une de ces per­son­nes, qui, je le répète, étaient très peu nom­breuses dans notre monde théâ­tral.
Selon une ver­sion large­ment répan­due, le célèbre met­teur en scène, la main ten­due, récla­mait au Krem­lin de l’argent pour financer ses pro­jets. Cette ver­sion n’est qu’un mythe.
C’est par­faite­ment l’inverse qui s’est passé. Dans le cadre du mou­ve­ment de mod­erni­sa­tion, le pou­voir, représen­té par des fonc­tion­naires con­crets, s’est posé la ques­tion suiv­ante : sur qui pou­vons-nous nous appuy­er pour le théâtre ?
Qui pour­rait être cette fig­ure sym­bol­ique dont nous avons besoin ? Et c’est là que l’idée de Sere­bren­nikov leur est venue.
Il avait tou­jours eu une place par­ti­c­ulière dans le monde théâ­tral russe. Il n’avait pas fait d’études supérieures de théâtre, con­traire­ment à la plu­part des met­teurs en scène (le diplôme de la fac­ulté de mise en scène est une sorte de fétiche en Russie, et le met­teur en scène qui ne l’a pas est con­sid­éré jusqu’à la fin de ses jours comme dilet­tante). Il a été le pre­mier à faire pass­er le « nou­veau drame » (depuis les frères Pres­ni­akov jusqu’à Mark Raven­hill) des locaux en sous-sol aux scènes des théâtres russ­es les plus con­nus (comme le Théâtre d’Art de Moscou).
Il n’a jamais méprisé l’ouverture sociale, qui est plutôt mal vue dans le milieu théâ­tral russe, où on estime que l’art doit par­ler de l’intemporel, et non pas de l’éphémère. En somme, il con­treve­nait à toutes les lois cou­tu­mières de notre vie théâ­trale, mais il était pour­tant appré­cié par des artistes pop­u­laires et très con­nus, et il est devenu un des met­teurs en scène russ­es les plus illus­tres. Ceci a tou­jours sus­cité une folle jalousie et le cour­roux d’une grande par­tie des per­son­nal­ités du théâtre qui esti­maient que ce « non-pro­fes­sion­nel sans diplôme » ne tirait sa gloire que de la « destruc­tion des tra­di­tions théâ­trales russ­es ». Mais durant les années Medvedev, toutes les qual­ités que le monde théâ­tral russe, très con­ser­va­teur, con­sid­érait jusque là comme dan­gereuses et nocives, sont soudaine­ment dev­enues très prisées par l’élite poli­tique. De sorte que de façon para­doxale, les agents de l’État se sont trou­vés être plus pro­gres­sistes que la com­mu­nauté théâ­trale.
C’est ain­si qu’est née, en 2011, la « Plate­forme » de Sere­bren­nikov, réu­nis­sant alors qua­tre domaines : la danse con­tem­po­raine, la musique con­tem­po­raine, le théâtre con­tem­po­rain et le mul­ti­mé­dia. Il est dif­fi­cile de dire com­bi­en de choré­graphes, com­pos­i­teurs, plas­ti­ciens, musi­ciens, artistes et per­formeurs ont par­ticipé aux divers­es man­i­fes­ta­tions de la « Plate­forme », qu’il serait égale­ment dif­fi­cile de décompter.
Des par­tic­i­pants au pro­jet ont ten­té de rétablir la chronolo­gie des événe­ments de l’époque, et ils ont rassem­blé plus de qua­tre-vingt affich­es !
Il faut bien pré­cis­er qu’à l’époque, les théâtres de réper­toires russ­es n’auraient pour rien au monde ouvert leurs portes à la plu­part des artistes, com­pos­i­teurs, et met­teurs en scène mobil­isés par Sere­bren­nikov. De fac­to, il s’agissait d’une ten­ta­tive de mise en place d’une vie cul­turelle par­al­lèle fondée sur les idées nou­velles et un mod­èle européen de développe­ment.
Et c’est réelle­ment le suc­cès de la « Plate­forme » qui a entraîné l’apparition du « Cen­tre Gogol ». En 2012, le pro­gres­siste Ser­gueï Kap­kov, à l’époque dirigeant du Départe­ment de la Cul­ture de la ville de Moscou, a nom­mé Sere­bren­nikov directeur artis­tique du théâtre Gogol de Moscou, alors maus­sade et déserté depuis bien longtemps par les cri­tiques de théâtre. C’est ce lieu que le célèbre met­teur en scène a par la suite trans­for­mé en avant-poste de la recherche théâ­trale d’avant-garde, le « Cen­tre Gogol ».

Durant les années Medvedev, toutes les qual­ités que le monde théâ­tral russe, très con­ser­va­teur, con­sid­érait jusque là comme dan­gereuses et nocives, sont soudaine­ment dev­enues très prisées par l’élite poli­tique. De sorte que de façon para­doxale, les agents de l’État se sont trou­vés être plus pro­gres­sistes que la com­mu­nauté théâ­trale.

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