Otomar Krejca, le grand metteur en scène qui imposa le théâtre tchèque sur la scène européenne grâce à des spectacles mémorables, retourna à Prague en 1989 après l’interdiction de travail dans son pays dont il fut frappé à la suite du Printemps de 68 et le rôle joué par le théâtre qu’il dirigeait alors, le Divadlo za branou. Ce retour fut attendu… mais le temps avait passé, l’artiste avait vieilli et ses spectacles ne soulevaient plus l’enthousiasme d’autrefois. Krejca criait au scandale et au complot sans prendre en compte ni les salles de plus en plus vides ni les réserves de ses amis. Un jour, au café des artistes, à côté du Théâtre national, je me suis permis, par amitié, de formuler la question, sincère et bienveillante : « Pourquoi n’écris-tu pas tes mémoires ? » J’étais sincèrement convaincu : voilà la solution pour sortir de l’impasse qui était la sienne et aussi pour livrer l’histoire personnelle du metteur en scène honoré et brimé. Il s’emporta et, vexé, cria : « Oui, le potager et les mémoires ! » – Krejca s’est obstiné à mettre en scène et, au fur et à mesure, il perdit ses spectateurs, ses subventions même, et sa « légende » finit par s’effriter.
Mettre un terme…
− Que faut-il pour devenir une légende ?
− Savoir partir à temps.
Fédora, film de Billy Wilder
Poursuivre, malgré tout, prend le sens d’une protection de soi et pourtant une telle obstination effrite le mythe d’un artiste qui se survit et s’interdit l’arrêt. « Si je ne mets plus en scène, je meurs » avoue Peter Brook qui ne met pas un terme…et pourtant, il y a dix ans déjà ou même récemment, ses prises de parole, ses réflexions sur le théâtre fascinaient davantage que ses derniers spectacles. Les salles combles de jeunes éblouis écoutaient, les yeux brillaient, le maître parlait… moi-même je l’écoutai aussi, à Avignon, à Potsdam, à Wroclaw, à Paris, où ses paroles m’ont ouvert des horizons et réactiver l’amour du théâtre. Pourquoi n’a‑t-il pas eu la force ou le courage de se consacrer à ces exercices qu’il pouvait pratiquer mieux que quiconque ? Nous avons envisagé, avec plusieurs amis, une Académie nomade l’ayant pour protagoniste : personne n’a osé lui parler de ce projet. Cela l’aurait blessé, mais cela aurait sauvé…le mythe ! Comment ne pas penser à Grotowski, son grand ami, qui a su mettre un terme et se retirer, de même qu’en Orient les grands sages osaient le faire et le peuple, qui ne les oubliait pas, les respectait toujours. Il pensait à eux, là-haut, à la montagne, éloignés des affres du monde. « Mettre un terme » prenait alors le sens d’une retraite féconde. Pareille à celle de Grotowski à Pontedera.
Un jour j’ai rencontré Emil Cioran au coin de la rue de l’Odéon devant une pharmacie qui n’existe plus aujourd’hui et, de fil en aiguille,
il m’avoua :
« — J’ai cessé d’écrire ;
- Comment?, dis-je, moi qui revenais de Venise où j’avais entendu l’histoire de Titien qui a peint jusqu’à 90 ans.
- Oui, les mots et les couleurs sont deux choses différentes » répondit-il.