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Théâtre
Edito

30+10=40

De l’alternative à l’émergence et à l’innovation

Le 27 Nov 2019
Alizée Gaye dans Le chagrin des ogres. Texte et mise en scène Fabrice Murgia, compagnie Artara, 2009. Photo Cici Olsson.
Alizée Gaye dans Le chagrin des ogres. Texte et mise en scène Fabrice Murgia, compagnie Artara, 2009. Photo Cici Olsson.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 139 - Nos alternatives
139

Alter­na­tives Théâ­trales vit le jour en juil­let 1979 au terme d’une décen­nie par­ti­c­ulière­ment riche en inven­tions, éton­nements, rup­tures et autres boule­verse­ments scéniques ébou­rif­fants. Un spec­ta­teur curieux et assidu – c’était déjà mon cas – aurait pu assis­ter ces années-là, les yeux écar­quil­lés, le souf­fle coupé, à l’irruption dans le paysage théâ­tral européen du Regard du sourd et d’Ein­stein on the beach, de Café Müller, de la Classe morte et de Wielo­pole, Wielo­pole 1. Un siè­cle ou presque après André Antoine et l’invention de la mise en scène mod­erne – la tran­si­tive, celle qui sup­pose un com­plé­ment d’objet direct en l’existence préal­able et sous-enten­due du texte d’auteur et qui, depuis Artaud et Brecht, com­mençait à sérieuse­ment s’essouffler –, les années 1970 décou­vraient soudain qu’on pou­vait écrire des textes dra­ma­tiques autrement – et l’on assista à la petite révo­lu­tion du théâtre dit « du quo­ti­di­en » – , voire qu’on pou­vait pure­ment et sim­ple­ment se pass­er du texte, que l’écriture et la créa­tion scéniques pou­vaient s’affranchir des mots préex­is­tants de la « pièce de théâtre », et que les signes et les émo­tions de la représen­ta­tion pou­vaient désor­mais s’exprimer par l’espace, les objets, le corps de l’acteur, l’éclairage, les sons, et bien d’autres médias à venir qui dès lors échap­peraient au verbe. 

Con­tes­ta­tion
Ce mou­ve­ment con­tes­tataire de rup­ture avec le théâtre de texte et de mise en scène, issu de l’après 1968 trou­verait plus tard sa ten­ta­tive de con­cep­tu­al­i­sa­tion avec les propo­si­tions suc­ces­sives et com­plé­men­taires de « représen­ta­tion éman­cipée » (Bernard Dort), « théâtre post-dra­ma­tique » (Hans Thies Lehmann), puis « écri­t­ures de plateau » (Bruno Tack­els).

Mais ce qu’on oublie par­fois, c’est que le com­bat fut rude entre les ten­ants d’un théâtre de texte et de mise en scène hérité des efforts héroïques d’Antoine, de Copeau et du Car­tel – ceux-là mêmes qui furent aux orig­ines de l’esthétique et des mots d’ordre poli­tiques, après guerre, du théâtre pop­u­laire et de la décen­tral­i­sa­tion dra­ma­tique – et les par­ti­sans sub­ver­sifs d’un renou­velle­ment des formes : que ce soit par le théâtre du quo­ti­di­en pour ce qui est de la banal­i­sa­tion de la langue et d’une esthé­tique de l’ordinaire ; par le théâtre-danse pour ce qui con­cerne la libéra­tion hors-lan­gage du corps, du geste et du mou­ve­ment ; ou par le théâtre-réc­it, expéri­men­té et immé­di­ate­ment théorisé par Antoine Vitez en 1975 avec Cather­ine d’après Les Cloches de Bâle, le roman d’Aragon, aus­sitôt éten­du au mot d’ordre « faire théâtre de tout » aujourd’hui totale­ment digéré et inté­gré par les nou­velles généra­tions de met­teurs en scène. 

Brux­elles et la Bel­gique furent ain­si le champ d’une bataille esthé­tique et idéologique dont l’épouvantail était incar­né par Jacques Huys­man, fils spir­ituel de Léon Chancer­el, donc du Car­tel et de la décen­tral­i­sa­tion pio­nnière, seigneur tout puis­sant du Théâtre Nation­al, forter­esse impren­able, tirant en maître absolu les fils de la décen­tral­i­sa­tion wal­lonne. C’est ain­si que « se posèrent en s’opposant », comme le dis­ait alors la philoso­phie sco­laire, les Albert-André Lheureux, Alain Pop­u­laire ou Marc Liebens, et surtout Philippe van Kessel – cap­i­taine du mythique Ate­lier Sainte-Anne ! – et le trio d’enfants ter­ri­bles du futur Théâtre Varia – Philippe Sireuil, Michel Dezo­teux et Mar­cel Del­val – pour ne citer que les mieux con­nus par­mi les plus rad­i­caux et les plus tur­bu­lents… 

De tous ces com­bats, la revue Alter­na­tives Théâ­trales a décidé d’être la cham­bre d’écho et le pro­mo­teur, l’accompagnateur théorique et cri­tique d’un mou­ve­ment que les lieux investis – anciens ate­liers, usines désaf­fec­tées, entre­pôts vacants2 – désignèrent comme
« alter­natif », hors salle à l’italienne ou conque har­monieuse­ment grad­inée de mai­son de la cul­ture. 

En France, les choses évoluèrent un peu dif­férem­ment. La guerre de tranchées et/ou de posi­tion dura moins longtemps et fut moins agres­sive : le min­istre Michel Guy, fon­da­teur en 1972 du très « alter­natif » Fes­ti­val d’Automne – sorte de pro­longe­ment parisien-mondain des choix artis­tiques affir­més par Jack Lang au Fes­ti­val mon­di­al de théâtre de Nan­cy –, choisit quant à lui une autre voie en déci­dant, à la sur­prise générale, de pro­mou­voir dès 1974 les jeunes con­tes­tataires de l’époque à la direc­tion des Théâtres et Cen­tres Dra­ma­tiques Nationaux : Jean-Pierre Vin­cent, Gildas Bour­det, Georges Lavau­dant et, aujourd’hui injuste­ment oubliés, Robert Gironès et Bruno Bayen. En les inté­grant à l’institution, le min­istre désamorçait une part du con­flit poli­tique frontal et déléguait la querelle des anciens et des mod­ernes aux dif­férents publics con­cernés par ces nom­i­na­tions. 

En Bel­gique, les blocages sont tels que l’alternance – comme aboutisse­ment poli­tique de l’alternative esthé­tique et idéologique sous la forme d’un détrône­ment et d’une prise de pou­voir, où la relève prend enfin le relais – l’alternance, donc, eut lieu bien plus tard : le trio déjà cité n’investit offi­cielle­ment le Théâtre Varia qu’en 1982 et Philippe van Kessel n’est appelé à la direc­tion du Théâtre Nation­al qu’en 1990. 

Inté­gra­tion 
Une fois accom­plie cette pre­mière pas­sa­tion his­torique en faveur de la (des ?) première(s) génération(s) alternative(s), les choses évolu­ent dif­férem­ment. Depuis les années 1980 – 90 en effet, il est plus dif­fi­cile de par­ler d’alternative au sens strict, comme si les nou­veaux directeurs, eux- mêmes issus de la mou­vance dite « alter­na­tive », ne souhaitaient plus faire subir aux jeunes généra­tions l’ignorance, le mépris, l’ostracisme qu’eux-mêmes avaient eu à subir de leurs aînés. Toutes sortes de procé­dures furent mis­es en place pour inté­gr­er aux pro­gram­ma­tions des Théâtres et Cen­tres Dra­ma­tiques Nationaux les bal­bu­tiements artis­tiques des jeunes com­pag­nies, pour peu qu’on les soupçon­nât promet­teurs. Les tutelles de l’institution l’inscrivirent même dans le cahi­er des charges et, quand il le fal­lut, rap­pelèrent à l’ordre les quelques défail­lants. Quant aux asso­ci­a­tions représen­ta­tives du « jeune théâtre », tou­jours sus­picieuses qu’il s’agissait là d’actes isolés de bonne con­science ou de dédouane­ment, elles se firent sou­vent un plaisir d’en man­i­fester bruyam­ment la légitim­ité. Ain­si se dévelop­pèrent au sein de l’institution divers dis­posi­tifs accen­tu­ant encore un peu plus la pro­gram­ma­tion de spec­ta­cles portés par de jeunes artistes. Rési­dences de com­pag­nies, met­teurs en scène asso­ciés, com­pagnon­nages con­tractuels, par­rainages de toutes sortes témoignent de cette évo­lu­tion. Quant aux fes­ti­vals de la jeune créa­tion et aux coups de pro­jecteurs mul­ti­ples pris en charge par de pres­tigieuses insti­tu­tions, ils se dotèrent, en dépit d’une séman­tique con­ver­gente, des noms les plus métaphoriques et le plus var­iés : Théâtre en mai (Dijon), Met­tre en scène (Rennes), Nan­terre en scène, Impa­tience (Odéon), Labo­mat­ic (Vil­leneuve d’Ascq), Prémices (Lille), XS (Brux­elles)… La forter­esse n’était plus impren­able, elle ouvrait elle-même des brèch­es. Encour­agée par le « jeu­nisme » socié­tal ambiant, la recon­nais­sance des « pre­miers pas » – ce fut le nom d’un fes­ti­val organ­isé par les théâtres de la Car­toucherie de Vin­cennes dans les années 2000 –, leur inté­gra­tion, voire leur assim­i­la­tion étaient entrées dans les mœurs, accélérant la vis­i­bil­ité d’un Jean Bel­lori­ni ou d’un Fab­rice Mur­gia, pour ne citer qu’eux, dans leur ful­gu­rant par­cours d’accession à la direc­tion de « très gros » théâtres. 

Vic­to­ria Ques­nel, Car­o­line Mounier, Alexan­dre Lecroc, Joseph Drou­et et Marine de Mis­solz dans Les par­tic­ules élé­men­taires d’après Michel Houelle­becq. Mise en scène Julien Gos­selin. Fes­ti­val d’Avignon, 2013. Pho­to Simon Gos­selin.

Émer­gence et inno­va­tion
Il serait dès lors plus dif­fi­cile de revendi­quer le con­cept d’alternative, même si, dans les années 1990 encore, le phénomène désigné par Jean-Pierre Thibau­dat comme celui des « ban­des »3 vint à son tour man­i­fester son indig­na­tion et s’impatienter de la con­fis­ca­tion trop longue des out­ils de créa­tion par leurs aînés : Eric Lacas­cade et Stanis­las Nordey, issus de ce mou­ve­ment inspiré par le plateau nu, le corps et la choral­ité, seraient à leur tour assez vite récom­pen­sés de leurs lanci­nants coups de boutoir. 

L’impatience de renou­velle­ment demeu­ra, mais la notion frontale, duelle et con­flictuelle, d’alternative ten­dit à s’estomper au prof­it de deux autres notions moins dialec­tiques et, de ce fait, choyées par les min­istères, les admin­is­tra­tions et les obser­va­toires tech­nocra­tiques les plus offi­ciels : 1) « l’émergence », pour ce qui con­cerne l’irruption de jeunes pouss­es générale­ment issues des écoles et s’inscrivant plus ou moins dans la con­ti­nu­ité de leurs aînés ; 2) les esthé­tiques « inno­vantes » pour désign­er les formes nou­velles, plus expéri­men­tales, de l’ordre de la recherche et de l’étonnement, par­fois rad­i­cales, sou­vent inclass­ables. Ce sont ces nou­velles évo­lu­tions – ces nou­velles inflex­ions ? – héritées de l’alternative, que nous allons main­tenant ten­ter d’inventorier. 

Écri­t­ures
Depuis la si décon­cer­tante écri­t­ure du quo­ti­di­en explorée dans les années 1970 par la pre­mière généra­tion alter­na­tive – celle des Bavarois Kroetz, Fass­binder, Achtern­busch… suiv­is des Français Vinaver, Deutsch, Wen­zel… mis en lumière par Claude Yersin, Jacques Las­salle, Philippe van Kessel et Patrice Chéreau –, les formes d’écriture sem­blent s’être de plus en plus affranchies des critères de com­po­si­tion du drame tels qu’ils imposèrent leur hégé­monie au xixe siè­cle et la con­servèrent jusqu’au milieu bien avancé du xxe siè­cle, Sartre et Camus inclus. 

Le « théâtre-réc­it » qui main­tient en scène, grâce à Vitez, déjà cité, une part jugée inaltérable des descrip­tions et de la nar­ra­tion de l’écriture romanesque orig­inelle, d’abord relayée par Gildas Bour­det (Mar­tin Eden), Jean-Claude Penchen­at (David Cop­per­field) et Stu­art Sei­de (Moby Dick, puis Le Quatuor d’Alexandrie), trou­ve en ce début de xxie siè­cle un renou­velle­ment inat­ten­du dans les univers scéniques de Guy Cassiers (Proust, Lowry, Musil…), Jean Bel­lori­ni (Hugo, Rabelais, Dos­toievs­ki…) et Julien Gos­selin (Houelle­becq, Bolaño, DeLil­lo…). 

À cet élar­gisse­ment désacral­isé des sources d’écriture textuelle, il faudrait ajouter la mul­ti­pli­ca­tion des spec­ta­cles de théâtre inspirés par le pat­ri­moine ciné­matographique et ses scé­nar­ios : Jean- Louis Mar­tinel­li emprun­tant à Jean Eustache, Ivo van Hove à Bergman, Chris­tiane Jatahy à Renoir ou, tout récem­ment, Antoine Laubin à Truf­faut et à son avatar Antoine Doinel… Pom­mer­at, Pas­cal Ram­bert, Emma Dante ou Fab­rice Mur­gia. 

Corps
Les écri­t­ures dites « de plateau » (Bruno Tack­els) – déjà pra­tiquées sans les nom­mer par Ari­ane Mnouchkine (1789, L’Âge d’or…), le Théâtre de l’Aquarium (La Sœur de Shake­speare) et le Radeau de François Tan­guy (Mys­tère Bouffe, Jeu de Faust, Frag­ments forains…), s’incarnent désor­mais autrement dans les démarch­es de Jan Fab­re, Romeo Castel­luc­ci, Pip­po Del­bono, Joël Pom­mer­at. Il y inter­vient sou­vent une part doc­u­men­taire ou doc­u­men­tée : Cet enfant de Joël Pom­mer­at, mon­tage de tableaux et de réc­its inspirés par une enquête com­mandée par la Caisse d’Allocations Famil­iales de Caen sur le thème de la dif­fi­cile et par­fois douloureuse rela­tion parent/enfant ; Mon­ey de Françoise Bloch, inves­ti­ga­tion économique, ludique et appro­fondie, sur la manière dont les ban­ques détour­nent et investis­sent notre argent à nos dépens ; Five easy pieces et La Reprise, pièces inspirées à Milo Rau par l’affaire Dutroux et le meurtre sauvage d’un jeune homo­sex­uel à Liège, pièces cru­elles et sans con­ces­sion, allégées toute­fois par les inter­ro­ga­tions à vue, pra­tiques et philosophiques, que pose le regard du met­teur en scène sur la ques­tion de la représen­ta­tion, en par­ti­c­uli­er celle dite de l’irreprésentable. 

Corps
Est-ce un effet du détrône­ment du texte-roi – « Sire le mot » dis­ait Gas­ton Baty – ou, du moins, du sérieux ébrèche­ment de son hégé­monie ? Tou­jours est-il que par­al­lèle­ment, selon un étrange jeu de vas­es com­mu­ni­cants, le corps, le geste, le mou­ve­ment sem­blent avoir gag­né en puis­sance sur les scènes européennes : en puis­sance, mais surtout en sens, en émo­tion et en énergie esthé­tique. À la suite de Bob Wil­son et de Kan­tor mais surtout de Pina Bausch, la scène fla­mande con­fir­ma dans la diver­sité le con­cept de théâtre-danse affiché comme un mot d’ordre au fron­ton de l’aventure artis­tique de Wup­per­tal. Stim­ulés par la présence en ter­ri­toire brux­el­lois de Mau­rice Béjart et de son école Mudra, Jan Fab­re, Alain Pla­tel, Anne-Tere­sa de Keers­maek­er, Jan Lauw­ers, Wim Van­dekey­bus côté néer­lan­do­phone, mais aus­si, côté fran­coph­o­ne, Nicole Mossoux et Patrick Bon­té, assidû­ment accom­pa­g­nés par notre revue, firent évoluer l’art du mou­ve­ment en y inté­grant des préoc­cu­pa­tions de sens et de dra­maturgie, défi­ant ain­si par le corps et par le geste la ver­bal­ité du théâtre dra­ma­tique. 

Les arts du cirque, la mar­i­on­nette et le théâtre d’objets, en par­tie grâce à l’ouverture de leurs écoles nationales – Châlons-en-Cham­pagne et Charleville-Méz­ières – à des ses­sions de dra­maturgie et de mise en scène, firent en retour irrup­tion dans les spec­ta­cles de théâtre : Guy Alloucherie s’y forgea une écri­t­ure et un style ; Gilles Defacque et son théâtre du Pra­to en pro­posèrent d’autres ; et une nou­velle généra­tion, celle d’Aurélien Bory (Azimut, Espæce…), de Yoann Bour­geois avec ses cul­b­u­tos vivants (La Mécanique de l’histoire), des 7 doigts de la main, com­pag­nie québé­coise issue du Cirque du Soleil (Réversible) ou de la com­pag­nie XY issue quant à elle de l’école du cirque de Lomme (Il n’est pas encore minu­it), défie par l’acrobatie les lois de l’équilibre et de la pesan­teur tout en racon­tant une ou des his­toires, ou en dévelop­pant des vari­a­tions thé­ma­tiques qui inter­ro­gent la vie et le monde. De leur côté Michel Laubu (Turak) et Claire Dan­coisne (La Licorne) font vivre comme des per­son­nages impliqués dans un réc­it ou une action dra­ma­tique leurs improb­a­bles chimères, bricolées de matéri­aux pau­vres voire de récupéra­tion. 

Tech­nolo­gies
Dans tous ces effets de croise­ment des arts « frères » annon­cés par Brecht dès les années 19404, au cœur de ce qu’en France, par oppo­si­tion à l’art dra­ma­tique, les « scènes nationales » ont défi­ni comme une pluridis­ci­pli­nar­ité voire une trans­ver­sal­ité des arts, il est un ensem­ble d’inventions tech­niques récentes très vite sol­lic­ité par les arts scéniques : je veux par­ler des nou­velles tech­nolo­gies. 

Ren­voy­ant aux obso­les­cences de la moder­nité stro­bo­scopes et rayons laser, les écrans et leurs avatars firent ces vingt dernières années une irrup­tion fra­cas­sante, sus­ci­tant tour à tour l’agacement, le rejet ou d’heureux émer­veille­ments. Util­isés a min­i­ma comme avec ce porno cryp­té sur une télé murale dans la mai­son d’Orgon dès les pre­mières min­utes du Tartuffe mis en scène par Stéphane Braun­schweig, ou avec toutes leurs vari­a­tions de séquences « live », doc­u­men­taires ou enreg­istrées dans Les Par­tic­ules élé­men­taires scénique­ment réin­ter­prétées par Julien Gos­selin, de Cyril Teste à Chris­tiane Jatahy en pas­sant par Guy Cassiers, Ivo van Hove, Kate Mitchell ou Fab­rice Mur­gia, la vidéo et ses écrans sont désor­mais bien instal­lés dans le paysage scénique inter­na­tion­al. On a même ici ou là vu com­menter l’action dra­ma­tique par des mes­sages « télex » émis depuis la régie et pro­jetés en direct – hési­ta­tions et fautes de frappe à l’appui –, ou encore assisté à des con­férences per­for­ma­tives où le spec­ta­teur est invité à réa­gir instan­ta­né­ment à par­tir de son télé­phone portable, excep­tion­nelle­ment autorisé à rester act­if… 

Pour moi, la palme de l’étonnement et du ques­tion­nement philosophique accom­pa­g­nant cette irrup­tion du mul­ti­mé­dia sur les scènes revient à Denis Mar­leau et à son équipe de tech­ni­ciens-chercheurs. Revis­i­tant inlass­able­ment les avant-gardes de la charnière du xixe et du xxe siè­cles, à la recherche de pos­si­bles équiv­a­lents con­tem­po­rains des très per­ti­nentes ques­tions posées par Mal­lar­mé, Maeter­linck et les Sym­bol­istes, Denis Mar­leau eut l’idée inat­ten­due de présen­ter Les Aveu­gles, poème dra­ma­tique choral de Maeter­linck, sous la forme d’une « fan­tas­magorie tech­nologique », c’est-à-dire inter­prétée par deux acteurs dont le jeu filmé et les voix enreg­istrées étaient déployés, démul­ti­pliés par douze pro­jecteurs sur douze masques neu­tres plongés dans le noir absolu, ajoutant ain­si unité et cohérence à la choral­ité éclatée de la poly­phonie, et surtout réin­ter­ro­geant de manière rad­i­cale la ques­tion (méta)physique de la présence-absence sug­ges­tive de l’humain, de son corps, et de l’exhibition de sa chair sur la scène. La « fan­tas­magorie » four­nis­sait alors une illus­tra­tion, un écho par-delà le siè­cle, à ce que Maeter­linck, dans ses ful­gu­rants délires ontologiques, appelait « androïdes » ou par­fois plus sim­ple­ment « mar­i­on­nettes ». 

Je crois avoir, au terme de ce par­cours troué, par­tiel, par­tial et sub­jec­tif, exprimé quelques-unes des raisons qu’a eues et qu’a encore aujourd’hui la revue Alter­na­tives Théâ­trales d’exister auprès de ses lecteurs et de ses rédac­teurs. Plus grandil­o­quent, je par­lerais de « mis­sions » : débus­quer, repér­er, iden­ti­fi­er, aider à naître et à grandir, accom­pa­g­n­er dans la durée des aven­tures artis­tiques nou­velles, de celles qui bous­cu­lent et font évoluer la créa­tion scénique, la réception/perception du spec­ta­cle vivant et la sen­si­bil­ité émo­tive et/ou cri­tique du spec­ta­teur. Peu importe, finale­ment, qu’on les ait un temps appelées « alter­na­tives » et qu’aujourd’hui on les rebap­tise plus volon­tiers « émer­gentes » ou « inno­vantes ». Ques­tion de con­texte idéologique et poli­tique, prob­a­ble­ment… 

Je voudrais con­clure en présen­tant mes excus­es à tous ceux que j’aurais pu et que je n’ai pas cités à titre d’exemple. Cela n’ôte rien à l’estime, à l’admiration, à la sym­pa­thie voire à l’amitié que j’éprouve pour eux et leur par­cours artis­tique. Ils sauront se recon­naître et, je l’espère, me par­don­ner.

  1. Créa­tions respec­tives de Robert Wil­son, Pina Bausch et Tadeusz Kan­tor. ↩︎
  2. À ce titre, il faut citer l’importance sym­bol­ique du Plan K, mythique anci­enne raf­finer­ie sucrière de Molen­beek trans­for­mée entre 1979 et 2009 en cen­tre « con­tre-cul­turel ». Voir le beau livre col­lec­tif de Philippe Car­ly, Kevin Cum­mins, Stéphane Bar­bery… : Au plan K, pub­lié en 2017. ↩︎
  3. Jean-Pierre Thibau­dat, « Le temps des ban­des », Libéra­tion, 23 juil­let 1991. ↩︎
  4. Petit Organon pour le théâtre, 1948, frag­ment n° 72. ↩︎
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Yannic Mancel
Après l’avoir été au Théâtre National de Strasbourg puis au Théâtre National de Belgique, Yannic...Plus d'info
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