Entre offrande et résistance, une (brève) traversée politique des corps

Théâtre
Edito

Entre offrande et résistance, une (brève) traversée politique des corps

Le 26 Nov 2019
Janine Godinas dans Café des patriotes de Jean-Marie Piemme. Mise en scène Philippe Sireuil. Théâtre Varia, 1998. Photo Véronique Vercheval.
Janine Godinas dans Café des patriotes de Jean-Marie Piemme. Mise en scène Philippe Sireuil. Théâtre Varia, 1998. Photo Véronique Vercheval.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 139 - Nos alternatives
139

Dans sa pièce Café des Patri­otes, créée en 1998, l’auteur, Jean-Marie Piemme, met en scène un jour­nal­iste, Gian­ni Gor­da en lutte con­tre l’extrême-droite incar­née dans la fic­tion par Willy Dewolf, le patron du Café des patri­otes, et Lesca, intel­lectuel homo­sex­uel, sorte de tête pen­sante de la mou­vance ain­si que par plusieurs autres per­son­nages man­i­fes­tant une sorte d’acquiescement pas­sif. Toute l’ingéniosité de l’auteur con­siste à tiss­er, entre ses per­son­nages, des liens inter­per­son­nels ramenant ain­si un « fléau de société » à un petit monde com­mun pour y faire voir, comme à la loupe, les mécan­ismes à l’œuvre dans cette prise de posi­tion : Gor­da est le com­pagnon de Clau­dia, fille d’Yvonne, elle-même serveuse dans le café de Willy qu’elle respecte voire admire. Entre tous ceux-là, Piemme déploie des antag­o­nismes idéologiques qu’il mène jusqu’à leur point d’orgue en mon­trant leurs effets poli­tiques (Dewolf est élu député), soci­aux (Gor­da est assas­s­iné), per­son­nels (Willy est quit­té par Car­men) et même sym­bol­iques, quant à la valeur de l’héroïsme notam­ment (Lesca accusé s’avère trop lâche pour se tuer). Mais les per­son­nages en scène ne sont pas seule­ment les signes de posi­tions dans la société. Piemme amène bien au-delà – ou en deçà –, vers des corps pris dans des luttes et des enjeux soci­aux au sein desquels ils ont à se situer. Ce que don­nent à voir tous les per­son­nages, c’est qu’il n’y a pas d’en-dehors pos­si­ble : le corps même est inscrit dans la trame du social, le corps est social1. Par exem­ple, quoi que tente Yvonne pour chercher à s’extraire des luttes qui s’attisent autour d’elle et pro­pos­er une voie les tran­scen­dant, instinc­tive­ment, elle prend par­ti et, guidée par ses émo­tions, elle affirme sa posi­tion de soumis­sion à la force mâle du leader. Tous les per­son­nages finis­sent ain­si par être délestés de toute psy­cholo­gie et de tout sens philosophique pour être dess­inés comme des espaces de pul­sions qui les con­stituent bien plus sûre­ment que d’autres car­ac­téris­tiques. Au final, sous l’effet de l’alcool, Yvonne libère sa libido et trou­ve en Fred­dy, l’homme à tout faire de Dewolf, un parte­naire fonc­tion­nel, lui-même n’étant mon­tré, d’un bout à l’autre de la pièce, guère ani­mé d’autre moti­va­tion que l’assouvissement de ses pul­sions pri­maires : 

YVONNE
J’ai bu l’élixir. Je vole. Fred­dy, j’ai encore de l’amour sous mes rides, je voudrais telle­ment le don­ner !

FREDDY
Viens, je vais te les bouf­fer tes rides.
Je suis le genre d’homme qui s’occupe de tout.2

Toute­fois, c’est sans doute le per­son­nage de Gor­da qui cristallise une dimen­sion inat­ten­due quant au poli­tique. Jour­nal­iste engagé, Gor­da mène par sa plume un com­bat acharné con­tre l’extrême-droite et se donne lit­térale­ment à corps per­du dans la révéla­tion d’informations sur un de ses maîtres à penser. Or, d’un tel per­son­nage, à pre­mière vue héroïque, l’auteur tend à faire une fig­ure qua­si pathé­tique. C’est que Gor­da fait lit­térale­ment corps avec sa cause n’ayant d’autre ressource iden­ti­taire. Et chez Piemme, c’est à nou­veau par le corps que se mon­tre l’aporie : Gor­da boit, il geint et tout un ges­tus con­stru­it un per­son­nage affec­tive­ment désœu­vré, un être per­du. Ain­si, lorsqu’enfin il réus­sit à attein­dre sa cible et à con­fon­dre Lesca, il jubile surtout parce qu’il donne enfin la preuve « qu’il n’est pas rien »3. Au fil du texte, les man­i­fes­ta­tions cor­porelles pro­lifèrent sur la scène publique. Or, pour des per­son­nages ten­ant par leurs dis­cours des posi­tions sym­bol­iques et cul­turelles aus­si nettes (engage­ment poli­tique à gauche ou à l’extrême-droite), on attend com­muné­ment que ces signes envoyés par le corps soient relégués en couliss­es, restreints à la sphère privée. En met­tant pro­gres­sive­ment les dimen­sions pul­sion­nelles en pleine lumière, Piemme per­cute l’imaginaire social com­mun du corps4. Aux corps façon­nés pour avoir une con­te­nance sociale, il sub­stitue des indi­vidus comme gou­vernés par leur corps. Et con­tre l’opposition si com­mune de l’individu à son corps, l’auteur propulse en scène un homme con­cret, non plus con­sti­tué de principes dif­férents mais unifié : une cor­poréité sociale. En l’occurrence, laiss­er pro­gres­sive­ment sail­lir, sous la fig­ure pos­i­tive du jour­nal­iste engagé, un indi­vidu faisant si intrin­sèque­ment corps avec sa cause poli­tique qu’il finit par s’y sac­ri­fi­er, ne va pas sans ques­tion­ner l’engagement poli­tique. À la manière brechti­enne, Piemme laisse le pub­lic réfléchir, voire décider. Mais il a pris soin d’établir un par­al­lèle entre les deux adver­saires et au « corps per­du » de Gor­da répond la lâcheté de Lesca échouant à se sui­cider : 

JULIEN
Vous suez ?
Voulez-vous que je vous fasse une théorie ?
Avec une théorie c’est tou­jours plus facile. 
Lesca lève son arme puis la laisse tomber. 

LESCA 
Je ne peux pas. 
[…]

JULIEN
Nous tra­ver­sons des heures dif­fi­ciles,
mais à cet instant, je suis par­ti­c­ulière­ment sat­is­fait
de moi. Je viens de vous appren­dre quelque chose :
une cer­taine lâcheté de l’homme devant ses idées. 

(Sirènes de police.)
Voilà, je vous laisse à la jus­tice et à la prison5

L’auteur se main­tient au poste qu’il s’est choisi et promène un regard ironique sur notre société. Il cible par­ti­c­ulière­ment le sérieux de ceux qui oublient que la vie sociale est avant tout un jeu6 et que, peut-être, il serait salu­taire d’y garder un peu de dis­tance tant ce jeu peut fluctuer et ses règles vari­er au gré des rap­ports de force qui s’instaurent. 

Le corps, écrit David Le Bre­ton, est « l’axe de la rela­tion au monde » en ce qu’il est une « forme façon­née par l’interaction sociale7 ». Et c’est bien cette con­cep­tion de la cor­poréité sociale­ment con­stru­ite qui guidera le renou­velle­ment de tout un théâtre poli­tique en Bel­gique à la fin du xxe siè­cle, lorsqu’une voie de réponse s’esquisse à la ques­tion qui taraude le Jeune Théâtre des années 1960 – 1970, celle de l’individu et de son artic­u­la­tion au groupe social. Ère de l’individualisme oblige – quand bien même perçu de façon cri­tique –, le pri­mat du groupe social (la classe) sur l’individu, cen­tral dans l’approche marx­iste, rigid­i­fie dan­gereuse­ment une analyse cri­tique et poli­tique qui veut inté­gr­er dans son mou­ve­ment les cadres de per­cep­tion du moment con­tem­po­rain. Ain­si, en 1984, Piemme écrivait-il que le théâtre de Brecht « fait écran à cer­taines per­cep­tions du réel, plus micro­scopiques, plus privées, plus sin­gulières »8 et pointe, dans cette optique, « la céc­ité du marx­isme à l’égard de la ques­tion du sujet9 ». 

Dès lors, ce que vont explor­er des artistes, tels Piemme et Lou­vet en Bel­gique ou Koltès et Chéreau en France, en quête de renou­velle­ment des formes cri­tiques du théâtre, c’est com­ment, ain­si que l’écrit Le Bre­ton, « par­al­lèle­ment à la parole, les mou­ve­ments du corps con­tribuent à la trans­mis­sion sociale du sens »10. Piemme creusera ce sil­lon en investis­sant notam­ment la voie du grotesque qui lui per­me­t­tra d’amener à la lumière toute la part « obscène » du sujet que la norme morale occi­den­tale refoule dans la sphère privée et dont il fera pré­cisé­ment le lieu d’ancrage du social en l’individu et de l’individu dans le social. Bien sûr, enchâss­er ain­si « le car­ac­tère social de la cor­poréité » (Le Bre­ton) dans le jail­lisse­ment du pul­sion­nel signe la prise de posi­tion de l’auteur. Mais, sous l’ironie, sous ce clin d’œil au pub­lic qui invite à ne pas être dupe du proces­sus du grossisse­ment ain­si à l’œuvre, Piemme fait davan­tage qu’affirmer la théâ­tral­ité, le jeu : il réin­scrit « l’homme incar­né » (Le Bre­ton), corps indi­vidu­el et social tout à la fois, au cœur du pro­jet de théâtre poli­tique. 

De fait, cette écri­t­ure du sujet ouvre un champ d’exploration très vaste car elle fait de la cor­poréité un espace du social à part entière. Par delà le mod­èle biologique encore large­ment dom­i­nant, ten­ant la con­di­tion sociale comme un pro­duit du corps, mais a con­trario égale­ment de toute une mou­vance au sein du « théâtre du corps » prenant celui-ci comme un en-soi, coupé, isolé des autres comme de la per­son­ne qu’il incar­ne, l’inscription de la cor­poréité dans l’élaboration de tout un théâtre poli­tique per­met aus­si de dépass­er le mod­èle déter­min­iste. Quand Piemme focalise pro­gres­sive­ment l’attention sur le pul­sion­nel au cœur du sujet, ce n’est évidem­ment pas pour en déduire une fatal­ité, une implaca­ble des­tinée humaine. C’est bien plutôt pour laiss­er voir com­bi­en même la pul­sion la plus pri­maire est sociale puisqu’elle façonne les corps et leurs inter­ac­tions en société : « nous réagis­sons par les sens les uns aux autres », écrit Le Bre­ton citant Sim­mel11. Or, si le corps se livre comme une con­struc­tion sociale et cul­turelle, il devient pos­si­ble d’agir sur lui. Et, con­traire­ment à l’acquiescement de cer­tains sujets à l’enfermement pul­sion­nel, un effort men­tal, voire cul­turel, per­met une mise à dis­tance et une trans­for­ma­tion de la réac­tion envers autrui comme de la rela­tion au monde : 

CLAUDIA
Vous faites quoi dans la vie ? 

LHOMME
Je suis écrivain. 

CLAUDIA
Et vos ennuis, c’est à cause de ce que vous écrivez. 

LHOMME
Si on veut. Le très haut n’aime pas la con­cur­rence et ceux qui ser­vent le très haut encore moins. Moi, ça ne me con­vient pas. J’ai une voix, je veux qu’on l’entende. Mais j’aurais pu être berg­er à la cam­pagne ou ingénieur à la ville ou jour­nal­iste ou garçon de course. La guerre civile abolit les priv­ilèges : égal­ité des gorges devant le rasoir. J’ai dû rapi­de­ment met­tre la mienne à l’abri. 
[…]

CLAUDIA
Quit­ter son pays est un priv­ilège.
Pren­dre l’avion est un priv­ilège. […]

L’HOMME
J’aurais peut-être dû mourir ? Mort, est-ce que j’aurais eu droit à votre sym­pa­thie ? Pourquoi est-ce que je m’accroche à la vie ? Je déçois votre sens de l’héroïsme ? Je ne suis pas un mar­tyr ? On ne peut pas s’apitoyer sur moi ? Oh, je suis désolé !!! Qu’allez-vous penser de moi ? Que je suis un rat plan­qué au fond de votre pays ? Oh, j’en ai de la chance, n’est-ce pas ? Je suis traité comme une merde par vos conci­toyens, sans papi­er, sans famille, manœu­vre au noir sur les chantiers, for­mi­da­ble ! Et je me porte bien, c’est embê­tant, ça ! J’ai aus­si deux cica­tri­ces. Un coup de couteau dans le tho­rax, l’autre dans le dos. Vous voulez les voir, mes cica­tri­ces ? Je vous les mon­tre ? Ca me fera peut-être remon­ter dans votre estime ?12

Avec le motif de l’écriture, s’impose ici le tra­vail du sym­bol­ique, la médi­a­tion d’un sys­tème sym­bol­ique dont tout un théâtre va explor­er le poten­tiel poli­tique. Le sym­bol­ique poli­tique pré­sup­pose un ancrage, un lieu, un point de vue à par­tir desquels se développe un mou­ve­ment pour s’élever à une dimen­sion plus générale. Et ce mou­ve­ment de con­struc­tion d’une alter­na­tive implique aus­si une tem­po­ral­ité spé­ci­fique, une « éten­due tem­porelle ». 

Corps dans la mon­di­al­i­sa­tion 
Or, sous l’effet de la mon­di­al­i­sa­tion, cette voie de recherche d’un théâtre poli­tique sem­ble forte­ment con­cur­rencée par une autre façon d’envisager le corps. Tout un théâtre – celui que l’on retrou­ve sur les « grandes » scènes inter­na­tionales et dans les « grands » fes­ti­vals – en effet se mon­di­alise, ce qui sig­ni­fie que la cir­cu­la­tion inter­na­tionale devient la con­di­tion pre­mière de la pro­duc­tion.13 De plus en plus, en Europe, les insti­tu­tions théâ­trales sont con­duites à diver­si­fi­er leurs sources de finance­ment et nom­bre d’entre elles éla­borent des pro­jets inter­na­tionaux afin d’obtenir des sub­sides européens. En s’imposant, cette modal­ité de la pro­duc­tion s’érige en véri­ta­ble critère de valeur, con­fi­nant d’ailleurs à la vis­i­bil­ité médi­a­tique. Ceci pro­duit des con­séquences déter­mi­nantes sur les sujets et les objets pris en charge par le théâtre ain­si que sur les formes mobil­isées. 

Ces con­di­tions amè­nent nom­bre d’artistes à tran­scen­der les bar­rières lin­guis­tiques et cul­turelles, et notam­ment à tra­vailler l’effet de présence du corps sur le plateau. Le per­son­nage s’efface et, à tra­vers les fig­ures qui peu­plent les scènes, ce sont les corps qui se livrent sans la médi­a­tion d’une représen­ta­tion, dans l’absolu de leur être-là, en soi et pour soi. L’être présent perd alors sa valeur de signe, il devient une man­i­fes­ta­tion du vivant, un phénomène, qui, à pre­mière vue, guide la récep­tion du spec­ta­teur vers un mod­èle stricte­ment sen­si­ble. La pure présence sur scène sem­ble s’abstraire de la con­struc­tion préal­able d’un regard, d’une vision. Le dis­cours cri­tique surenchérit sur le con­tact direct, sur la rela­tion physique et réfère abon­dam­ment au « partage du sen­si­ble » com­men­té par Jacques Ran­cière. Pour d’aucuns, cette expéri­ence qua­si exclu­sive­ment sen­sorielle et émo­tion­nelle relèverait en soi d’une forme du poli­tique lais­sant au spec­ta­teur la pleine con­struc­tion du sens, des sig­ni­fi­ca­tions, désor­mais libres et non pré­conçues par l’artiste. Ce tra­vail de la présence éclipse en effet le temps long, celui de la per­spec­tive et du pro­jet. Le spec­ta­teur est instal­lé dans une expéri­ence dont les ten­ants et les aboutis­sants sem­blent s’effacer, pour se cir­con­scrire entière­ment dans le temps du con­tact avec l’artiste. 

On voit alors des artistes comme Romeo Castel­luc­ci, Pip­po Del­bono ou Jan Fab­re proclamer leur déni des idéolo­gies. Or si, dans ces théâtres, le corps « s’absolutise »14, les posi­tions respec­tives des artistes, don­nées à lire à tra­vers leurs œuvres et leurs déc­la­ra­tions publiques, lais­sent cepen­dant appa­raître un souci du monde. Com­ment donc cette visée plus col­lec­tive s’élabore-t-elle à par­tir du moment où le corps en scène se revendique d’une « autoréféren­tial­ité »15 impli­quant un « sens en retrait » ou en « sus­pen­sion »16 ?

Chez Jan Fab­re, le désas­tre est au fonde­ment et il déter­mine les corps sur le plateau : « Notre monde est brisé comme un miroir, il est en mille morceaux », s’exclamait l’artiste en 200517. La société est d’emblée dis­qual­i­fiée et les corps sur scène dis­ent un homme per­du et impuis­sant. Mais Fab­re va sub­stituer un homme nou­veau à l’homme social mod­erne dont le corps entrait en inter­ac­tion avec les autres corps sur le mode du dia­logue ou sur celui du con­flit. Sur scène, les acteurs par­lent peu et ne dia­loguent pas, ils font, défont et refont l’espace avec leur corps. L’homme, le sujet, paraît ain­si enfer­mé dans ce corps et enc­los dans l’espace sans pos­si­bil­ité d’échappatoire. Tout sem­ble con­traint dans l’ici et main­tenant, nul hori­zon ne se des­sine. Le corps s’affirme dans sa matéri­al­ité la plus brute (le sang, les humeurs sont omniprésents chez Fab­re) mais est coupé du sujet, de la per­son­ne. 

Dans ce théâtre, si le corps se relie à d’autres corps, c’est davan­tage sur le mode de l’espèce, de la col­lec­tion d’exemplaires. Il ne se rat­tache aux autres que par une énergie vitale pro­pre aux êtres vivants. Bien que Fab­re mul­ti­plie les signes de son attache­ment à la vision de l’homme et du monde médié­vale, les corps en scène ne sont façon­nés par aucune his­toire, par aucune manière d’être ni de vivre ensem­ble fluc­tu­ant au fil des temps. L’effet de leur présence imma­nente vise à recen­tr­er l’attention sur les instincts et les pul­sions comme dimen­sions à redé­cou­vrir. Pour l’artiste, il faut d’urgence se recon­necter à l’espèce, se réin­scrire dans le cadre tou­jours déjà fer­mé de la nature où tout meurt et où tout renaît. Le monde com­mun qui se des­sine ici relève d’une colonie d’individus unis par des con­tacts instinc­tifs sans liens étab­lis ni insti­tués. Dans cette vision, l’homme devient infin­i­ment vul­nérable et sans cesse en com­bat pour se sauver. Soumis aux lois de la nature, il n’a d’autre choix, d’autre lib­erté que d’adhérer, s’ajuster ou dis­paraître, aus­sitôt rem­placé par un autre exem­plaire de l’espèce. 

Ordon­na­teur de cette mise en scène, l’artiste est le démi­urge qui guide l’organisation de ce monde et qui n’a pas hésité – on se sou­vient des per­for­mances de Fab­re –, à faire don de son corps dans un geste sac­ri­fi­ciel. C’est par lui que la cor­poréité ain­si conçue et présen­tée sur le plateau devient un sys­tème sym­bol­ique à des­ti­na­tion des spec­ta­teurs. À ceux-ci d’acquiescer ou non à la vision du com­mun qui s’y esquisse. Plusieurs des col­lab­o­ra­teurs, et surtout des col­lab­o­ra­tri­ces, de Fab­re ont en tout cas fait un choix, dénonçant dans une let­tre ouverte cer­tains agisse­ments de l’artiste lors des répéti­tions des spec­ta­cles18. Ce faisant, ils nous enga­gent surtout à réin­té­gr­er tout un con­texte de l’œuvre dans notre champ de per­cep­tion. Car le spec­ta­cle vivant est aus­si, éminem­ment, une pra­tique sociale et la recon­nais­sance des œuvres en tant que telles est trib­u­taire de leur posi­tion­nement dans un une insti­tu­tion19 où les autres artistes, les cri­tiques, les médias, les écoles, les instances de déci­sion en matière de sub­ven­tion jouent un rôle de légiti­ma­tion.

  1. La plu­part des con­sid­éra­tions sur le corps dévelop­pées dans ce texte sont inspirées par la lec­ture des travaux de David Le Bre­ton, notam­ment Anthro­polo­gie du corps et de la moder­nité, P.U.F., « Quadrige », 2013 ; La Soci­olo­gie du corps, PUF, « Que sais-je ? », 1995 (plusieurs réédi­tions). ↩︎
  2. Jean-Marie PIEMME, 1953 ; Les Adieux ; Café des patri­otes, Brux­elles, Édi­tions Didas­calies, 1998, p.203.  ↩︎
  3. PIEMME, op. cit., p.188.  ↩︎
  4. Cf. LE BRETON, La Soci­olo­gie du corps, op. cit. ↩︎
  5. PIEMME, op. cit., p.195. ↩︎
  6. Comme s’attache à le démon­tr­er la soci­olo­gie de Pierre Bour­dieu.  ↩︎
  7. Op. cit., p.4 et p.14.  ↩︎
  8. Dans Le Souf­fleur inqui­et. Essais sur le théâtre, Brux­elles, Alter­na­tives théâ­trales, décem­bre 1984, n°20 – 21, p.91. ↩︎
  9. Jean-Marie PIEMME et Philippe SIREUIL, J’ai peur de ce soleil, maman, je ne sais rien, Théâtre/Public, juil­let-août-sep­tem­bre 1979, n°28 – 29, p. 52 ↩︎
  10. LE BRETON, op.cit., p.20. ↩︎
  11. Op.cit., p.18. ↩︎
  12. PIEMME, op.cit., pp.150 – 151 ↩︎
  13. Pour plus de développe­ments, nous nous per­me­t­tons de ren­voy­er à Nan­cy DELHALLE, Théâtre dans la mon­di­al­i­sa­tion. Com­mu­nauté et utopie sur les scènes con­tem­po­raines, PULy­on, « Théâtre et société », 2017.  ↩︎
  14. Selon l’analyse de Hans-Thies LEHMANN dans Le Théâtre post­dra­ma­tique, Paris, L’Arche, 2002. ↩︎
  15. Eri­ka FISCHER-LICHTE, « De l’activité du spec­ta­teur », dans Thomas Hun­kel­er et alii (éds.), Place au pub­lic. Les spec­ta­teurs du théâtre con­tem­po­rain, Genève, MētisPress­es, 2008, p.7 ↩︎
  16. LEHMANN, op. cit ↩︎
  17. Jan Fab­re dans Georges BANU et Bruno TACKELS (coord.), Le Cas Avi­gnon 2005. Regards cri­tiques, Vic-la-Gar­di­ole, Édi­tions L’Entretemps, 2005, p.242. Fab­re est alors l’artiste asso­cié au Fes­ti­val d’Avignon. 
    LEHMANN, op. cit.  ↩︎
  18. La Let­tre ouverte pub-liée sur le site de Rekto:Verso en sep­tem­bre 2018 a, dans le con­texte de « #metoo » con­nu un large écho. ↩︎
  19. Cf. le numéro d’Alternatives théâ­trales, « Institutions/insurrections », ini­tié et dirigé par Antoine Laubin (n° 134, mars 2018).  ↩︎
Théâtre
Jean-Marie Piemme
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Nancy Delhalle
Nancy Delhalle est professeure à l’Université de Liège où elle dirige le Centre d’Etudes et...Plus d'info
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