L’entretien du Collectif F71 — Version intégrale

Entretien
Théâtre

L’entretien du Collectif F71 — Version intégrale

Le 28 Fév 2020
Noire_2018 avec Sophie-Richelieu et Charlotte-Melly. Photo de Helene Harder
Noire_2018 avec Sophie-Richelieu et Charlotte-Melly. Photo de Helene Harder
Noire_2018 avec Sophie-Richelieu et Charlotte-Melly. Photo de Helene Harder
Noire_2018 avec Sophie-Richelieu et Charlotte-Melly. Photo de Helene Harder
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 139 - Nos alternatives
139

La comé­di­enne Sara Louis joue dans Let­tres jamais écrites du 9 au 11 mars 2020 aux Gémeaux. Elle est par ailleurs mem­bre du col­lec­tif F71, qui réu­nit depuis 2004, cinq comé­di­ennes, met­teures en scène, auteures : Stéphanie Fari­son, Emmanuelle Lafon, Sara Louis, Lucie Nico­las, Sab­ri­na Bal­das­sar­ra un temps puis Lucie Val­on, accom­pa­g­nées par Gwen­do­line Lan­glois, admin­is­tra­trice de pro­duc­tion.

Com­ment définis­sez-vous votre tra­vail ?

Ce qui car­ac­térise notre tra­vail, c’est l’interrogation du réel, l’usage de matéri­aux dra­maturgiques diver­si­fiés pour con­stru­ire une écri­t­ure scénique. Le col­lec­tif F71 s’est d’abord appuyé sur l’œuvre et la fig­ure du philosophe Michel Fou­cault pour con­stru­ire une pre­mière série de spec­ta­cles puis s’en est éloigné pour explor­er d’autres thèmes, out­il­lées de ce regard qu’il nous a trans­mis. Cette démarche ques­tionne nos sys­tèmes de pen­sée, nos intu­itions, déplace nos points de vue, nos manières de faire, d’agir, nos habi­tudes… C’est un espace où engager notre appréhen­sion du monde, sen­si­ble et poli­tique, depuis notre place de comé­di­ennes et/ou de met­teures en scène, et au moyen de notre out­il exclusif : le théâtre. Porter ce tra­vail sur scène, c’est éten­dre cette expéri­ence au pub­lic, pro­pos­er aux spec­ta­teurs d’en faire usage avec nous.

Quelques-unes des créa­tions du col­lec­tif F71 : Fou­cault 71 (Prix du Jury Pro­fes­sion­nel Impa­tience) / La Prison / Qui suis-je, main­tenant ? / Notre corps utopique / Mon petit corps utopique / Con­férence con­trar­iée / What are you rebelling against John­ny ? / Sand­wich, con­cert plas­tique / Noire,  roman graphique théâ­tral / Song­Book

 « C’est que nos dif­férences nous desser­vaient, mais nous ser­vaient encore plus. Nous n’avons jamais eu le même rythme. Félix me reprochait de ne pas réa­gir aux let­tres qu’il m’envoyait : c’est que je n’étais pas en mesure, sur le moment. Je n’étais capa­ble de m’en servir que plus tard, un ou deux mois après, quand Félix était passé ailleurs. Et dans nos réu­nions, nous ne par­lions jamais ensem­ble : l’un par­lait, et l’autre écoutait. Je ne lâchais pas Félix, même quand il en avait assez, mais Félix me pour­suiv­ait, même quand je n’en pou­vais plus. Peu à peu, un con­cept pre­nait une exis­tence autonome, que nous con­tinuions par­fois à com­pren­dre de manière dif­férente (par exem­ple nous n’avons jamais com­pris de la même façon le « corps sans organes »). Jamais le tra­vail à deux n’a été une uni­formi­sa­tion, mais plutôt une pro­liféra­tion, une accu­mu­la­tion de bifur­ca­tions, un rhi­zome. Je pour­rais dire à qui revient l’origine de tel ou tel thème, de telle ou telle notion : selon moi, Félix avait de véri­ta­bles éclairs, et moi, j’étais une sorte de para­ton­nerre, j’enfouissais dans la terre, pour que ça renaisse autrement, mais Félix repre­nait, etc., et ain­si nous avan­cions. »

 Gilles Deleuze, Let­tre à Kuni­ichi Uno, (à pro­pos de son tra­vail avec Félix Guat­tari), 25 juil­let 1984

NotreCorpsUtopique_2013 (s.louis, s.farison, s.baldassarra, l.nicolas, l.valon, e.lafon + ama­teurs) @ElizabethCarecchio

Qu’est-ce que vous faites ensem­ble ? 

Nous chemi­nons ensem­ble, depuis longtemps, en par­al­lèle de nos vies pro­fes­sion­nelles indépen­dantes et de nos vies per­son­nelles. Le col­lec­tif F71 s’est d’abord appuyé  sur l’œuvre et la pen­sée du philosophe Michel Fou­cault pour con­stru­ire une pre­mière trilo­gie : Fou­cault 71, La Prison, Qui suis-je main­tenant ?, puis Notre Corps Utopique. Depuis, nous tra­vail­lons à faire du théâtre à  par­tir de cette « exas­péra­tion de notre sen­si­bil­ité de tous les jours », que nous y avons puisée. 

Nos créa­tions croisent et invi­tent d’autres dis­ci­plines à se mêler au théâtre de manière hybride. Art plas­tique, mar­i­on­nette ou manip­u­la­tion au sens large, pro­jec­tions, musique et tra­vail sonores con­tribuent pleine­ment à nos dra­matur­gies. Nos out­ils sont volon­taire­ment sim­ples et arti­sanaux, à l’opposé d’une tech­nolo­gie écras­ante.  Rétro­pro­jecteurs à trans­par­ents, pinceaux et encre de chine, pédale de  boucle, objets lumineux sont à dis­po­si­tion des inter­prètes qui s’en empar­ent pour con­stru­ire nar­ra­tion et sit­u­a­tions à vue, devant les spec­ta­teurs.

Nous tra­vail­lons aus­si dans des pris­ons, dans des lycées, des col­lèges, ou des con­ser­va­toires. En amont et en aval, nos pro­duc­tions intè­grent une con­stel­la­tion de propo­si­tions artis­tiques, appelées com­muné­ment “actions cul­turelles”. Ces expéri­men­ta­tions sont con­sti­tu­tives de notre tra­vail ensem­ble. Ate­liers, expo­si­tions, pro­jec­tions, ren­con­tres, pro­jets par­tic­i­pat­ifs, petites formes, stim­u­lent et accom­pa­g­nent la créa­tion. La représen­ta­tion n’est pas close sur elle-même, mais inscrite dans un temps et un espace plus larges qui ne sont plus seule­ment les nôtres. Nous voyons cette démarche comme le véri­ta­ble car­bu­rant d’une machine qui fait avancer ensem­ble pub­lic et artistes. 

Le fonc­tion­nement de notre col­lec­tif a évolué avec le temps. Nous ne réal­isons plus de créa­tions toutes ensem­ble en ce moment et les spec­ta­cles ne sont pas tous directe­ment liés aux écrits de Fou­cault, mais nous retrou­vons, dans tous nos travaux, la trace de ce qui nous a con­sti­tuées en col­lec­tif : la pen­sée de Fou­cault, une cer­taine façon de faire du théâtre, une gram­maire com­mune. Nous con­tin­uons de nous pass­er de mains en mains, ces gestes fou­cal­diens, qui peu­vent s’ap­pli­quer à nos pra­tiques d’in­ter­prètes et de met­teures en scène. L’expérience col­lec­tive de nos précé­dents spec­ta­cles et de notre mode de créa­tion, fait aujourd’hui le socle de notre iden­tité esthé­tique et dra­maturgique.

Nous con­tin­uons à nous réu­nir, plus ou moins régulière­ment selon les péri­odes, pour jouer nos spec­ta­cles, par­ler, faire cir­culer les pro­jets, nous rigolons beau­coup aus­si ! Nous tenons à ce que le col­lec­tif reste un out­il mou­vant, adap­té à nos besoins, en ter­mes de pro­duc­tion, mais aus­si d’échanges artis­tiques, de con­seil et regard partagé, nous en inter­ro­geons encore le fonc­tion­nement.

Com­ment vous êtes-vous trou­vées ?

Il y a une quin­zaine d’an­nées, nous nous retrou­vions régulière­ment au Comité de lec­ture du JTN (Jeune Théâtre Nation­al*). C’é­tait un groupe informel, for­mé d’une trentaine d’ac­teurs ; il existe encore aujour­d’hui. Se réu­nis­sait qui voulait, qui était libre, qui avait un intérêt pour ceci ou cela, autour de textes con­tem­po­rains, de pro­jets libres ini­tiés par les comé­di­ens du JTN ou répon­dant à des com­man­des extérieures.

Un jour l’his­to­rien Philippe Artières est arrivé et nous a souf­flé l’idée de tra­vailler sur Michel Fou­cault. Nous étions en 2004, on allait fêter les 20 ans de la mort du philosophe et Philippe Artières cher­chait des per­son­nes qui avaient envie de s’emparer des textes de Michel Fou­cault. L’idée était de pro­pos­er une soirée hors d’un cadre insti­tu­tion­nel, en par­al­lèle du fes­ti­val d’Au­tomne où se tenait par ailleurs plusieurs man­i­fes­ta­tions con­sacrées à Fou­cault (le plas­ti­cien Thomas Hirschhorn expo­sait ses 24h Fou­cault au Palais de Tokyo, Jean Jour­d­heuil présen­tait choses dites, choses vues à la Bastille…).

Nous étions cinq femmes à nous réu­nir depuis plusieurs mois avec l’en­vie de penser et d’éla­bor­er quelque chose ensem­ble, et avons répon­du à cet appel. Aucune d’en­tre nous ne con­nais­sait vrai­ment Michel Fou­cault. Nous avons donc con­sacré un été à lire Fou­cault, notam­ment Dits et Écrits… Et ce fut, pour cha­cune d’en­tre nous, une véri­ta­ble révéla­tion. C’é­tait une année mou­ve­men­tée poli­tique­ment, 2003, annu­la­tion du fes­ti­val d’Av­i­gnon, ce con­texte était par­ti­c­ulière­ment prop­ice à cette ren­con­tre.

Nous avons décou­vert des textes très actuels, bien qu’écrits il y a 30 ou 40 ans, des textes qui nous par­laient vrai­ment du monde d’au­jour­d’hui et surtout de la manière d’y réfléchir en com­mun. Fou­cault par­tic­i­pait ou ini­ti­ait plusieurs col­lec­tifs, il co-sig­nait de nom­breux arti­cles avec d’autres penseurs de son époque.

Le col­lec­tif F71 s’est donc for­mé de manière très empirique. Nous n’avions pas décidé en amont que nous seri­ons un col­lec­tif. Le nom du “col­lec­tif F71” n’est d’ailleurs apparu qu’après notre pre­mier spec­ta­cle : Fou­cault 71 et lorsque nous avons reçu le prix du jury de la 1ère édi­tion du fes­ti­val Impa­tience.

 (*) Le Jeune Théâtre Nation­al est une insti­tu­tion dont la fonc­tion est de faciliter l’in­ser­tion
pro­fes­sion­nelle des élèves sor­tant des grandes écoles publiques français­es. Tous les élèves sor­tant de ces écoles en sont mem­bres de droit pen­dant trois ans.

Que refusez-vous ? qu’affirmez-vous ?

Nous refu­sons de couch­er avec les directeurs de théâtre pour être pro­gram­mées !!! C’est à moitié une boutade et très dans l’air du temps… mais c’est une manière de dire qu’en­core aujour­d’hui, on s’aperçoit que la séduc­tion reste une zone un peu floue et pour­tant très opérante qui n’a mal­heureuse­ment et assez sou­vent, pas grand chose à voir avec les sujets dont nous voudri­ons par­ler. De manière plus générale, nous refu­sons de plaire pour plaire et cela nous coûte par­fois.

Nous refu­sons la sim­pli­fi­ca­tion, le dogme, les idées à sens unique, le nar­cis­sisme, l’en­tre-soi. Nous sommes con­va­in­cues que le pub­lic est par­faite­ment capa­ble de se représen­ter lui-même ce à quoi il est venu assis­ter. Il n’a pas besoin que nous lui disions que penser. Nous affir­mons la poly­sémie, l’ou­ver­ture des sens, la mul­ti­plic­ité des regards : les nôtres comme ceux du pub­lic. Nous affir­mons la con­tra­dic­tion et la joie de penser à plusieurs.

Actuelle­ment la péri­ode est com­pliquée pour les artistes. Femmes et hommes. Nous sommes par­fois som­mées de nous posi­tion­ner face à telle ou telle affaire, tel ou tel pro­pos poli­tique. Nous avons aujour­d’hui la quar­an­taine et avons assisté à la flam­bée des réseaux soci­aux. Nous nous en sommes tenues éloignées pen­dant longtemps. 

La rapid­ité de la cir­cu­la­tion de l’in­for­ma­tion dresse des camps sou­vent binaires. Notre lib­erté d’artiste peut s’en trou­ver mod­i­fiée. Il faut rester aigües, ten­dues, pré­cis­es sur la place que nous occupons et sur la lib­erté, qui doit être celle des artistes, de con­tin­uer à pro­pos­er des choses com­plex­es. Il faut être très vig­i­lantes pour main­tenir la sin­gu­lar­ité de notre pen­sée. C’est à ce moment-là que notre expéri­ence col­lec­tive de l’oeu­vre de Fou­cault nous aide. Il nous pro­pose une optique dif­férente : Observ­er et don­ner à observ­er, ne pas juger mais plutôt se deman­der pourquoi et par quelles suc­ces­sions d’é­tapes, les choses sont comme elles sont. 

Quels sont vos objec­tifs ?

Entretien
Théâtre
Sara Louis
180
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Écrit par Sylvie Martin-Lahmani
Pro­fesseure asso­ciée à la Sor­bonne Nou­velle, Sylvie Mar­tin-Lah­mani s’intéresse à toutes les formes scéniques con­tem­po­raines. Par­ti­c­ulière­ment atten­tive aux...Plus d'info
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