« Deviens ce que tu es » ou la performance du masque

Théâtre
Réflexion

« Deviens ce que tu es » ou la performance du masque

Le 16 Mar 2020
Bouche cousue, actionnisme par Piotr Pavlenski lors du procès des Pussy Riot, 2012. Photo coll. particulière P. Pavlenski.

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Bouche cousue, actionnisme par Piotr Pavlenski lors du procès des Pussy Riot, 2012. Photo coll. particulière P. Pavlenski.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 140 - Les enjeux du masque
140

La per­for­mance, « l’art-action », entre­tient avec le masque une triple rela­tion. Tout d’abord, l’image his­torique de Dada s’imposant, l’on peut penser à ces masques de car­ton d’Hugo Ball, d’où sor­taient de longs hul­ule­ments, des cris, des vocif­éra­tions, ou une puis­sante poésie, puisque de lan­gage réin­ven­té : bla­go blunt bla­go blunt bla­go blunt ! Or, ces sons ne sont pas ceux d’un inter­prète au sens tra­di­tion­nel du terme. Ridicule et enfan­tin, le masque conçu comme cos­tume entier délivre un mes­sage mythique où le comé­di­en doit dis­paraître dans sa sub­jec­tiv­ité.

Aus­si sem­blerait-il, ici en tout cas, que l’on puisse sans mal se référ­er à Niet­zsche dont les rares analy­ses sur le masque sont des plus per­ti­nentes. Pour l’auteur du Zarathous­tra, le masque est avant tout ce qui per­met d’échapper à la sub­jec­tiv­ité de l’acteur. Le masque impose un rôle sans com­pro­mis ni arrange­ment pos­si­ble, pour le dire plus crû­ment le masque est ce qui per­met d’échapper à « l’histrionisme »1. L’acteur masqué se fait la fig­ure hiéra­tique de la parole et du cri qu’il profère : il a tou­jours quelque chose à voir avec la défig­u­ra­tion. Sor­tir du fig­uré pour rejoin­dre le sens pro­pre ; sor­tir du vis­age pour opter pour le tri­om­phe du per­son­nage ou plutôt du très loin­tain appel de celui-ci sur l’acteur. 

L’on peut aus­si songer à Ale­jan­dro Jodor­owsky qui, dans son théâtre de la guéri­son, appelle le « panique » con­tre le « trag­ique »2 ; le panique qui par­court le chemin inverse des anciens con­ser­va­toires, chemin qui est pré­cisé­ment celui du masque.

Le masque du per­formeur rap­pelle par exem­ple que sa nudité n’est sienne qu’à pro­por­tion où aucune réelle iden­ti­fi­ca­tion n’est pos­si­ble ; si Claude Boudeau3 dis­paraît sous son masque de saumon, c’est qu’il s’agit non d’un numéro d’acteur mais d’une incar­na­tion. Et son car­ac­tère non sub­jec­tif, sans recherche d’effets d’aucune sorte, nous per­met de saisir la portée uni­verselle du mes­sage. L’indifférence vague­ment amusée ou sur­prise des buveurs dans ce café d’Athènes entre dans la sig­ni­fi­ca­tion sans qu’on applaud­isse au brio ou que l’on s’identifie au comé­di­en. Actant, il est sujet libre, certes, mais non inter­prète.

La parole de Niet­zsche à l’égard de l’opéra wag­nérien – devenu à Bayreuth un petit théâtre de pacotille et d’allégories vides – nous fait com­pren­dre à l’inverse son goût du masque. Cet ori­en­tal­iste d’un hel­lénisme hors pair le sait bien, lorsque Tris­tan se révulse et que vient le temps de la surenchère gestuelle ou sonore, le mythe s’efface devant la pro­pa­gande. 

Le masque, chez Niet­zsche, dans son refus de toute con­t­a­m­i­na­tion sub­jec­tive, est comme le point aveu­gle vers lequel se ten­dent tous les per­formeurs véri­ta­bles, celui d’être soi, loin de toute sub­jec­tiv­ité.

Peut-être devons-nous éclair­er ce point cru­cial : le sujet, comme sa poly­sémie l’indique, est tou­jours assu­jet­ti. La ruse de la sub­jec­tiv­ité est de faire croire que la sincérité se con­fond avec la vérité ou, plutôt, pour rester dans le vocab­u­laire du penseur de Haute-Enga­dine, de la valeur. Or, pré­cisé­ment elle ne vaut rien, elle est le sim­ple pro­duit de ces endoc­trine­ments sim­plistes qu’on nomme pom­peuse­ment « édu­ca­tion » ou « cul­ture » ou « reli­gion » et de ce con­di­tion­nement social qui fait de ces acteurs des pan­tins aux fils solides, tou­jours en laisse.

Au con­traire, le masque, para­doxale­ment, libère. En faisant taire la sub­jec­tiv­ité, l’assujetti dis­paraît pour laiss­er par­ler le sujet véri­ta­ble, le très enfoui, dont il a fal­lu détru­ire la gangue à coups de marteau pour que tri­om­phent enfin l’enfant et sa lib­erté véri­ta­ble de sujet vail­lant. Le masque, en somme, per­met de devenir ce que l’on est.

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Laurent Devèze
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Laurent Devèze
Philosophe, critique d’art et directeur de l’Institut supérieur des beaux-arts de Besançon Franche-Comté.Plus d'info
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