Les mises en scène de l’artiste coréenne Hayoun Kwon utilisent la réalité virtuelle pour nous inviter à un étrange travail de confrontation de la mémoire. Mémoire collective et individuelle ? Mémoire réelle ou fantasmée ? C’est autour de ces questionnements que ses récits et environnements conçus en animation 3D nouent un dialogue entre situations vécues et interprétations fictives, en révélant une dimension métaphorique accrue, à l’image de Peach Garden, sa nouvelle pièce présentée à l’automne 2019 à New York.
Quand on est une jeune coréenne, on a toujours vécu en présence d’une frontière. Cette frontière bien réelle entre le Nord et le Sud, qui divise son pays depuis bientôt soixante-dix ans, mais aussi cette frontière plus insidieuse qui serpente à l’intérieur comme le prolongement humain, familial, social de cette scission totale à l’échelle collective. Bien qu’elle ait passé de nombreuses années d’études en France, aux Beaux-Arts de Nantes, puis au Fresnoy, Hayoun Kwon a gardé au fond d’elle cette marque d’une réalité prégnante qu’elle a très tôt voulu confronter, dans son travail d’artiste, à de nouvelles lectures, à de nouvelles remémorations, comme pour mieux aiguiser dans un récit neuf sa capacité à y trouver du sens ou à en brouiller les pistes.
Pour cela, Hayoun Kwon s’est très vite lancée dans des exercices de mise en scène, des dispositifs à la fois vidéo et plastiques, se présentant comme une sorte de recherche autour des mécanismes de construction d’une fiction. La Corée, et la fameuse DMZ, la Zone Coréenne Démilitarisée, bande de terre de 248 kilomètres de long sur environ quatre kilomètres de large séparant le Nord du Sud, y trouvait une évidente centralité. Bâtie comme une collection d’installations construisant un lieu-décor, son exposition La Ligne Fictive, en 2013, invitait à une curieuse promenade entre faits réels et redimensionnement fictif en utilisant une multiplicité de supports. Sa pièce Le Village mélangeait ainsi film vidéo et maquette pour déconstruire l’archétype du village de propagande nord-coréen. Mode d’emplois documentait le processus de construction de cette maquette à travers trois photographies.
Photo Innerspace.
Déjà, Hayoun Kwon laissait entrevoir un goût pour le travail d’animations d’images HD (Pan Mun Jom). Un goût qui allait progressivement la guider vers la conception d’environnements immersifs en images 3D. La réalité virtuelle lui apparaît en effet comme un excellent moyen de reconstruire par-dessus des paysages qui, comme cette zone frontière coréenne, ne seraient plus constitués que d’absence ou de vide. Et la mémoire, réelle ou fantasmée, serait comme le carburant des nouveaux récits qui surgiraient de cette confrontation graphique pour tracer de nouvelles lignes de fuite.
489 Years, le tournant VR
489 Years, en 2016, est sa première expérience de dispositif filmique VR. Son titre se réfère au nombre d’années qui seront nécessaires pour retirer toutes les mines de la DMZ. Immergé dans ce qui s’apparente à une visite guidée en mode jeu vidéo, le spectateur accompagne la narration d’un policier racontant son expérience de vie aux abords de la frontière. Un fil d’Ariane qui se retrouve rapidement pris dans les méandres des mutations graphiques d’un cheminement aux multiples dimensions audiovisuelles. Dans ce sillage presque onirique, Hayoun Kwon va progressivement s’éloigner de la matérialisation exclusivement coréenne de son propos, tout en lissant la subtilité esthétique de son travail. Son récit va donc davantage se tourner vers une extrapolation métaphorique de ces notions de frontière, de migration et de mémoire qui la taraudent.
Le récit [d’Hayoun
Kwon] va davantage
se tourner vers
une extrapolation
métaphorique
de ces notions
de frontière, de
migration et de
mémoire qui
la taraudent.
En 2017, en même temps qu’elle présente un film VR à 360°consacré à Paul Gauguin, Le Voyage intérieur de Gauguin, elle peaufine avec la pièce The Bird Lady un environnement d’images d’animation 3D aux humeurs encore plus chatoyantes et… volatiles, puisque ce sont les oiseaux qui occupent le cœur graphique de la matrice. Le dispositif de réalité virtuelle y donne vie à la mémoire d’une histoire que lui avait racontée son ancien professeur de dessin alors qu’elle étudiait aux Beaux- Arts de Nantes. Chargé d’aller dessiner des plans d’un vieux bâtiment à Paris, ce dernier s’était retrouvé dans une pièce remplie d’oiseaux dont les chants mélodieux l’avaient tellement émerveillé qu’il en avait oublié sa tâche. À cette mémoire dorénavant plus enchanteresse, sa création la plus récente – Peach Garden, présentée à l’automne dernier à la Doosan Gallery de New York avant de débarquer en octobre 2020 au CENTQUATRE-PARIS – emboîte le pas. Inspirée des peintures postimpressionnistes d’An Gyeon, peintre coréen du XVe siècle, la pièce accentue le travail sur les mouvements des personnages et les effets de cinématique de The Bird Lady. Une tendance plastique et immersive 3D plus proche du conte de fées, mais où le questionnement de la perception du réel et de l’imaginaire reste plus que jamais en mémoire.