Une affaire de cadrage

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Une affaire de cadrage

Le 28 Juil 2020
Scarlet Tummers, Magali Pinglaut, Vanessa Compagnucci, Aurélie Leporcq, Ariane Rousseau, An Pierlé, dans Sylvia, mise en scène Fabrice Murgia & An Pierlé Quartet, création vidéo Giacinto Caponio, création au Théâtre National Wallonie-Bruxelles, 2018. Photo DR.
Scarlet Tummers, Magali Pinglaut, Vanessa Compagnucci, Aurélie Leporcq, Ariane Rousseau, An Pierlé, dans Sylvia, mise en scène Fabrice Murgia & An Pierlé Quartet, création vidéo Giacinto Caponio, création au Théâtre National Wallonie-Bruxelles, 2018. Photo DR.
Scarlet Tummers, Magali Pinglaut, Vanessa Compagnucci, Aurélie Leporcq, Ariane Rousseau, An Pierlé, dans Sylvia, mise en scène Fabrice Murgia & An Pierlé Quartet, création vidéo Giacinto Caponio, création au Théâtre National Wallonie-Bruxelles, 2018. Photo DR.
Scarlet Tummers, Magali Pinglaut, Vanessa Compagnucci, Aurélie Leporcq, Ariane Rousseau, An Pierlé, dans Sylvia, mise en scène Fabrice Murgia & An Pierlé Quartet, création vidéo Giacinto Caponio, création au Théâtre National Wallonie-Bruxelles, 2018. Photo DR.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 141 - Images en scène
141
d’après un entretien avec Aurélie Leporcq, camerawoman

26 févri­er 2020. J’ai ren­dez-vous avec Aurélie Lep­or­cq au grand café fla­mand De Mark­ten, place Sainte-Cather­ine, à Brux­elles. Après des retrou­vailles chaleureuses, on plonge rapi­de­ment dans le vif du sujet : son tra­vail de cam­er­a­woman, notam­ment au théâtre. Aurélie filme, réalise et pro­duit des films mais elle a suivi une for­ma­tion ini­tiale en pho­togra­phie (au 75) et en image (à l’INSAS). En 2010, elle gagne sa vie en tant qu’assistante caméra dans la pub­lic­ité quand Julien Lam­bert l’appelle pour lui pro­pos­er d’être son assis­tante sur un pro­jet un peu sin­guli­er, une pièce de Jaco Van Dor­mael. Il lui dit : « Oui oui, le réal­isa­teur de ciné­ma, il fait un spec­ta­cle au théâtre mais c’est plutôt comme un film sur scène. » Julien est en pleine créa­tion vidéo et il ne s’en sort pas seul, il ne l’a jamais fait avant de cette manière, tout est à inven­ter. C’est beau­coup de tra­vail, la pre­mière est dans un mois, per­son­ne n’est cer­tain que cela va marcher. Aurélie accepte.

Le spec­ta­cle s’appelle Kiss & Cry, et dire qu’il a marché relève de l’euphémisme : après des débuts hési­tants (quelques dates pro­gram­mées à Mons et Paris puis plus rien pen­dant plusieurs mois), le suc­cès arrive et se main­tient pen­dant dix ans. Tournées dans le monde entier, cen­taines de représen­ta­tions, dizaines de mil­liers de spec­ta­teurs. Le principe de cette créa­tion est sim­ple : Jaco Van Dor­mael veut filmer la danse, mais sans couper les corps ; pas ques­tion pour lui que la caméra ne s’attarde sur un bras ou une jambe quand c’est le corps dans son entièreté qui est en mou­ve­ment. Sa com­pagne, la choré­graphe Michèle Anne De Mey, imag­ine avec lui le procédé suiv­ant : faire danser une main. La caméra devient comme une loupe qui capte en gros plan des images pro­jetées sur un écran, et le théâtre se fait le mak­ing-of d’un film qui se joue sur scène. Un film dont les per­son­nages prin­ci­paux sont des doigts plongés dans des décors en car­ton-pâte.

Cette gageure est aus­si un vrai défi tech­nique. Au début de sa col­lab­o­ra­tion, Aurélie assiste le cam­era­man, Julien, qui filme le spec­ta­cle en direct, sur scène. Après avoir instal­lé en amont l’ordinateur, les câbles qui le relient aux deux caméras, les rails pour les trav­el­lings, l’écran et le vidéo­pro­jecteur, il faut, pen­dant la représen­ta­tion, pré­par­er la deux­ième caméra pen­dant que Julien filme avec la pre­mière, et – sans que le pub­lic ne s’en aperçoive ! – il faut surtout régler en direct les prob­lèmes tech­niques qui ne man­quent jamais de sur­venir avec ces per­fides engins. Nico­las Olivi­er, le créa­teur lumière, se charge aus­si du mon­tage en direct : il suit une par­ti­tion qui indique à quel moment les images de la pre­mière ou de la deux­ième caméra doivent être mon­trées.

Aurélie Leporcq, camerawoman, dans Sylvia de Fabrice Murgia.
Aurélie Lep­or­cq, cam­er­a­woman, dans Sylvia de Fab­rice Mur­gia.

Le plan­ning des représen­ta­tions s’alourdit et Julien ne parvient plus à les con­juguer avec ses activ­ités au ciné­ma. Il pro­pose à Aurélie de repren­dre le cadre et de for­mer une assis­tante pour la sec­on­der. Elle accepte et se retrou­ve sur scène, der­rière la caméra. À Kiss & Cry suc­cédera Cold Blood (2016), égale­ment de Jaco Van Dor­mael, puis Sylvia (2018) de Fab­rice Mur­gia. Dans ces trois spec­ta­cles, les défis tech­niques abon­dent, la con­cen­tra­tion et le sang-froid doivent tou­jours pren­dre le pas sur l’adrénaline. Aurélie explique ain­si que sur Kiss & Cry, l’équipe l’avait surnom­mée « la sage-femme », tant elle est capa­ble de réa­gir posé­ment dans les sit­u­a­tions les plus stres­santes et, rap­pelons-le, effroy­able­ment publiques, puisque les caméras sont sur la scène et que tout est en direct. Elle évoque d’ailleurs avec beau­coup de joie la bonne entente au sein des deux équipes qui sont, dit-elle, comme des familles soudées et sou­tenantes. Toute­fois, elle ajoute qu’il faut sou­vent aus­si tenir tête aux garçons, car les tech­ni­ci­ennes doivent s’arracher une place qui ne leur est en rien promise. « Faire sa place » exige une grande ténac­ité et beau­coup d’énergie inutile­ment dépen­sée, et en tournée tout est à recom­mencer dans chaque nou­veau théâtre et avec chaque nou­velle équipe.

Elle tra­vaille depuis deux ans avec Fab­rice Mur­gia. Avec Sylvia, le défi est dif­férent mais tout aus­si ardu que sur les pro­jets précé­dents. Ici, il s’agit d’un plan-séquence d’une heure et demie en live dans lequel la cadreuse est plongée au cœur de l’action. Pas de rails de trav­el­ling : la cam­er­a­woman sem­ble danser au milieu des comé­di­ennes, machine à l’épaule ou har­nachée d’un sta­bil­isa­teur attaché à une grue. Mais mal­gré cette impli­ca­tion de tout le corps, cette immer­sion com­plète dans l’action, si une image est ratée, il faut pou­voir pass­er à la suiv­ante sans se retourn­er. L’exercice est d’autant plus dif­fi­cile que la par­ti­tion de Sylvia, élaborée par Juli­ette Van Dor­mael, est à taille réelle et non plus à l’échelle de maque­ttes. Le rythme du spec­ta­cle est rapi­de, les scènes s’enchaînent à une cadence effrénée, les comé­di­ennes bougent, dansent, chantent, écla­tent de rire, cri­ent, ges­tic­u­lent, même les décors sont en mou­ve­ment con­stant. La caméra doit tout suiv­re pour capter à chaque instant l’intensité de ce qui se joue sur scène.

Com­ment don­ner
envie au spec­ta­teur
de déplac­er son
regard vers la scène,
étant don­né que les
écrans attirent si
puis­sam­ment notre
regard ? Com­ment
utilis­er les écrans à
bon escient, c’est-à-
dire en fonc­tion d’une
réelle néces­sité,
pour éviter qu’ils ne
fassent fig­ure de
gad­gets ? Com­ment
éviter de sim­ple­ment
filmer ce qu’on peut
déjà voir sur scène ?

Aurélie recon­naît ador­er cette mise en dan­ger et cette con­cen­tra­tion. Elle a le sen­ti­ment de faire par­tie d’un orchestre : sa caméra est un instru­ment et elle doit coller à la par­ti­tion. C’est à Aurélie, qui est au plus près des actri­ces, qu’il incombe de faire val­oir les inten­tions de Juli­ette et de resser­rer le jeu quand les comé­di­ennes s’écartent du script. De plus, la qual­ité de sa présence est cru­ciale au bon déroule­ment du spec­ta­cle : son com­porte­ment, son humeur peu­vent accentuer l’intention du jeu. Elle me donne un exem­ple : dans une scène de dis­pute entre Sylvia Plath et son mari, Ted Hugh­es, Aurélie se tient entre les deux pro­tag­o­nistes, et quand Sylvia se fâche con­tre Ted, c’est en réal­ité la caméra qu’elle attaque. Si la cadreuse se sent vul­nérable et se recro­queville, la comé­di­enne ne pour­ra pas tenir l’énergie dont elle a besoin pour que la scène s’accomplisse. Il est donc cru­cial qu’Aurélie aus­si joue et invite la comé­di­enne à dévers­er son fiel et son agres­siv­ité.

De fait, la présence de la caméra sur scène a un impact très fort sur le jeu. Dans cette scène de dis­pute, la comé­di­enne ne joue pas tant pour un pub­lic que devant une caméra – son jeu relève donc plus du ciné­ma que du théâtre, et l’on sait à quel point ces deux dis­ci­plines sont dif­férentes du point de vue de l’interprétation. À tout moment, les comé­di­ennes doivent être capa­bles de jon­gler entre ces deux formes, et sou­vent même de les inté­gr­er en dou­blant leurs points d’ancrage pour diriger leur jeu non seule­ment vers le pub­lic, mais aus­si vers la caméra. Si une actrice s’accroupit, elle doit le faire douce­ment et s’arrêter au bon endroit pour que la caméra puisse la suiv­re, mais en même temps le geste qu’elle accom­plit doit sem­bler spon­tané aux spec­ta­teurs. Le tra­vail est organique – surtout quand la caméra est à l’épaule, par­fois même impro­visé, et à la fois très ser­ré et très écrit.

Aurélie tra­vaille actuelle­ment à un nou­veau pro­jet, À pro­pos d’Artaud (et autres inter­views télévisées), avec la Troupe du Pos­si­ble, un groupe de théâtre ama­teur inclusif qui intè­gre des per­son­nes en fragilité psy­chologique. La pre­mière est prévue pour le 4 juin 2020 au Théâtre 140. Le spec­ta­cle, inspiré des émis­sions lit­téraires des années 1980 comme Apos­tro­phes, nous présente un stu­dio de télévi­sion dans lequel des postes sont dis­séminés pour don­ner des retours vidéos, afin que les régis­seurs (eux-mêmes des comé­di­ens) puis­sent con­trôler ce qui se passe en direct. Pas de grand écran ici, mais une mosaïque de petits moni­teurs qui com­plè­tent ce qui se passe sur scène.


La caméra per­met
l’intimité : grâce

au gros plan, les
comédien.nes
peu­vent tout à coup

mobilis­er une palette
d’émotions qui leur
était inac­ces­si­ble,
car invis­i­ble au pub­lic.

Il devient pos­si­ble de
jouer l’extrêmement
fin, la sug­ges­tion
et l’évocation

dans des mesures
jusque-là réservées
au seul ciné­ma.

C’est ain­si que Farid Ousamgame, le met­teur en scène, et Aurélie ont répon­du à la ques­tion essen­tielle de ce type de spec­ta­cle, celle de la com­plé­men­tar­ité entre scène et écran : com­ment don­ner envie au spec­ta­teur de déplac­er son regard vers la scène, étant don­né que les écrans attirent si puis­sam­ment notre regard ? Com­ment utilis­er les écrans à bon escient, c’est-à-dire en fonc­tion d’une réelle néces­sité, pour éviter qu’ils ne fassent fig­ure de gad­gets ? Com­ment éviter de sim­ple­ment filmer ce qu’on peut déjà voir sur scène ?

Aurélie dégage plusieurs axes : dans À pro­pos d’Artaud, les trans­mis­sions font par­tie du décor même et pas de la dra­maturgie. En d’autres ter­mes, les images dif­fusées sur les télés com­plè­tent l’action mais ne per­me­t­tent pas de suiv­re la nar­ra­tion qui se pro­duit sur scène. Dans les autres spec­ta­cles dont j’ai par­lé ici, les caméras sont au cœur de l’esthétique de la pièce et per­me­t­tent des effets qui lui sont indis­pens­ables. Par­fois, elles agis­sent comme une loupe en con­cen­trant le regard sur de toutes petites choses que le pub­lic ne pour­rait pas voir sans caméra, comme c’est le cas pour les choré­gra­phies des mains par Michèle Anne De Mey. Elles ren­dent aus­si pos­si­ble le hors-champ, élar­gis­sant le domaine du jeu à des ter­ri­toires jusque-là inac­ces­si­bles, comme les couliss­es. De plus, elles offrent un axe visuel très pré­cis au spec­ta­teur qui peut pro­pos­er une vision, une inten­tion claire mal­gré une mise en scène par­fois touf­fue, comme c’est le cas dans Sylvia. Il est égale­ment pos­si­ble de réalis­er des effets spé­ci­aux. Par exem­ple, dans Kiss & Cry, la caméra fait ren­tr­er la spec­ta­trice dans une petite maque­tte de mai­son dans laque­lle danse un homme. Le danseur est en réal­ité en bout de scène, et s’il mesure 1m80, il appa­raît tout petit dans l’œil de la caméra, donc par­faite­ment adap­té aux dimen­sions de la mai­son. Surtout, la caméra per­met l’intimité : grâce au gros plan, les comédien.nes peu­vent tout à coup mobilis­er une palette d’émotions qui leur était inac­ces­si­ble, car invis­i­ble au pub­lic. Il devient pos­si­ble de jouer l’extrêmement fin, la sug­ges­tion et l’évocation dans des mesures jusque-là réservées au seul ciné­ma.

Le ren­dez-vous a été pas­sion­nant. Je dois dire que j’ai sou­vent des réserves quant à l’utilisation de l’image sur scène, mais sans pou­voir tou­jours m’en expli­quer le pourquoi. Aurélie, au plus proche des comédien.nes et des machines, me fait entrevoir les pos­si­bles insoupçon­nés et l’élargissement rad­i­cal des hori­zons qu’ouvre la tech­nolo­gie.

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Aurélie Leporcq
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Caroline Godart
Caroline Godart est dramaturge, autrice et enseignante. Elle accompagne des artistes de la scène tout...Plus d'info
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