d’après un entretien avec Aurélie Leporcq, camerawoman
26 février 2020. J’ai rendez-vous avec Aurélie Leporcq au grand café flamand De Markten, place Sainte-Catherine, à Bruxelles. Après des retrouvailles chaleureuses, on plonge rapidement dans le vif du sujet : son travail de camerawoman, notamment au théâtre. Aurélie filme, réalise et produit des films mais elle a suivi une formation initiale en photographie (au 75) et en image (à l’INSAS). En 2010, elle gagne sa vie en tant qu’assistante caméra dans la publicité quand Julien Lambert l’appelle pour lui proposer d’être son assistante sur un projet un peu singulier, une pièce de Jaco Van Dormael. Il lui dit : « Oui oui, le réalisateur de cinéma, il fait un spectacle au théâtre mais c’est plutôt comme un film sur scène. » Julien est en pleine création vidéo et il ne s’en sort pas seul, il ne l’a jamais fait avant de cette manière, tout est à inventer. C’est beaucoup de travail, la première est dans un mois, personne n’est certain que cela va marcher. Aurélie accepte.
Le spectacle s’appelle Kiss & Cry, et dire qu’il a marché relève de l’euphémisme : après des débuts hésitants (quelques dates programmées à Mons et Paris puis plus rien pendant plusieurs mois), le succès arrive et se maintient pendant dix ans. Tournées dans le monde entier, centaines de représentations, dizaines de milliers de spectateurs. Le principe de cette création est simple : Jaco Van Dormael veut filmer la danse, mais sans couper les corps ; pas question pour lui que la caméra ne s’attarde sur un bras ou une jambe quand c’est le corps dans son entièreté qui est en mouvement. Sa compagne, la chorégraphe Michèle Anne De Mey, imagine avec lui le procédé suivant : faire danser une main. La caméra devient comme une loupe qui capte en gros plan des images projetées sur un écran, et le théâtre se fait le making-of d’un film qui se joue sur scène. Un film dont les personnages principaux sont des doigts plongés dans des décors en carton-pâte.
Cette gageure est aussi un vrai défi technique. Au début de sa collaboration, Aurélie assiste le cameraman, Julien, qui filme le spectacle en direct, sur scène. Après avoir installé en amont l’ordinateur, les câbles qui le relient aux deux caméras, les rails pour les travellings, l’écran et le vidéoprojecteur, il faut, pendant la représentation, préparer la deuxième caméra pendant que Julien filme avec la première, et – sans que le public ne s’en aperçoive ! – il faut surtout régler en direct les problèmes techniques qui ne manquent jamais de survenir avec ces perfides engins. Nicolas Olivier, le créateur lumière, se charge aussi du montage en direct : il suit une partition qui indique à quel moment les images de la première ou de la deuxième caméra doivent être montrées.
Le planning des représentations s’alourdit et Julien ne parvient plus à les conjuguer avec ses activités au cinéma. Il propose à Aurélie de reprendre le cadre et de former une assistante pour la seconder. Elle accepte et se retrouve sur scène, derrière la caméra. À Kiss & Cry succédera Cold Blood (2016), également de Jaco Van Dormael, puis Sylvia (2018) de Fabrice Murgia. Dans ces trois spectacles, les défis techniques abondent, la concentration et le sang-froid doivent toujours prendre le pas sur l’adrénaline. Aurélie explique ainsi que sur Kiss & Cry, l’équipe l’avait surnommée « la sage-femme », tant elle est capable de réagir posément dans les situations les plus stressantes et, rappelons-le, effroyablement publiques, puisque les caméras sont sur la scène et que tout est en direct. Elle évoque d’ailleurs avec beaucoup de joie la bonne entente au sein des deux équipes qui sont, dit-elle, comme des familles soudées et soutenantes. Toutefois, elle ajoute qu’il faut souvent aussi tenir tête aux garçons, car les techniciennes doivent s’arracher une place qui ne leur est en rien promise. « Faire sa place » exige une grande ténacité et beaucoup d’énergie inutilement dépensée, et en tournée tout est à recommencer dans chaque nouveau théâtre et avec chaque nouvelle équipe.
Elle travaille depuis deux ans avec Fabrice Murgia. Avec Sylvia, le défi est différent mais tout aussi ardu que sur les projets précédents. Ici, il s’agit d’un plan-séquence d’une heure et demie en live dans lequel la cadreuse est plongée au cœur de l’action. Pas de rails de travelling : la camerawoman semble danser au milieu des comédiennes, machine à l’épaule ou harnachée d’un stabilisateur attaché à une grue. Mais malgré cette implication de tout le corps, cette immersion complète dans l’action, si une image est ratée, il faut pouvoir passer à la suivante sans se retourner. L’exercice est d’autant plus difficile que la partition de Sylvia, élaborée par Juliette Van Dormael, est à taille réelle et non plus à l’échelle de maquettes. Le rythme du spectacle est rapide, les scènes s’enchaînent à une cadence effrénée, les comédiennes bougent, dansent, chantent, éclatent de rire, crient, gesticulent, même les décors sont en mouvement constant. La caméra doit tout suivre pour capter à chaque instant l’intensité de ce qui se joue sur scène.
Comment donner
envie au spectateur
de déplacer son
regard vers la scène,
étant donné que les
écrans attirent si
puissamment notre
regard ? Comment
utiliser les écrans à
bon escient, c’est-à-
dire en fonction d’une
réelle nécessité,
pour éviter qu’ils ne
fassent figure de
gadgets ? Comment
éviter de simplement
filmer ce qu’on peut
déjà voir sur scène ?
Aurélie reconnaît adorer cette mise en danger et cette concentration. Elle a le sentiment de faire partie d’un orchestre : sa caméra est un instrument et elle doit coller à la partition. C’est à Aurélie, qui est au plus près des actrices, qu’il incombe de faire valoir les intentions de Juliette et de resserrer le jeu quand les comédiennes s’écartent du script. De plus, la qualité de sa présence est cruciale au bon déroulement du spectacle : son comportement, son humeur peuvent accentuer l’intention du jeu. Elle me donne un exemple : dans une scène de dispute entre Sylvia Plath et son mari, Ted Hughes, Aurélie se tient entre les deux protagonistes, et quand Sylvia se fâche contre Ted, c’est en réalité la caméra qu’elle attaque. Si la cadreuse se sent vulnérable et se recroqueville, la comédienne ne pourra pas tenir l’énergie dont elle a besoin pour que la scène s’accomplisse. Il est donc crucial qu’Aurélie aussi joue et invite la comédienne à déverser son fiel et son agressivité.
De fait, la présence de la caméra sur scène a un impact très fort sur le jeu. Dans cette scène de dispute, la comédienne ne joue pas tant pour un public que devant une caméra – son jeu relève donc plus du cinéma que du théâtre, et l’on sait à quel point ces deux disciplines sont différentes du point de vue de l’interprétation. À tout moment, les comédiennes doivent être capables de jongler entre ces deux formes, et souvent même de les intégrer en doublant leurs points d’ancrage pour diriger leur jeu non seulement vers le public, mais aussi vers la caméra. Si une actrice s’accroupit, elle doit le faire doucement et s’arrêter au bon endroit pour que la caméra puisse la suivre, mais en même temps le geste qu’elle accomplit doit sembler spontané aux spectateurs. Le travail est organique – surtout quand la caméra est à l’épaule, parfois même improvisé, et à la fois très serré et très écrit.
Aurélie travaille actuellement à un nouveau projet, À propos d’Artaud (et autres interviews télévisées), avec la Troupe du Possible, un groupe de théâtre amateur inclusif qui intègre des personnes en fragilité psychologique. La première est prévue pour le 4 juin 2020 au Théâtre 140. Le spectacle, inspiré des émissions littéraires des années 1980 comme Apostrophes, nous présente un studio de télévision dans lequel des postes sont disséminés pour donner des retours vidéos, afin que les régisseurs (eux-mêmes des comédiens) puissent contrôler ce qui se passe en direct. Pas de grand écran ici, mais une mosaïque de petits moniteurs qui complètent ce qui se passe sur scène.
La caméra permet
l’intimité : grâce
au gros plan, les
comédien.nes
peuvent tout à coup
mobiliser une palette
d’émotions qui leur
était inaccessible,
car invisible au public.
Il devient possible de
jouer l’extrêmement
fin, la suggestion
et l’évocation
dans des mesures
jusque-là réservées
au seul cinéma.
C’est ainsi que Farid Ousamgame, le metteur en scène, et Aurélie ont répondu à la question essentielle de ce type de spectacle, celle de la complémentarité entre scène et écran : comment donner envie au spectateur de déplacer son regard vers la scène, étant donné que les écrans attirent si puissamment notre regard ? Comment utiliser les écrans à bon escient, c’est-à-dire en fonction d’une réelle nécessité, pour éviter qu’ils ne fassent figure de gadgets ? Comment éviter de simplement filmer ce qu’on peut déjà voir sur scène ?
Aurélie dégage plusieurs axes : dans À propos d’Artaud, les transmissions font partie du décor même et pas de la dramaturgie. En d’autres termes, les images diffusées sur les télés complètent l’action mais ne permettent pas de suivre la narration qui se produit sur scène. Dans les autres spectacles dont j’ai parlé ici, les caméras sont au cœur de l’esthétique de la pièce et permettent des effets qui lui sont indispensables. Parfois, elles agissent comme une loupe en concentrant le regard sur de toutes petites choses que le public ne pourrait pas voir sans caméra, comme c’est le cas pour les chorégraphies des mains par Michèle Anne De Mey. Elles rendent aussi possible le hors-champ, élargissant le domaine du jeu à des territoires jusque-là inaccessibles, comme les coulisses. De plus, elles offrent un axe visuel très précis au spectateur qui peut proposer une vision, une intention claire malgré une mise en scène parfois touffue, comme c’est le cas dans Sylvia. Il est également possible de réaliser des effets spéciaux. Par exemple, dans Kiss & Cry, la caméra fait rentrer la spectatrice dans une petite maquette de maison dans laquelle danse un homme. Le danseur est en réalité en bout de scène, et s’il mesure 1m80, il apparaît tout petit dans l’œil de la caméra, donc parfaitement adapté aux dimensions de la maison. Surtout, la caméra permet l’intimité : grâce au gros plan, les comédien.nes peuvent tout à coup mobiliser une palette d’émotions qui leur était inaccessible, car invisible au public. Il devient possible de jouer l’extrêmement fin, la suggestion et l’évocation dans des mesures jusque-là réservées au seul cinéma.
Le rendez-vous a été passionnant. Je dois dire que j’ai souvent des réserves quant à l’utilisation de l’image sur scène, mais sans pouvoir toujours m’en expliquer le pourquoi. Aurélie, au plus proche des comédien.nes et des machines, me fait entrevoir les possibles insoupçonnés et l’élargissement radical des horizons qu’ouvre la technologie.