Avec la compagnie Plexus Polaire que tu diriges depuis 2008, vous avez prévu de créer MobyDickau Festival d’Avignon en juillet 2020, malheureusement annulé pour cause de pandémie. Vous avez réalisé plusieurs étapes de travail en 2019 et 2020, autour de la scénographie, de la création vidéo, musicale et marionnettique, de la dramaturgie textuelle et visuelle… Après avoir adapté des auteurs contemporains pour Cendres1 et Chambre noire2, pourquoi avoir choisi ce roman épique et philosophique de Melville, ce monstre littéraire qui parle du fabuleux monstre blanc ?
YA Moby Dick, c’est un roman qui me hante depuis longtemps, une de ces histoires qui s’incrustent dans la colonne vertébrale… Il y a quelque chose de magnétique dans ce roman, où chaque phrase raconte quelque chose de plus grand que soi. J’aime beaucoup cette citation de Melville : « Les vrais lieux ne sont jamais marqués dans aucune carte. »
C’est bien sûr une aventure – en surface en tout cas – , mais ce qui m’intéresse particulièrement, c’est de savoir comment Melville utilise cette histoire de chasse à la baleine pour pénétrer le fond de l’âme humaine, grâce à son style et à son choix de narration. C’est comme une plongée dans les parties obscures de l’être humain, aussi inconnues et mystérieuses que la mer.
Ce projet de création est-il proche de Chambre noire, où tu mêlais déjà les arts de la marionnette et les images projetées, entre autres…
YA Oui, cette création s’inscrit dans le cadre de mes recherches. Avec Chambrenoireet Cendres, je me suis intéressée à la force des images, aux émotions, à la musique et à la multitude de chemins qui nous sont offerts pour comprendre. Comment faire pour permettre au corps entier de percevoir une histoire ? Je suis sûre que nous comprenons certaines choses par les mots et d’autres par ce qui n’est pas dit, par ce qui est entre, par les choses qui ne sont pas nommées ou qui n’ont pas de nom… J’essaie de garder une place pour ces « non-dits » dans ma narration. Je souhaite aller plus loin pour faire cohabiter les mots avec les effets visuels, inventer un langage plus étendu porté par des acteurs et des marionnettes.
C’était parfaitement réussi dans Chambre noire. Tu as réussi à écrire un spectacle en mots, en images et en musique sans hiérarchie entre les disciplines : une dramaturgie complexe au service d’une œuvre passionnante (La Faculté des rêves de Sara Stridsberg), une œuvre d’art total !
YA C’est en tout cas ce que j’essaie de faire… La marionnette est évidemment centrale dans mon travail. Mais je travaille avec de nombreux éléments tous égaux dans la narration. C’est la rencontre entre ces différentes expressions artistiques qui permet le jaillissement de quelque chose de plus grand. Moby Dick me permet de poursuivre cette recherche. Avec ce roman, il est possible d’explorer certaines choses qui se déroulent à fleur d’eau, et d’autres qui se passent en dessous, dans une mer sans fond dont on ignore presque tout.
La mer abyssale de Melville est habitée par des cachalots spectaculaires et hantée par de nombreux cadavres. La mort rôde.
YA C’est vrai, il y a beaucoup de morts dans ce roman, mais aussi de nombreuses espèces extraordinaires. On connaît très peu cet écosystème qui est pourtant le plus vaste du monde. Moby Dick, c’est autant une expédition baleinière qu’une réflexion sur le mystère de la vie.
En réfléchissant à ton adaptation du roman métaphysique de Melville, écrit en 1851, je pense à Maeterlinck qui préconisait le recours aux marionnettes et aux projections, voire à l’éviction du vivant sur scène. Dans ses Menus propos sur le théâtre3 ou encore dans Le Tragique quotidien4, ce dramaturge de l’invisible songeait à la manière de « rendre perceptible le chant mystérieux de l’infini, le silence menaçant des âmes… ».