Regardez. Ici, Mülheim an der Ruhr. A Piece of Land. Deux bateaux-mouches dans le cadre, à la nuit tombée. Des projections, un groupe de métal hurlant sur l’eau, des bulldozers, une ruée de Hells Angels. Des cris gutturaux, des moteurs de machine se mélangent pour une curieuse cérémonie expiatoire, tandis que des habitant.e.s, depuis les foyers, jouent à allumer et éteindre leurs lumières. La rue se détraque à l’instant où tous les usager.e.s s’activent à la fois. C’est Anna Rispoli qui chorégraphie le paysage et réalise une compression énergétique de la situation, « de tout ce qui s’est dit et pas dit »1 car un débat public passionné fait rage depuis des mois. Les docks sont en transition et glissent de leur fonction économique vers une fonction récréative standardisée. Des bâtiments vont être détruits. Une stratégie de marketing territorial élimine progressivement les usages sauvages et libres qui se sont instaurés dans la faille de la transition. Paysage attaqué qu’Anna met en transe. Let’s have picnics among the ruins.
Quand Anna Rispoli débarque, elle perfore l’écran, montre ce qu’on tait, elle prend comme ça la barre de fer du pouvoir et elle la tord et elle la secoue avec d’autres mains qui sont là et que le pouvoir n’a pas serrées. Elle rend cet « autre » qui a été effacé, invisibilisé et écrasé, vivant. Elle rend : elle venge. Elle fait cela avec de l’amour dedans. En prêtant attention à « qui est là », par une écoute et par une attention préalable qui manque partout. Elle fait cela dans le réel, le plus proche possible du lieu du crime. Elle fait cela comme une chorégraphie mais une chorégraphie « concrète » d’immeubles, de bateaux et de toutes sortes de sources de lumières.
Elle prend un lieu, un espace, elle l’encadre pour qu’on le regarde avec elle, comme une scène de théâtre retracée dans le réel et il y fait crépiter le feu qu’on y étouffe. C’est une sorte de « dédrama » : une dédramatisation, un démantèlement, une déconstruction, une mise à l’air de la politique locale et de ses machinations. Elle baisse cinq minutes le pantalon du rouleau compresseur. C’est un shoot de réel avant que l’écran ne réimpose sa trame. Elle réalise quelque chose de l’exploit, au sens épique. Elle crée de l’histoire. Elle ne travaille pas dans l’espace public, elle crée de l’espace public qui a été disloqué, qu’on a « effondré. » Ses propositions ont toujours quelque chose d’exceptionnel ou d’un peu merveilleux, qui relève de l’hybris, parce que ces actes de bravoure sont réalisés en collectif avec qui vit là, faisant ou subissant le paysage. Il y a des adjuvant.e.s comme dans le conte de fée, et Anna leur donne rendez-vous pour sentir des bascules de vie possibles.
Regardez ainsi par là. Waterfront d’Abu Dhabi. Five Attempts to Speak with an Alien. Anna affrète une croisière pour un city-trip lors duquel une voix tente de renouer un dialogue avec l’architecture locale, baptisée par les spécialistes « alienated modernism », et qui s’est quelque peu autonomisée de l’humain. La croisière est une tentative pour se remettre en contact avec cette forme d’intelligence et voir si le coup peut être rattrapé. Dans ces forêts de gratte-ciel ultra-sécurisés, les moments d’échange sont en bulles sociales, on ne rencontre d’autres humain.e.s que si on les connaît déjà. Une résistance facétieuse, une patiente infiltration dans un service de management d’éclairage de façades de skyscrapers ont tout de même permis quelques minutes de black-out. Regardez, Waterfront d’Abu Dhabi, Anna a organisé une extinction des feux. Comique et tendre percée de l’humain, spectacle à la lampe de poche gigantesque. À l’inverse, dans Vorrei tanto tornare a casa, elle invite carrément les 500 résident.e.s d’une tour HLM à activer maintenant leur système d’éclairage domestique pour une performance lumineuse. La Tour devient une sorte de fanfare amateure de lumière.