Fictionnaliser la vie

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Fictionnaliser la vie

À propos de l’autrice, interprète et metteuse en scène Florence Minder

Le 15 Déc 2020
Ninon Borseï et Florence Minder dans Faire quelque chose (C’est le faire, non ?), mise en scène Florence Minder, création à Mars – Mons arts de la scène (Mons), septembre 2020. Photo Hubert Amiel.
Ninon Borseï et Florence Minder dans Faire quelque chose (C’est le faire, non ?), mise en scène Florence Minder, création à Mars – Mons arts de la scène (Mons), septembre 2020. Photo Hubert Amiel.

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Ninon Borseï et Florence Minder dans Faire quelque chose (C’est le faire, non ?), mise en scène Florence Minder, création à Mars – Mons arts de la scène (Mons), septembre 2020. Photo Hubert Amiel.
Ninon Borseï et Florence Minder dans Faire quelque chose (C’est le faire, non ?), mise en scène Florence Minder, création à Mars – Mons arts de la scène (Mons), septembre 2020. Photo Hubert Amiel.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 132 - Bruxelles, ce qui s'y trame
142

Flo­rence Min­der con­naît un large suc­cès en Bel­gique et en France ces dernières années, notam­ment avec son spec­ta­cle SAISON 11, créé en jan­vi­er 2017 au Théâtre Nation­al à Brux­elles. Auda­cieuse, pas­sion­née, l’autrice et met­teuse en scène suisse, instal­lée à Brux­elles, ne cesse de réin­ven­ter son tra­vail scénique. Comé­di­enne épous­tou­flante, elle joue, écrit et com­pose des per­for­mances théâ­tralo-choré­graphiques poé­tiques et loufo­ques, mât­inées de pen­sée philosophique, mine de rien…2

Dans SAISON 1, elle s’est intéressée à la logique d’écriture des séries télévisées. Conçu comme une ode con­tem­po­raine à notre addic­tion à la fic­tion, SAISON 1 se jouait des codes du sto­ry­telling : poids des mots, choc des images, force de l’incarnation et du lan­gage cor­porel. La Suissesse se demandait alors com­ment théâ­tralis­er les effets de la série télévi­suelle et si une série théâ­trale pou­vait être aus­si effi­cace qu’une série télévi­suelle. Elle y répondait en partageant la scène avec deux inter­prètes inouïs, l’actrice Sophie Séné­caut, à la présence sen­si­ble et explo­sive, et le très élé­gant danseur Pas­cal Merighi. Elle explo­rait avec humour et acid­ité notre rap­port intu­itif à la réal­ité, notre besoin (obses­sion­nel ou pas) de la fic­tion­nalis­er et d’utiliser les his­toires comme out­il de pou­voir, mécan­isme de survie, entre­prise dés­espérée de com­mu­ni­ca­tion ou acte d’amour.

Florence Minder dans Saison 1, mise en scène Florence Minder, création au Théâtre National (Bruxelles), janvier 2017. Photo Valérianne Poidevin.
Flo­rence Min­der dans Sai­son 1, mise en scène Flo­rence Min­der, créa­tion au Théâtre Nation­al (Brux­elles), jan­vi­er 2017. Pho­to Valéri­anne Poidevin.

Son dernier pro­jet, créé à l’automne 2020, Faire quelque chose (c’est le faire, non?)3, a pris pour point de départ le phénomène de la catal­yse en chimie. Sur le plan sci­en­tifique, les cataly- seurs sont sources d’accélération des proces­sus et de pro­duc­tion d’énergies inat­ten­dues. Ent­hou­si­as­mée par ce phénomène vertueux, Flo­rence Min­der l’a appliqué à son champ dra­ma­tique en se deman­dant s’il exis­tait des catal­y­seurs fic­tion­nels : « Quelles réper­cus­sions directes ont-ils sur nos capac­ités d’action ? Lesquels nous immo­bilisent, lesquels nous met­tent en mou- vement ? […] Dans les sociétés néolibérales, on par­le beau­coup de la volon­té indi­vidu­elle comme moteur de change­ment, mais je ne suis pas con­va­in­cue que ce soit l’unique manière de voir les choses. Les change­ments de cap, les rup­tures, les bas­cule­ments ne sont pas tou­jours le fruit de mûres réflex­ions, ce sont même rarement des déci­sions con­scientes et volon­taires. Il s’agit plutôt de néces­sité et de survie physique ou men­tale. […] La notion du pas­sage à l’action est très con­di­tion­née par nos peurs. La pièce doit être une douce invi­ta­tion à bouger, fluctuer, s’ouvrir, et à se posi­tion­ner par rap­port à une représen­ta­tion du réel. »4

Pour répon­dre à cette ques­tion essen­tielle, l’autrice a filé plusieurs pistes dont l’une est livrée par le pédopsy­chi­a­tre suisse Jean-Claude Métraux, auteur de La migra­tion comme métaphore (2011) et con­sul­tant sur ce pro­jet de créa­tion. D’après lui, tous les êtres humains expéri­mentent le phénomène de la « migra­tion » sur les plans géo­graphiques, pro­fes­sion­nels, soci­aux ou encore sex­uels, et s’en remet­tent pro­gres­sive­ment au cours de phas­es de deuil plus ou moins longues, indi­vidu­elles ou col­lec­tives. « L’élaboration du deuil cor­re­spond générale­ment à la con­struc- tion d’un nou­veau réc­it dans lequel l’individu ou le col­lec­tif trou­ve un sens. Pour qu’une action col­lec­tive voie le jour, il faut que ceux qui la por­tent puis­sent adhér­er à un réc­it com­mun », explique Flo­rence Min­der.

Forte de cette intu­ition, elle a fait le choix d’une fic­tion chorale, forme que l’on retrou­ve fréquem­ment au ciné­ma (comme dans Short Cuts ou Mag­no­lia), et plus rarement chez des auteurs de théâtre (comme l’argentin Rafael Spregel­burd). Ce mode de nar­ra­tion lui per­met de met­tre l’accent sur les com­porte­ments des per­son­nages plutôt que sur le ressort d’une intrigue et lui pose toute une série de ques­tions d’écriture et de mise en scène exci­tantes, mais qui ne sont pas résolues par l’art du mon­tage comme c’est le cas au ciné­ma. Pour illus­tr­er ce réc­it choral, la met­teuse en scène n’a pas opté pour une scéno­gra­phie éclatée, plurielle, à la manière de Simon Stone (par exem­ple dans La Trilo­gie de la vengeance), mais souhaité tout représen­ter sur un plateau unique où les réc­its coex­is­tent. Le défi pour la met­teuse en scène, avec Simon Sieg­mann à la scéno­gra­phie, Jan Maertens aux lumières, Pierre-Alexan­dre Lam­pert à la créa­tion sonore et Marie Szer­snovicz aux cos­tumes, a été d’imaginer le meilleur moyen de faire exis­ter simul­tané­ment dif­férentes sit­u­a­tions, et de jouer, avec l’apparition et la dis­pari- tion des per­son­nages, les coprésences.

Avec Faire quelque chose (C’est le faire, non?), l’interprète-metteuse en scène répond à ses objec­tifs ambitieux en se nour­ris­sant de ses obses­sions : présen­ter des spec­ta­cles dont la forme répond au fond, et nour­rir ses réc­its d’art et de corps, de poli­tique et de philoso­phie.5


  1. Créa­tion de Flo­rence Min­der, avec Pas­cal Merighi, Sophie Séné­caut et Flo­rence Min­der, et Man­ah Depauw à la dra­maturgie. ↩︎
  2. Flo­rence Min­der a reçu le Prix SACD 2018 pour l’ensemble de son tra­vail. ↩︎
  3. Ce pro­jet – qui béné­fi­cie d’un finance­ment du « 4 par 4 », c’est-à-dire du sou­tien de qua­tre struc­tures impor­tantes en Bel­gique : le Théâtre Varia à Brux­elles, les Théâtres de Liège, de Namur et MARS à Mons – est égale­ment soutenu tout au long du proces­sus de créa­tion par l’Ancre à Charleroi, la Scène Nationale de Dieppe en France, et en recherche dra­maturgique par La Bel­lone à Brux­elles. ↩︎
  4. La plu­part des cita­tions sont tirées d’un entre­tien que j’ai réal­isé avec Flo­rence Min­der, à pro­pos du proces­sus de créa­tion de Faire quelque chose (C’est le faire, non?) qui avait pour titre d’origine Une fic­tion lucide, opti­miste,
    non-exclu­ante et tra­gi-comique. La ver­sion com­plète de cet entre­tien est à lire sur le blog d’Alternatives théâ­trales. ↩︎
  5. De Robert Alt­man à Don­na Har­away en pas­sant par Bruno Latour, vous pou­vez retrou­ver une par­tie de ses nom­breuses sources d’inspiration sur le site d’ARNIKA-BE. ↩︎

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Florence Minder
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Sylvie Martin-Lahmani
Professeure associée à la Sorbonne Nouvelle, Sylvie Martin-Lahmani s’intéresse à toutes les formes scéniques contemporaines....Plus d'info
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