Des frontières brouillées. Création artistique et perspectives pédagogiques

Théâtre
Réflexion

Des frontières brouillées. Création artistique et perspectives pédagogiques

Le 21 Juil 2021
São Paulo através do espelho, intervention et performance urbaine, Coletivo Teatro Dodecafônico, São Paulo : Avenida Paulista, 2012. Photo : Cacá Bernardes.
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São Paulo através do espelho, intervention et performance urbaine, Coletivo Teatro Dodecafônico, São Paulo : Avenida Paulista, 2012. Photo : Cacá Bernardes.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 143 - Scènes du Brésil
143

Seiz­ième siè­cle, début de la coloni­sa­tion por­tu­gaise sur les ter­res brésili­ennes. Les prêtres de la Com­pag­nie de Jésus, qui cherchent à incul­quer la foi chré­ti­enne aux peu­ples de la forêt, utilisent les représen­ta­tions théâ­trales comme pre­mier instru­ment de catéchèse.
Inspirées des moral­ités médié­vales, les pièces mélangeaient le por­tu­gais, l’espagnol et le tupi – l’une des langues autochtones – et l’opposition Dieu-Dia­ble con­sti­tu­ait le cen­tre de la dra­maturgie. Leur pré­ten­tion, par rap­port aux peu­ples indigènes, était « d’anéantir toute leur sin­gu­lar­ité, d’abolir en eux tout ce qui les dif­féren­cie des Européens »1 au prof­it du pro­jet colo­nial.
C’est ain­si qu’est né, avec un car­ac­tère péd­a­gogique, ou plutôt éminem­ment didac­tique, ce qui allait être légitimé comme « le » théâtre au Brésil. Nous pro­posons ici au lecteur un éclairage sur la dimen­sion péd­a­gogique présente dans la scène actuelle du pays. Comme nous le ver­rons, cette dimen­sion mar­que une série d’initiatives qui se car­ac­térisent par l’expérimentation et l’audace, en même temps qu’elles sont tra­ver­sées par de con­stantes insta­bil­ités et par la pré­car­ité du sou­tien pub­lic.

Nous abor­derons ici la péd­a­gogie des arts de la scène envis­agée, selon un point de vue large, comme une réflex­ion sur les final­ités et les modal­ités de con­nais­sances impliquées dans les proces­sus d’apprentissage des arts de la scène. Des références théoriques issues de mul­ti­ples domaines de con­nais­sance et d’aspects méthodologiques var­iés car­ac­térisent cette péd­a­gogie. Stanislavs­ki, Gro­tows­ki, Bar­ba et, dans le cas du Brésil, Augus­to Boal, sont devenus des met­teurs en scène péd­a­gogues de référence en asso­ciant rad­i­cale­ment l’épuration de leur art à l’épanouissement per­son­nel de ceux qui le pra­ti­quaient.
Ain­si, les principes qui fondent aujourd’hui les pra­tiques des artistes et des enseignants dans ces appren­tis­sages sont le résul­tat d’une vision con­tem­po­raine de la scène qui com­prend, entre autres fac­teurs, une exten­sion de la notion de théâ­tral­ité au-delà des sché­mas étab­lis, la val­ori­sa­tion du tra­vail col­lec­tif, la remise en cause de la rela­tion entre celui qui joue et le spec­ta­teur et enfin la mise en avant de la réflex­ion sur le proces­sus de créa­tion lui-même. Des domaines tels que le théâtre-édu­ca­tion, le théâtre pro­fes­sion­nel ou le théâtre ama­teur, dont les lim­ites étaient jusqu’à récem­ment claire­ment établies, ne sont plus aus­si nets ; les fusions, les croise­ments et les passerelles entre eux met­tent en évi­dence les traces des préoc­cu­pa­tions péd­a­gogiques dont ils sont por­teurs.
Les étab­lisse­ments de l’enseignement pri­maire et sec­ondaire, la for­ma­tion d’acteurs et de danseurs dans des cours spé­cial­isés, les modal­ités d’action cul­turelle pro­mues par des insti­tu­tions publiques, privées et les ONG, les activistes de la société civile, les per­son­nes à besoins spé­ci­fiques, les per­son­nes âgées, les insti­tu­tions telles que les pris­ons2 et les hôpi­taux sont quelques-uns des ter­rains où agis­sent les pro­fes­sion­nels engagés dans des visions péd­a­gogiques de la scène. L’éventail est large et cou­vre à la fois le sys­tème édu­catif et l’éducation dite non formelle. Il s’agit de pra­tiques et de savoirs qui con­tribuent à des modes de sub­jec­ti­va­tion prenant appui sur le car­ac­tère vir­u­lent de l’art, à con­tre-courant de l’estab­lish­ment. Le dia­logue en vue des trans­for­ma­tions sociales, la lutte con­tre les préjugés et les iné­gal­ités et con­tre les modes de vie hégé­moniques dans le cap­i­tal­isme, s’imposent au pre­mier plan. Comme on pou­vait s’y atten­dre, les proces­sus d’apprentissage et de créa­tion tra­ver­sés par de telles valeurs provo­quent – et ce n’est pas plus mal – des malais­es, des ques­tion­nements et des fric­tions.
Dans le cas du Brésil, les uni­ver­sités publiques répar­ties dans tout le pays sont au cœur des avancées sig­ni­fica­tives observées dans ce domaine depuis les années 1970. Les étu­di­ants en licen­cia- tura (diplôme équiv­a­lent à un Bac+4 qui con­fère à son tit­u­laire l’aptitude à l’enseignement) sont for­més comme pro­fesseurs de théâtre ou d’arts du spec­ta­cle par des enseignants eux-mêmes met­teurs en scène, acteurs, scéno­graphes, etc., et simul­tané­ment déten­teurs d’un doc­tor­at3.
La pra­tique et la réflex­ion s’influencent mutuelle­ment, ce qui est ali­men­té par l’accent mis sur la recherche académique et artis­tique dès l’entrée de l’étudiant à l’Université. En réponse à une poli­tique d’encouragement à l’obtention de diplômes de mas­ter et de doc­tor­at dans les étab­lisse­ments publics, la recherche uni­ver­si­taire génère un large éven­tail de pub­li­ca­tions qui con­soli­dent le champ de la péd­a­gogie des arts du spec­ta­cle dans le pays.
L’enseignement des arts (théâtre, danse, musique, arts visuels) est ren­du oblig­a­toire par la loi dans les écoles publiques et privées depuis 1996. Cepen­dant, l’institution sco­laire, au cœur du pro­jet démoc­ra­tique, reflète les pro­fondes iné­gal­ités de la société brésili­enne. D’une part, nous avons des écoles privées très sophis­tiquées qui s’adressent à peu de gens et, d’autre part, il est évi­dent que l’enseignement pub­lic, tou­jours présent dans la rhé­torique des gou­ver­nants, n’est tou­jours pas soumis au respect de la lég­is­la­tion et ne reçoit pas l’attention néces­saire. Des enseignants mal for­més et mal payés tra­vail­lant toute la semaine dans divers­es écoles aux instal­la­tions insat­is­faisantes, con­stituent une sit­u­a­tion de pré­car­ité péd­a­gogique et matérielle qui place le Brésil dans une très mau­vaise posi­tion en matière d’éducation par­mi les nations dites émer­gentes. Ces cir­con­stances expliquent la faible recon­nais­sance sociale des enseignants du pri­maire et du sec­ondaire.

Le manque de mobil­i­sa­tion de la société autour de ces besoins explique en grande par­tie le peu d’intérêt des étu­di­ants récem­ment diplômés pour l’enseignement artis­tique dans la sphère publique.
For­més pour dis­penser les matières Théâtre ou Danse dès la six­ième au col­lège (11 ans) et jusqu’à la ter­mi­nale au lycée (17 ans), peu de jeunes pro­fes­sion­nels sont prêts à faire face aux dif­fi­cultés présentes dans le sys­tème édu­catif.
Le para­doxe est évi­dent : les uni­ver­sités publiques – certes les plus pres­tigieuses – for­ment des pro­fes­sion­nels qui se vouent peu à l’éducation publique des enfants et des jeunes.

Trois axes sont défi­nis par la lég­is­la­tion pour guider l’enseignement : la pra­tique artis­tique, l’appréciation de l’œuvre d’art et la com­préhen­sion de son con­texte his­torique et social. Si cha­cun de ces axes peut devenir le point de départ pour traiter les autres, ce qui est observé en classe est la pri­mauté absolue du pre­mier. À ce jour, la grande influ­ence exer­cée par les défenseurs de la libre expres­sion4, notam­ment dans l’enseignement du théâtre et des arts visuels, se reflète dans les insti­tu­tions sco­laires, se traduisant par un cer­tain laiss­er-faire – nous par­lons là de la pri­mauté de l’expression indi­vidu­elle des enfants et des jeunes, sans tenir compte de la jouis­sance des œuvres, de la per­ti­nence de leur sig­ni­fi­ca­tion sym­bol­ique ou de l’héritage cul­turel qu’elles représen­tent.
Bien que lente­ment et non sans obsta­cles, ce panora­ma est en train de chang­er au cours des dernières décen­nies. En lien avec le développe­ment des man­i­fes­ta­tions théâ­trales con­tem­po­raines qui n’entendent pas pro­mou­voir l’illu- sion, mais plutôt sug­gér­er, ce sont des formes de car­ac­tère ludique qui appa­rais­sent aujourd’hui au pre­mier plan dans les proces­sus avec les enfants et les jeunes à l’école. Man­i­fes­ta­tion de la con­tra­dic­tion féconde entre « d’un côté le plaisir ludique de l’invention, et de l’autre l’expérience esthé­tique de la con­trainte des formes », selon les mots de Pierre Voltz5, les proces­sus d’apprentis- sage et de créa­tion basés sur l’incertitude du jeu et de l’action impro­visée sont la clé de voûte des arts de la scène dans les étab­lisse­ments sco­laires.
Les the­ater games dévelop­pés par l’Américaine Vio­la Spolin dans les années 1960, con­nus dans tout le Brésil grâce aux recherch­es ini­tiées à l’Université de São Paulo, ain­si que les jeux dra­ma­tiques dif­fusés par le Français Jean-Pierre Ryn­gaert6 con­stituent des références pour l’action théâ­trale évo­quée ci-dessus. Les deux modal­ités se dis­pensent de toute exi­gence préal­able à l’acte même de jouer, con­sid­èrent que la disponi­bil­ité pour l’expérience et le car­ac­tère col­lec­tif sont des points cen­traux des proces­sus d’apprentissage et envis­agent l’appréciation des spec­ta­teurs – mem­bres du groupe de joueurs, en alter­nance – comme un fac­teur impor­tant pour le développe­ment artis­tique des par­tic­i­pants.

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