Le sujet et la communauté comme images de la scène

Théâtre
Critique

Le sujet et la communauté comme images de la scène

Le 18 Juil 2021
Isto é um negro? Groupe EQuemÉGosta? São Paulo, 2018. Photo : Rodrigo Oliveira.
Isto é um negro? Groupe EQuemÉGosta? São Paulo, 2018. Photo : Rodrigo Oliveira.

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Isto é um negro? Groupe EQuemÉGosta? São Paulo, 2018. Photo : Rodrigo Oliveira.
Isto é um negro? Groupe EQuemÉGosta? São Paulo, 2018. Photo : Rodrigo Oliveira.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 143 - Scènes du Brésil
143

1.

Je me pencherai ici sur deux œuvres mon­tées par de jeunes artistes en cours de for­ma­tion au sein d’universités situées dans deux dif­férents États du Brésil : le spec­ta­cle Histórias Com­par­til­hadas (His­toires partagées), à l’Université fédérale du Ceará dans la ville de For­t­aleza, dans la région nord-est du pays ; et la pièce Isto é um Negro ? (Ceci est un Noir ?), dans le cadre du cours de for­ma­tion pro­fes­sion­nelle d’acteurs de l’École d’art dra­ma­tique de l’Université de São Paulo, dans la région sud-est. Dans les deux cas, les artistes ont mené au préal­able une vaste recherche, respec­tive­ment doc­u­men­taire et théorique, durant près d’une année. Ils ont égale­ment en com­mun le fait que les proces­sus de créa­tion ont pris place au cours de la péri­ode qui a débuté avec la ges­ta­tion (en 2015) et l’aboutissement (en 2016) du coup d’État con­tre la prési­dente Dil­ma Rouss­eff, démoc­ra­tique­ment élue en 2014 pour son sec­ond man­dat. Le putsch mené par la droite s’est ren­for­cé par la sen­tence d’emprisonnement à l’encontre de Luiz Iná­cio Lula da Sil­va, dirigeant ouvri­er et pop­u­laire, prédécesseur de Rouss­eff qui aurait prob­a­ble­ment été à nou­veau élu prési­dent du Brésil en 2018 si sa can­di­da­ture n’avait pas été ain­si empêchée. Jair Bol­sonaro, homme poli­tique d’extrême droite, gou­verne le pays depuis 2019.
Au sein des secteurs cri­tiques et d’opposition, les ten­sions affleurent. Les désac­cords internes au sein de la gauche s’étaient inten­si­fiés sous les gou­verne­ments du Par­ti des Tra­vailleurs pour appa­raître au grand jour lors des Journées de juin, ces grandes man­i­fes­ta­tions qui ont eu lieu en 2013 dans tout le pays, au car­ac­tère autonome, organ­isées indépen­dam­ment des par­tis ou des syn­di­cats tra­di­tion­nels. Depuis la des­ti­tu­tion de Rouss­eff, les divi­sions n’ont fait que s’accentuer. Les points de vue s’affrontent, aus­si nom­breux que dis­parates, sur les ques­tions pri­or­i­taires autant que sur la légitim­ité de la parole des dirigeants, la représen­ta­tiv­ité de ceux qui s’expriment au nom des opprimés et des lais­sés-pour-compte, les manières d’organiser les luttes, ou encore l’appréhension de l’idée de com­mu­nauté et de sa portée.

Les deux spec­ta­cles com­men­tés ici trait­ent de réal­ités effec­tives. Mais, au-delà de leurs référents dans le monde, ces artistes démon­trent qu’ils por­tent une atten­tion par­ti­c­ulière à la façon de pro­duire des images. Leur autoréflex­ion sur la place sociale et la posi­tion de sujet qu’ils occu­pent intè­grent aus­si les images théâ­trales qu’ils pro­duisent. Les œuvres ne s’en tien­nent pas à invers­er l’ordre hiérar­chique dans des oppo­si­tions comme hétéro­sex­uel-homo­sex­uel, cis­genre-trans­genre, blanc-noir, homme-femme. Plus que cela, elles s’attachent à réalis­er une décon­struc­tion des dual­ismes et des dichotomies.

2.

Le spec­ta­cle Histórias Com­par­til­hadas est ce que l’on appelle au Brésil un Tra­vail de Con­clu­sion de Cours (TCC)1, réal­isé par Ari Areia à la fin de sa for­ma­tion en jour­nal­isme.
Cette brève œuvre théâ­trale d’environ 50 min­utes a été struc­turée à par­tir des car­ac­téris­tiques du théâtre doc­u­men­taire et sem­ble n’avoir exploité qu’une par­tie des témoignages recueil­lis durant la recherche. Areia est l’unique inter­prète2 du spec­ta­cle mis en scène par Eduar­do Bruno et réal­isé par Out­ro Grupo de Teatro.
Durant la pièce, qui reprend le for­mat du jour­nal télévisé comme modal­ité dis­cur­sive, Areia utilise dif­férents moyens pour présen­ter des per­son­nes ayant vécu une tran­si­tion de genre Female to Male. N’incarnant pas les per­son­nages, ce dernier n’est qu’un médi­a­teur et un opéra­teur de média audio­vi­suels. Jeune artiste lui-même cis­genre, Areia a con­science que ce statut de médi­a­teur et d’opérateur exige de lui une série de pré­cau­tions à l’égard des per­son­nes dont il par­le et qui s’expriment elles-mêmes. Le procédé de médi­a­tion qu’il déploie demande de sa part une extrême déli­catesse dans son jeu, qui main­tient une pas­siv­ité délibérée et adopte la plu­part du temps un ton mineur. Le per­former sem­ble aus­si avoir une con­science aiguë du fait que les référents de sa pièce-reportage (autant les sujets dont il par­le que lui-même, acteur-reporter) ne peu­vent se con­stituer théâ­trale­ment comme réels qu’au moyen d’une cer­taine économie des images (coupées et col­lées) et de leur jux­ta­po­si­tion séquen­tielle. Pen­dant qu’Areia effectue en silence une série d’actions en tant qu’opérateur des ressources théâ­trales mobil­isées, on entend la voix grave de l’écrivain trans­sex­uel João W. Nery (décédé en 2018) lire un extrait de son auto­bi­ogra­phie dans lequel il racon­te les douleurs et les espérances qui s’entremêlaient pen­dant sa con­va­les­cence après son opéra­tion de réassig­na­tion sex­uelle3. On ver­ra égale­ment des extraits de films pornographiques au milieu d’un réc­it de Buck Angel, acteur porno trans­sex­uel nord-améri­cain. On accom­pa­g­n­era encore les témoignages et les entre­tiens avec d’autres hommes trans­sex­uels.

Les œuvres ne s’en tien­nent pas à invers­er l’ordre hiérar­chique dans des oppo­si­tions comme hétéro-sex­uel – homo­sex­uel, cis­genre – trans-genre, blanc-noir, homme – femme. Plus que cela, elles s’attachent à réalis­er une décon­struc­tion des dual­ismes et des dichotomies.

Areia a essuyé non seule­ment des cri­tiques, mais aus­si des attaques agres­sives sur Inter­net de la part de groupes con­ser­va­teurs l’accusant d’offenser la reli­gion, pour l’utilisation qu’il fait de l’image de Jésus. Leur accu­sa­tion est-elle fondée ? Quand le spec­ta­teur entre dans la salle du théâtre, l’unique inter­prète est déjà sur scène, vêtu d’un cos­tume noir, por­tant des chaus­sures noires elles aus­si. Son atti­tude est à la fois formelle et dis­crète. Il est assis, à l’extrémité gauche de la scène, en silence, il lit sim­ple­ment le livre qu’il tient entre les mains. À côté de lui, une petite étagère à deux tablettes. Sur celle du dessus, un téléviseur et, au-dessous, une petite sculp­ture représen­tant un Jésus mis­éri­cordieux. Aucun élé­ment matériel autour d’elle ne saurait con­stituer, par sa prox­im­ité, le signe d’une oppo­si­tion offen­sive à l’image religieuse. Ensuite, quand l’acteur retire du sang de son bras à l’aide d’une seringue pour le répan­dre sur l’image de Jésus, aucune agres­siv­ité ne transparaît dans sa pos­ture. À l’égard de l’icône sacrée, Areia adopte la même atti­tude sobre et respectueuse que vis-à-vis des sujets des dif­férents épisodes de la pièce.
Dès le début, on voit au cen­tre de la scène deux bon­bonnes d’eau de vingt litres. La pre­mière, rose, est pleine. L’autre, de couleur bleue, est vide.

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