« Parfois la nouveauté est là où on ne l’attend pas »

Entretien
Théâtre

« Parfois la nouveauté est là où on ne l’attend pas »

Le 18 Jan 2022
Tract de Toute nudité sera châtiée (Toda nudez será castigada, Nelson Rodrigues), traduit par Angela Leite Lopes, mis en scène par Alain Ollivier, Studio-Théâtre de Vitry, 1999.
Tract de Toute nudité sera châtiée (Toda nudez será castigada, Nelson Rodrigues), traduit par Angela Leite Lopes, mis en scène par Alain Ollivier, Studio-Théâtre de Vitry, 1999.
Tract de Toute nudité sera châtiée (Toda nudez será castigada, Nelson Rodrigues), traduit par Angela Leite Lopes, mis en scène par Alain Ollivier, Studio-Théâtre de Vitry, 1999.
Tract de Toute nudité sera châtiée (Toda nudez será castigada, Nelson Rodrigues), traduit par Angela Leite Lopes, mis en scène par Alain Ollivier, Studio-Théâtre de Vitry, 1999.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 143 - Scènes du Brésil
143

Entre­tien avec les tra­duc­tri­ces Angela Leite Lopes et Alexan­dra Mor­eira da Sil­va

Angela Leite Lopes : J’ai com­mencé à traduire des pièces brésili­ennes en français en 1985. Je fai­sais une thèse de doc­tor­at, à Paris 1, sur le trag­ique dans l’œuvre de Nel­son Rodrigues, auteur qui était alors incon­nu en France. Aucune de ses pièces n’avait été ni traduite, ni présen­tée en France. Alors, pour que les éventuels lecteurs de ma thèse puis­sent avoir un accès direct à ses pièces, sans être lim­ités aux cita­tions faites dans mon texte, j’ai traduit en annexe deux pièces de Rodrigues : Sen­ho­ra dos Afo­ga­dos (Dame des noyés) et Doroteia (Doroteia).

J’ai soutenu ma thèse en décem­bre 1985, et là je me suis dit : c’est main­tenant que le tra­vail com­mence. Je voulais en fait que Rodrigues soit con­nu du pub­lic et des artistes de théâtre français.

Peu de temps après, à Rio, j’ai eu la chance de ren­con­tr­er Paule Thévenin, à qui j’ai don­né mes tra­duc­tions. Elle les a fait lire à Maria Casarès et à Alain Ollivi­er. Quelques années plus tard, Louis-Charles Sir­jacq, qui était un des directeurs de la col­lec­tion « Le Réper­toire de Saint-Jérôme », chez Chris­t­ian Bour­go­is, m’a com­mandé la tra­duc­tion de Val­sa nº 6 (Valse nº 6), qui est parue en 1990 dans un vol­ume avec Dame des noyés. Puis j’ai égale­ment traduit d’autres auteurs, dont Plínio Mar­cos et son Dois per­di­dos numa noite suja (Deux per­dus dans une nuit sale), qui a fait l’objet de quelques lec­tures mis­es en espace. Mais, c’est surtout le tra­vail sur l’œuvre de Rodrigues qui me pas­sionne.

J’ai reçu, par la suite, plusieurs com­man­des de tra­duc­tion de pièces de Rodrigues : A ser­pente (Le Ser­pent), O bei­jo no asfal­to (Le Bais­er sur l’asphalte), Toda nudez será cas­ti­ga­da (Toute nudité sera châtiée) et Per­doa-me por me traíres (Par­donne-moi de me trahir), celle-ci traduite avec Thomas Quil­lardet.

Je pense qu’il y a chez Rodrigues, qui n’est pas un auteur facile, une con­tri­bu­tion tou­jours actuelle et impor­tante pour le théâtre. Le trag­ique est la base de son théâtre. J’aime tou­jours soulign­er le fait qu’il invente lui-même des caté­gories pour définir ses pièces. La plu­part sont des tragédies ou des tragédies car­i­o­cas. Mais Toute nudité sera châtiée, il l’appelle « obses­sion en trois actes », j’adore ça ! Os Sete Gat­in­hos (Les sept cha­tons), c’est une « divine comédie ». Doroteia, c’est une « farce irre­spon­s­able ». Ces sous-titres ne sont pas aléa­toires. C’est en effet la tra­di­tion dra­maturgique qu’il est en train de met­tre en jeu, de manière tout à fait con­sciente, dans son œuvre. Et quand il dit que ses pièces sont des tragédies, il s’insère dans une tra­di­tion qui n’a pas de nation­al­ité et qui s’est dévelop­pée au long des siè­cles. On pour­rait donc dire que Rodrigues n’est pas un auteur brésilien, c’est un auteur du XXe siè­cle qui apporte sa vision du théâtre, une vision très sub­tile.

Alexan­dra Mor­eira da Sil­va : Mon pro­pre par­cours de tra­duc­trice de pièces brésili­ennes s’est con­stru­it en deux temps. Le point de départ, c’est l’amour de la langue, des langues, et celui du théâtre. Il  se trou­ve que j’ai dévelop­pé les deux en par­al­lèle depuis très longtemps. À une époque, j’ai été dra­maturge asso­ciée à une com­pag­nie et à un théâtre au Por­tu­gal : c’est là que j’ai com­mencé à faire mes pre­mières tra­duc­tions, du français vers le por­tu­gais. Le pre­mier auteur que j’ai traduit a été Jean-Luc Lagarce. Depuis, je ne traduis que du théâtre ou des essais sur le théâtre. C’est un peu comme respir­er : c’est un besoin, c’est ce que je fais avec le plus de plaisir et de naturel. C’est une grande évi­dence dans ma vie.

Pour ce qui est de la tra­duc­tion d’auteurs brésiliens, j’y suis venue beau­coup plus tard, à par­tir du moment où j’ai inté­gré le comité luso­phone de la Mai­son Antoine Vitez (Cen­tre inter­na­tion­al de la tra­duc­tion théâ­trale) et que j’ai ren­con­tré Angela. Dans le cadre d’un pro­jet de dif­fu­sion de théâtre brésilien con­tem­po­rain porté par la Mai­son Antoine Vitez et la Mous­son d’été en 2005, j’ai traduit une pièce de Cami­lo Pel­le­gri­ni, Rouge. Ce fut une très belle expéri­ence, en par­ti­c­uli­er parce que je suis por­tu­gaise et que le por­tu­gais du Brésil est dif­férent de celui du Por­tu­gal : je ne suis donc jamais très à l’aise lorsque je traduis une pièce brésili­enne. D’ailleurs, je ne peux pas traduire du Français vers le por­tu­gais du Brésil, c’est impos­si­ble — l’inverse est pos­si­ble, mais j’ai tou­jours besoin d’être en con­tact avec mes amis brésiliens, dont Angela, à qui je peux pos­er des ques­tions, faire relire une phrase, une réplique… L’idéal pour quelqu’un qui ne maîtrise pas com­plète­ment le por­tu­gais du Brésil, ou le por­tu­gais du Brésil con­tem­po­rain (car c’est encore autre chose), c’est de traduire des auteurs brésiliens vivants et de tra­vailler avec eux. Avec Cami­lo Pel­le­gri­ni, à l’époque, on a pu tra­vailler ensem­ble, dans un vrai dia­logue entre un auteur et une tra­duc­trice. Telle a donc été ma pre­mière expéri­ence ; mais je n’ai pas traduit beau­coup d’auteurs brésiliens : j’ai co-traduit Abné­ga­tion (Abne­gação) d’Alexandre Dal Far­ra (la pièce a été sélec­tion­née dans le cadre de la Mous­son d’Été ; on m’a alors pro­posé de la traduire, ce que j’ai accep­té), et Nel­son Rodrigues dans le cadre du pro­jet d’édi­tion de deux de ses pièces aux Soli­taires intem­pes­tifs — j’ai traduit La Défunte (A Fale­ci­da) avec Marie-Amélie Robil­lard, tan­dis qu’Angela et Thomas Quil­lardet tradui­saient Par­donne-moi de me trahir (Per­doa-me por me traires). 

Con­cer­nant Nel­son Rodrigues, je suis tout à fait d’accord avec Angela : c’est un auteur majeur qui, d’un point de vue dra­maturgique, a énor­mé­ment anticipé les dif­férentes muta­tions et réin­ven­tions de la forme dra­ma­tique, en par­ti­c­uli­er toutes ces formes qui relèvent de ce que Jean-Pierre Sar­razac a appelé « les dra­matur­gies du fait divers » qui met­tent en œuvre « l’art du détour » — des formes à pro­pos desquelles on évoque sou­vent des auteurs européens récents, alors qu’on les trou­ve déjà chez Rodrigues dès les années 1940. Il s’agit donc pour moi d’un auteur absol­u­ment incon­tourn­able, qui mérite d’être con­nu en Europe et qui ne l’est pas, mal­gré tous les efforts d’Angela et d’autres tra­duc­teurs ou met­teurs en scène qui ont essayé de le faire con­naître. Le pub­lic européen résiste à cette dra­maturgie. Moi-même j’essaye de la tra­vailler, dans le cadre de mes cours à l’université, à par­tir des tra­duc­tions qui exis­tent, et je dois avouer que ce n’est pas tou­jours facile.

Angela, les pre­mières mis­es en scène en France de pièces de Nel­son Rodrigues ont été celles d’Alain Ollivi­er. Com­ment ont-elles été reçues ?

Angela Leite Lopes : Il faut com­mencer par dire à quel point la con­tri­bu­tion de Rodrigues est impor­tante car elle met aus­si en lumière toute la ten­sion qui existe dans le rap­port inter­cul­turel, notam­ment entre la France et le Brésil. La France est curieuse, elle a d’ailleurs des insti­tu­tions qui per­me­t­tent les échanges et qui per­me­t­tent surtout aux artistes français d’aller dans le monde. Mais cette curiosité n’est pas for­cé­ment une ouver­ture.

Alain Ollivi­er avait choisi d’introduire Rodrigues en France avec la mise en scène d’Ange Noir, dans la tra­duc­tion de Jacques Thiéri­ot, pièce qui racon­te une his­toire entre un noir et une blanche, et qu’il con­sid­érait comme le mythe de la fon­da­tion du Nou­veau Monde. En choi­sis­sant cette pièce, Ollivi­er croy­ait que les Français allaient y iden­ti­fi­er toute la ques­tion de la coloni­sa­tion et de l’esclavage qu’elle traite,  le crime colo­nial. Il y a un très bel arti­cle d’Ollivier, pub­lié dans le dossier sur Nel­son Rodrigues que nous avons conçu, lui et moi, en 1999 pour le numéro 146 de la revue Théâtre/Public, où il par­le de ce choix, et de son énorme décep­tion quand il s’est aperçu que cette iden­ti­fi­ca­tion n’a pas eu lieu. C’est que la ques­tion de la coloni­sa­tion n’est pas résolue pour les Français, ils la refoulent et ne se ren­dent pas compte qu’ils sont encore un pays colo­nial. Cette sit­u­a­tion, à la fois sub­tile et com­plexe, a des con­séquences d’ordre poli­tique, bien sûr, avec les ques­tions liées à l’immigration et au ter­ror­isme, mais elle a surtout des con­séquences de l’ordre de l’imaginaire, dans la manière dont les œuvres étrangères sont lues et perçues. Et on trou­ve des échos de cette sit­u­a­tion dans la manière dont Rodrigues est perçu en France, Très sou­vent, en ce qui le con­cerne, la pre­mière réac­tion est de le lire comme quelque chose qu’on con­naît déjà. Je me sou­viens très bien de la réac­tion de Flo­rence Delay, une des direc­tri­ces de la col­lec­tion chez Chris­t­ian Bour­go­is. Elle m’a dit quelque chose comme : « Finale­ment, j’aime bien ! On croit que c’est une chose, et puis… ce n’est pas ça du tout ! »

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Maria Clara Ferrer
Maria Clara Ferrer est metteure en scène, dramaturge, traductrice et enseignante-chercheuse au sein du Département...Plus d'info
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