Comment rester vivant.es ?

Opéra
Parole d’artiste

Comment rester vivant.es ?

Le 7 Sep 2021
Où es-tu Mélisande ?, Maeterlinck, Debussy, CNSMDP, 2021. Photo Magid Mahdi
Où es-tu Mélisande ?, Maeterlinck, Debussy, CNSMDP, 2021. Photo Magid Mahdi
Où es-tu Mélisande ?, Maeterlinck, Debussy, CNSMDP, 2021. Photo Magid Mahdi
Où es-tu Mélisande ?, Maeterlinck, Debussy, CNSMDP, 2021. Photo Magid Mahdi
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 144-145 - Opéra et écologie(s)
144 – 145

En novem­bre dernier, dans la tour­mente du recon­fine­ment, cette ques­tion con­te­nait toutes les autres. La pré­car­ité à laque­lle les élèves fai­saient face, dans un quo­ti­di­en inédit qui s’installait pour dur­er, dou­blée des affres d’une vie pro­fes­sion­nelle d’avance mar­quée du sceau d’une crise économique et cul­turelle sans précé­dent, lais­sait peu de place à une réflex­ion de fond. Le temps lui, pour­tant, nous en était don­né. Nous sommes parvenu.es à tor­dre le cou rapi­de­ment à la ques­tion de l’utilité, du sens, qui ne pou­vait se pos­er vrai­ment, tant elle était chahutée par un brouha­ha sur l’essentiel et l’inessentiel qui, sat­u­rant les réseaux soci­aux, risquait de nous arrêter défini­tive­ment dans un aquoi­bon­isme d’hibernation. J’ai assumé qu’il n’y a pas de civil­i­sa­tions sans his­toires, et que c’est à nous de tenir les con­tes. Les élèves ont eu la grâce d’accepter cette prémisse. Nous nous sommes donc penché.es sur les gestes qui demeu­raient pos­si­bles, et, à nous, néces­saires dans ce monde de bar­rières.

Où es-tu Mélisande ?, Maeter­linck, Debussy, CNSMDP, 2021. Pho­to Magid Mah­di

La vague des cap­ta­tions sauve-qui-peut aggra­vait la frus­tra­tion d’une longue sépa­ra­tion d’avec le pub­lic : eux comme moi pein­ions à regarder ce flux. On y exigeait trop sou­vent de nous de faire sem­blant d’être dans la salle, alors que nous étions devant un écran qui était déjà devenu notre lien prin­ci­pal avec le monde du tra­vail, avec nos proches, avec l’actualité. C’est sur l’absurdité de cette con­ven­tion, qui con­damnait d’avance ce que nous regar­dions à n’être qu’un pis-aller, qu’une réflex­ion a pu s’amorcer. Simul­tané­ment, éthique et pra­tique ont cher­ché et trou­vé leur place à l’occasion des cours col­lec­tifs de dra­maturgie en visio­con­férence, si loin, si proche. Com­ment rester vivants ? Com­ment ne pas ajouter du bruit au bruit en réal­isant une énième cap­ta­tion devant une salle vide ? En con­damnant d’autres à devenir ce pub­lic sim­u­la­teur que nous ne sup­por­t­ions pas d’être ? Com­ment faire pour jouer sans pub­lic ? S’essayer à un espace de jeu qui ne réclame pas la présence du pub­lic ? Et très vite aus­si, la ques­tion des data cen­ters est apparue. Com­ment ne pas nour­rir le mon­stre ? Il n’était pas ques­tion de sor­tir d’un sys­tème auquel nous appartenons. L’école est une insti­tu­tion, pas un no man’s land. Mais alors que la direc­tion du CNSMDP redou­blait de vig­i­lance pour éviter une nou­velle fer­me­ture, but essen­tiel pour tou.tes et dont chacun.e avait con­science, il a été pos­si­ble de rap­pel­er qu’avant de jouer pour un pub­lic, nous jouions avec et pour nos parte­naires. L’appel du dehors est tou­jours très puis­sant pour les élèves de Mas­ter, et c’est heureux. Mais dans le cadre de cette crise, démul­ti­pliée juste­ment par le peu de cas que nous faisons à présent des dis­tances, les élèves mesuraient tout à coup com­bi­en il y avait à faire ici, entre nous, avant de pren­dre des trains et des avions pour répan­dre la bonne parole de l’art et de la cul­ture dans un monde sans fron­tières appar­entes. Fonc­tion­ner en cir­cuit court, voire très court au sein de l’école, là où se nouent les ami­tiés, où se mail­lent les réseaux, où germe la pra­tique musi­cale de demain, soudain n’est plus apparu comme une perte de temps, un manque d’ambition ou une nég­li­gence à pré­par­er son inser­tion dans le milieu pro­fes­sion­nel. L’école n’était plus « en atten­dant », en sus, elle rede­ve­nait le lieu où ça se trans­forme, l’athanor.

Nous avons renon­cé au pro­jet conçu pen­dant le con­fine­ment : un spec­ta­cle de retrou­vailles, de grande table famil­iale à douze con­vives autour de Gian­ni Schic­chi de Puc­ci­ni. Au-delà des pro­to­coles san­i­taires qui en inval­idaient la réal­i­sa­tion, l’heure n’était pas à la comédie ni aux affaires d’héritage entre humains. En m’appuyant sur le réper­toire que les élèves pré­paraient, j’ai pro­posé un tra­vail avec Pel­léas & Mélisande de Debussy pour matière. Pour forme, une web-série en six épisodes d’une ving­taine de min­utes cha­cun. Soit un objet artis­tique et péd­a­gogique qui prend en compte son sup­port, l’écran.

Où es-tu Mélisande ?, Maeter­linck, Debussy, CNSMDP, 2021. Pho­to Magid Mah­di

Cette idée a été accueil­lie avec curiosité, ent­hou­si­asme et réac­tiv­ité à tous les niveaux dans l’école (direc­tion, admin­is­tra­tion, tech­nique, classe d’arrangement de Cyrille Lehn, élèves instru­men­tistes et bien sûr, ser­vice audio­vi­suel). L’Opéra de Paris nous a fourni les quelques meubles dont nous avions besoin : le CNSMDP n’ayant pas de réserve de décors, le prêt est la solu­tion la plus saine. Un parte­nar­i­at avec l’École Esti­enne a été le lieu d’élaboration de scéno­gra­phies aug­men­tées, dans lesquelles une par­tie des scènes filmées seraient incrustées.

Pour les cos­tumes égale­ment, prêt et débrouille. Il y a longtemps que nous ne voulons plus jeter ni com­man­der très loin des choses sans devenir… La fer­me­ture de nom­breux com­merces pen­dant la pré­pa­ra­tion du tour­nage a encore accen­tué notre vig­i­lance à cet endroit. En marge de cette économie respon­s­able, une fil­i­a­tion mag­nifique se nomme quand un.e élève lit sur l’étiquette de son cos­tume le nom d’un.e autre élève, qui a quit­té l’école depuis longtemps pour « entr­er dans la car­rière ».

Avec Pel­léas et Mélisande, tout un monde s’est engouf­fré dans notre salle de cours. Un monde de forêt, de mer, d’eau, auquel les élèves ont encore ajouté en pro­posant du réper­toire con­nexe, lui aus­si « en extérieur ». C’est dans cet apport, avec O Soli­tude de Pur­cell, que Paul a nom­mé le cou­ple « crise écologique », désor­mais insé­para­ble :

Que mes yeux sont con­tents

De voir ces bois, qui se trou­vèrent

À la nativ­ité du temps,

Et que tous les siè­cles révèrent,

Être encore aus­si beaux et verts

Qu’aux pre­miers jours de l’univers

Jusqu’au terme de leur car­rière et de leur vie, les deux mots liés, « crise écologique », indis­so­cia­bles de l’évocation de la nature dans leur art. Mais quand Marine, chan­tant le rôle de Mélisande, l’a définie du seul mot de « vivante », j’ai bien cru voir pass­er l’écoféminisme sous la forme de l’ombre d’une blanche biche, furtive…

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Emmanuelle Cordoliani
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Emmanuelle Cordoliani
Emmanuelle Cordoliani joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle est également...Plus d'info
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